« Le défaut atavique de la
gauche, c’est l’assistanat. Le défaut atavique de la droite, c’est la
rente. »
Cet aphorisme de Louis Pauwels était déjà une grille de lecture fort
pertinente il y a quelques dizaines d’années. De nos jours, où les lignes
politiques des deux camps traditionnels se sont déplacées et brouillées,
l’aphorisme reste intact dans sa signification et permet d’y voir clair
vis-à-vis des pièges que nous devons éviter. Qui plus est, la marque d’un
esprit fort est de ne pas oublier de donner un coup de griffe à son propre
camp, de savoir se remettre en question, ce qu’aucun des grands partis
traditionnels ne sait plus faire.
La France se retrouve aujourd’hui enserrée entre deux positions intenables,
souvent caricaturales. Les adeptes d’une puissance étatique forte ne veulent pas
admettre que son poids, son coût de fonctionnement et surtout son inertie et
ses gaspillages ne sont plus tenables. Je précise tout de suite que je suis un
fervent partisan d’une puissance publique forte et interventionniste. Mais les
tenants de ce rôle important de l’état négligent trop souvent de comprendre
comment une administration peut devenir une bureaucratie.
Une bureaucratie naît de la lente dérive d’une administration, qui laisse s’installer
en son sein des pouvoirs locaux dont l’objectif premier est de se générer sa
propre activité, indépendamment de l’intérêt public et des administrés. Par exemple,
le délire d’inflation réglementaire en France provient de cette mécanique de la
bureaucratie : édicter un nouveau règlement devient une fin en soi, car c’est
un indicateur d’activité permettant à un service de Bercy de se mettre en
valeur face à des services concurrents. Produire des règlements devient le
moyen privilégié d’affirmation de son existence. De tels services peuvent
tourner en boucle fermée jusqu’à même être « débordés » selon leur
logique interne, et demander sans cesse des ressources supplémentaires même si
leur activité n’a plus rien à voir avec l’intérêt de leurs administrés.
Les chefs de tels services sont souvent des roitelets, et c’est au sein de
telles entités que l’on rencontre rapidement toutes les formes de l’abus de
pouvoir : népotisme, clientélisme, voire franche corruption. Ces services
deviennent de véritables noyaux durs, au fonctionnement opaque, assurant un
certain confort à leurs membres, qui touchent un salaire pour des activités qu’ils
auto-proclament sans forme de contrôle. Toute administration doit être
constamment vigilante vis-à-vis de ce travers récurrent qui la guette, car la
tentation est grande de détourner ainsi le fonctionnement public pour un
important confort personnel. La puissance publique en France ne souffre pas de
l’importance des investissements que l’on consacre à chaque ministère, mais du
fait que ces investissements sont perdus dans l’alimentation de telles structures
parasites. Voici pour l’assistanat.
Face à cela, les néo-libéraux ont beau jeu de dénoncer les carences de l’état.
Et dans leur monde binaire la seule solution est limpide : elle consiste à
se jeter dans les bras de la régulation par le seul marché, et dans le démantèlement
drastique de pans entiers de la puissance publique.
Sans redéployer tous les arguments afférents, ce que ces dévots ne voient
pas est que le néo-libéralisme n’est en rien un gage d’efficacité : il
ressemble de plus en plus à la brutale économie de rente du XIXème siècle,
visant à faire capter par des hommes qui ne le méritent plus du tout l’initiative
et la valeur d’hommes bien meilleurs qu’eux. Je ne rentrerai pas plus avant
dans la démonstration du fait que le libéralisme sans frein converge
infailliblement vers cette autre forme de parasitisme qu’est l’économie de
rentiers. J'ai déjà abondamment traité le sujet à travers les articles suivants :
Le néo-libéral est tout aussi myope et non lucide sur la dérive naturelle d’une
économie totalement dérégulée vers un monde de faussaires et d’imposteurs - non
d’hommes entreprenants et dynamiques - que l’inconditionnel de l’état ne l’est
sur la dérive naturelle des administrations en bureaucraties.
L’économie véritablement efficace, celle qui met en avant et récompense les
entrepreneurs et innovateurs, est incompatible avec la « concurrence pure
et parfaite », du fait d’un mécanisme mis en lumière par Joseph
Schumpeter, montrant que concurrence et création de valeur sont deux forces
contradictoires qu’il faut maintenir en tension équilibrée pour un bon
fonctionnement de l’économie.
Cette tension créatrice requiert au passage un fort interventionisme de l’état
dans l’économie pour protéger et stimuler l’innovation, comme le font du reste
très bien les Etats-Unis, l’un des pays les plus interventionnistes au sein des économies de marché. Contrairement aux rêveries des néo-libéraux – ils n’ont
généralement jamais mis les pieds longtemps en entreprise – c’est l’alliance du
secteur privé et d’un secteur public fortement interventionniste qui crée les
conditions d’une économie efficace.
L’aphorisme de Pauwels est très éclairant. Car ces deux protagonistes, l’inconditionnel
de l’état et le néo-libéral, ne sont opposés qu’en apparence. Ils présentent
finalement le même défaut : celui du parasitisme, décliné selon les deux
principales variantes de l’assistanat et de la rente. Un travers très humain
qui consiste finalement à capter le maximum de ressources des autres sans faire
grand-chose soi-même.
La France est enserrée très fermement aujourd’hui dans la tenaille de ces
deux parasitismes. Il faut donc réformer l’état sans pour autant verser dans la
religion de la dérégulation et des lendemains qui chantent du néo-libéralisme.
Certains imbéciles patentés de la presse française, qui croient connaître le
monde de l’entreprise mais ne connaissent que le bavardage formaté de leurs
salles de rédaction, devraient y penser un tant soit peu, avant de nous
infliger leurs panégyriques libéraux.
Deux initiatives permettraient de desserrer un peu les pinces de la
tenaille :
- Appliquer un principe de « pollueur – payeur » aux administrations, en considérant que de nouveaux règlements sont une pollution. Les administrations seraient tenues de remplir elles-mêmes les formulaires qu’elles exigent des entreprises, notamment des PME qui ont peu de moyens, non de les leur faire remplir. Et l’indicateur d’activité et de reconnaissance ne serait pas le nombre de règlements édictés, mais le nombre d’aides que l’administration a apportées en remplissant les formulaires et effectuant les démarches à la place des entrepreneurs. Avec une telle mesure, l’inflation administrative s’arrêterait très rapidement.
- Faire intervenir la puissance publique pour stimuler et protéger nos entreprises les plus innovantes dans le domaine du numérique. Notamment protéger beaucoup mieux leur propriété intellectuelle à l’international, sponsoriser leur activité, par des financements, des infrastructures ou du matériel. Enfin créer une filière de développeurs informatiques d’élite, ceux-ci étant souvent déconsidérés et insuffisamment rémunérés dans les grands groupes français, incapables de comprendre que la création de valeur peut varier de 1 à 100 selon la qualité du développeur. C’est un trait récurrent du néolibéralisme que de préférer l’apparence de l’efficacité à l’efficacité véritable.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire