Même le vide a ses raisons, que
la raison n’ignore pas. Il y a bien un message véhiculé par nos sociétés
modernes, que nous devons décrypter
La plupart des critiques de notre société post-moderne, et partant de ce
que sont devenues nos démocraties occidentales, dénoncent une ère du vide.
La tentation d’un retour à des régimes autoritaires ou la fascination
exercée par les différentes formes de luttes violentes contre nos démocraties –
à commencer par l’islamisme – seraient dues à la vacuité de nos propres
sociétés, à leur incapacité à donner du sens à la vie en communauté.
Les arguments en faveur de cette thèse sont connus : l’individualisme
forcené du monde moderne, son consumérisme comme but en soi, son règne des
apparences du spectacle et de la frivolité participeraient de cette éviction
du sens. Il n’y aurait nul but autre que réaliste et commercial, et pour les
défenseurs irréductibles du post-modernisme ceux qui prétendraient le contraire
doivent être taxés de dangereux idéalisme.
Ce débat a suscité plusieurs prises de position. Alain Finkielkraut fut
l’un des premiers à avoir dénoncé avec talent cette dérive de nos sociétés
modernes dans « La défaite de la pensée ». Il anticipa notamment l’un
des pires travers de notre nouveau monde : n’aller dans le sens que de ce qui
remporte un succès marchand, quelles que soient les valeurs que cette chose
véhicule.
Une telle attitude pousse à un complet relativisme moral, justifiant toute
compromission à partir du moment où celle-ci bénéficie d’un chiffre élevé de
ventes ou d’audience. Récemment, nous avons vu les autorités les plus
officielles du pays flatter un rappeur véhiculant les messages les plus –
comment dirais-je, nauséabonds – sous prétexte que son chiffre d’audience et de
vente est élevé auprès de la jeunesse.
Nous regagnons ainsi le monde des sophistes, de la démagogie reine, d’un
opportunisme surclassant toute exigence morale. « La défaite de la
pensée » avait anticipé ce travers avec des décennies d’avance, et son
auteur doit en être loué.
D’autres auteurs, se targuant de représenter la tradition libérale qu’ils
devraient pourtant relire, reconnaissent ces travers mais n’y voient qu’un
désagrément secondaire. Le vide est pour eux chose bénéfique, car synonyme de liberté
: ils nous invitent à célébrer la fin de toutes les idéologies autoritaires et
prescriptrices, seules responsables selon eux des drames du siècle passé. Ils voient
dans le vide ce qui est précisément une absence de contraintes, une invitation
pour l’homme à définir ses propres buts.
L’ère du vide est selon eux l’atteinte d’une maturité nous ouvrant l’espace
du choix responsable. Ceux à qui ce vide donne le vertige doivent faire un
effort pour se prendre en main, plutôt que de se réfugier dans des idéologies
rassurantes par leur totalitarisme. L’annihilation de tout idéal politique par
le réalisme marchand se paie d’après eux de quelques à-côtés triviaux et
déplaisants, mais sans comparaison possible avec la vaccination qu’elle garantit
contre les idéologies politiques. Au point que certains d’entre eux en sont
venus à prophétiser la fin de l’histoire à travers nos démocraties libérales
régies par le marché, meilleur des mondes possibles nous débarrassant des
idéaux néfastes.
J’accorde à ces penseurs un seul point : le vertige du vide est
probablement ce que ressentent les pseudo-révolutionnaires de tous poils,
actuellement gaucho-islamistes, par leur incapacité à assumer le poids de leur
propre liberté.
Ils se trompent en revanche lourdement sur deux arguments décisifs. En
premier lieu, ils ignorent que nos démocraties libérales ont profondément muté.
Ils voient encore en celles-ci les héritières de la tradition des lumières et
du rationalisme critique.
La bataille est pour eux trop simple : il suffit de se draper dans le
manteau du monde libre contre les barbaries qui le menacent. Ils ne voient
qu’un aspect des choses – véridique mais hémiplégique – celui des voix
doucereuses de la tyrannie nous incitant à nous défaire de notre raison et à
haïr notre tradition de liberté.
Ils ne voient pas que les ennemis des lumières se trouvent à deux
endroits : le plus visible et le plus évident sous la forme des barbaries
archaïques et le second dans nos propres sociétés, qui ont tourné le dos depuis
un peu plus de 30 ans à l’exercice de la raison critique, pour pratiquer un
mode de gouvernement se voulant civilisé, mais foulant chaque jour un peu plus
aux pieds les fondements de la démocratie.
Pour en prendre conscience, voici un texte très éclairant, rédigé dès
1998 :
« Les marchés financiers
mondiaux échappent largement au contrôle des autorités nationales ou
internationales. Je considère que cet état de fait est à la fois malsain et
intenable. Les marchés sont instables par nature, et il y a des exigences
sociales qu'on ne peut satisfaire lorsqu'on laisse aux forces du marché une
liberté totale.
Malheureusement, cette analyse
n'est pas partagée. Au contraire, on pense généralement que les marchés se
corrigent d'eux-mêmes, et qu'une économie mondiale peut prospérer sans que l'on
construise en parallèle une véritable société mondiale. On affirme que
l'intérêt commun n'est jamais mieux servi que quand chacun veille à son propre
intérêt ; que les tentatives pour préserver le bien collectif ne font que
perturber les mécanismes du marché.
Ce courant de pensée était appelé
le " laisser-faire " au XIXe siècle, je lui ai trouvé un meilleur nom
: l'intégrisme du marché […]
Ma thèse est que l'extrémisme du
marché constitue aujourd'hui, pour une société libre, une menace beaucoup plus
importante que toutes les idéologies totalitaires. »
Qui parle ainsi pour remettre à ce point en question certaines pierres
angulaires de nos sociétés modernes ? Et qui va jusqu’à voir dans notre
mode de fonctionnement économique un danger supérieur à celui des
totalitarismes qui nous menacent directement ? S’agit-il d’un marxiste
militant, d’un altermondialiste qui professe la haine de l’occident ?
Non, l’auteur de ces lignes est Georges Soros, dans son ouvrage « La
crise du capitalisme mondial », sous-titré « l’intégrisme des
marchés ». C’est-à-dire l’un des plus fins connaisseurs des rouages
financiers de nos sociétés, au cœur de la compréhension de notre monde moderne.
L’on peut reprocher à Soros le comportement assez cynique de tirer parti de
ce qu’il dénonce, car il s’est illustré par l’une des actions spéculatives les
plus dévastatrices de la décennie contre la monnaie britannique. Il ne m’est
guère sympathique pour cette raison. En revanche, il est notable qu’un homme
qui connaît bien mieux les réalités économiques que ceux qui professent la vacuité
heureuse précédemment décrite, s’exprime en termes aussi tranchés.
De manière très cocasse, les épigones du vide font souvent profession de
« réalisme », mais s’avèrent n’être généralement que des théoriciens
jamais sortis de leur université ou de leur cabinet d’analyse. S’ils s’étaient
frottés véritablement au monde de l’entreprise, pas seulement en lui rendant
visite ou en le conseillant de loin, mais en étant un salarié dont la survie
matérielle, celle de son conjoint et de ses enfants dépendent directement de
son employeur, ils deviendraient lucides sur l’aspect tout théorique de leur
« liberté ».
C’est la leur deuxième grande erreur. Leur éloge du vide comme réceptacle
de la liberté de choix fleure bon l’idéalisme kantien, une conception du libre
arbitre adaptée à la maturité d’un adolescent. Beaucoup de ceux qui
s’intéressent à l’histoire de la pensée sont kantiens dans leur jeunesse, puis
deviennent spinozistes avec la maturité.
Car une fois de plus, Spinoza avait raison. Le vide n’existe pas, il n’a
jamais existé. Nous vivons dans un monde « plein ». Il y a toujours
un sens, toujours des raisons, à toutes choses, y compris à la société
post-moderne et à son apparente futilité.
Le libre arbitre ne nait pas d’un vide qui nous ferait poser nos choix
purs, comme en suspension. Le monde est traversé sans cesse de courants, de
forces et de rapports de force. Ce n'est que lorsque les pouvoirs et les
contre-pouvoirs du monde sont suffisamment diversifiés et équilibrés qu’une
mince frange permettant la liberté apparaît.
Seul un idéalisme douçâtre peut poser un libre arbitre humain totalement
indépendant des conditions pratiques d’exercice de sa liberté. Le bien précieux
et fragile qu’est la liberté n’apparaît que lorsque des pouvoirs qui se
révéleraient chacun implacables à eux seuls tiennent en équilibre en
s’affrontant et se compensant. Le remède au pouvoir tyrannique n’est pas
l’affirmation naïve et adolescente de la liberté nue, mais le contre-pouvoir.
A ceux qui nous opposeraient l’argument sartrien que nous sommes toujours
libres de choisir dans des situations que nous n’avons pas choisies, il faut
faire remarquer que l’application de cette maxime implique d’aller jusqu’au
sacrifice de sa propre vie pour montrer que l’on ne peut nous imposer des choix,
si la pression des événements devient maximale.
C’est là la liberté de l’irresponsable lorsqu’il a charge d’âmes.
L’idéalisme du libre arbitre est une philosophie pour jeune célibataire n’ayant
pas d’enfants à charge. Dans des cas extrêmes, l'on peut encore l’appliquer si
des fondamentaux de la dignité humaine sont en jeu : le but n’est plus
dans ce cas d’affirmer une liberté égoïste, mais un impératif catégorique.
C’est là la seule validité de la morale kantienne, réservée à des cas extrêmes,
mais qui ne peut régir une société.
L’éthique de la plupart des situations, celles du fil des jours, est
spinoziste. Elle nous invite à quitter la guimauve du libre arbitre abstrait et
détaché de tout, pour rentrer de plain-pied dans les lignes de force des
relations entre humains, dans l’immense réseau des influences croisées qui ne
deviennent vivables que lorsqu’elles se tiennent mutuellement en respect par le
jeu des pouvoirs et des contre-pouvoirs.
Entrons donc au cœur du monde post-moderne et voyons que contrairement à
l’antienne répandue, celui-ci est porteur d’un sens. Il renferme bien un
message, une vision du monde, des présupposés sur l’homme et sur la vie en
société. Il s’engage sur des thèses et professe aussi à sa façon une idéologie.
Car c’est une autre leçon du spinozisme : il n’y a pas de point de vue
neutre, pas plus qu’il n’y a de vide, d’éradication du sens. Il faut simplement
faire l’effort de décrypter la signification que porte chaque phénomène de
société.
Le sens porté par le néo-libéralisme n’est pas explicite. Il n’a jamais été
rédigé, nul père fondateur n’en a écrit le manifeste, et certainement pas les
fondateurs du libéralisme politique, Smith, Tocqueville, Popper ou Aron, dont
nous verrons qu’ils sont à l’exact opposé du néo-libéralisme.
Ce que les défenseurs naïfs de nos démocraties libérales ne voient pas est que
leurs fondations ne sont pas seulement endommagées. Elles ont été perverties et
retournées, de telle sorte que leur discours apparent se veut héritier des
lumières, mais agit exactement à l’inverse.
Naturellement la situation est extrêmement complexe. Car les restes de ce
qui a fait la force de nos sociétés modernes sont encore présents :
séparation des trois pouvoirs, liberté de la presse et liberté d’association,
laïcité, économie de marché, expression libre, … enchevêtrés avec un tout autre
discours qui a prospéré dessus et qui en prend les habits.
Les critiques primaires du néo-libéralisme en repèrent bien les dérives, mais
ne font pas de détail quant à cet enchevêtrement. Au point qu’elles seraient
prêtes à jeter le bébé de nos libertés publiques avec l’eau du bain
néo-libéral, fantasmant sur des figures de sauveurs qui ne leur laisseraient
pas le centième des libertés dont ils usent s’ils tombaient sous leur pouvoir.
Dans le pire des cas ils s’autorisent tout usage de la violence, arguant que
l’inversion hypocrite du discours des libertés justifie n’importe quoi, y
compris le massacre d’innocents.
Tentons maintenant de ramener à la lumière ce qui fonde l’inconscient
collectif du néo-libéralisme, pouvant se résumer en quelques propositions qui
ne sont en rien vides de sens. Nous en avons identifié quatre, sans prétendre
être exhaustif. Nous appellerons chacune de ces propositions des « pierres
de sens », afin de marquer que bien loin d’être une ère du vide, le
post-modernisme est porteur d’un sens dont nous ne devons pas lâcher le fil des
raisons.
Première pierre de sens
Le marché est un absolu, issu
d’un ordre naturel prééminent à toute construction humaine
Au lecteur qui trouverait cette formulation exagérée, il faut mentionner la
citation suivante d’Alain Minc. Je remercie au passage « L’œil de
Brutus » de l’avoir exhumée, car explorer « l’œuvre » d’un
économiste aussi médiocre que Minc tient de l’abnégation. En tant que
témoignage du soubassement idéologique du néo-libéralisme, cette recherche
s’avère en revanche fort utile :
« Le
capitalisme ne peut s’effondrer, c’est l’état naturel de la société. La
démocratie n’est pas l’état naturel de la société. Le marché oui. » (Cambio
16, 5 Décembre 1994)
Alain Minc ne semble pas s’apercevoir - superficialité oblige - qu’il met
ainsi à bas toute la tradition libérale qu’il prétend incarner, en une seule
phrase.
La lutte contre toute idée de loi ou droit naturel pour y substituer des
constructions humaines sujettes à la raison critique fut un des plus grands
acquis du libéralisme historique, d’autant plus fortement ancré dans ses
prémisses qu’il s’agissait de combattre l’arbitraire monarchique.
Faire des libertés économiques une sorte de loi intrinsèque au monde,
primant par antériorité sur les libertés politiques elles-mêmes, est une
inversion totale des valeurs qui ont fondé les sociétés ouvertes qui sont les
nôtres, auxquelles nous devons ce qui nous reste encore de liberté.
Minc à la prétention d’atteindre le « point de vue de Dieu », la
chimère de lire directement dans le grand livre ouvert de la nature, ne plus
admettre la condition humaine d’avancer une thèse nécessairement partiale et
partielle devant être soumise à la critique.
Le médiatique PDG de General Electric – Jack Welch – dira lorsqu’il fut aux
commandes de sa compagnie « le marché est plus grand que nos rêves »,
dans le même ordre d’idées.
Enfin, la maxime boursière bien connue « le marché a toujours
raison », est une sorte d’antithèse courte de la raison critique qui a
fondé nos démocraties. L’idée d’une explication totalisante, quelle qu’elle
soit, est le plus court chemin vers la servitude.
Il ne faut pas penser qu’il ne s’agit que de philosophie abstraite. Ces
soubassements mentaux ont des conséquences très concrètes quant à
l’organisation des entreprises, les décisions économiques, la souffrance au
travail qui en découle, dès lors que leurs responsables se nourrissent d’un tel
inconscient.
Georges Soros, avec toutes les réserves que nous rappelons sur le
personnage, était un ami personnel de Karl Popper, véritable héritier quant à
lui du libéralisme historique. Avec l’extraordinaire intuition qui le
caractérise et lui permet par ailleurs d’anticiper les mouvements boursiers,
également de par son histoire personnelle, Soros flaire l’odeur du
totalitarisme à des kilomètres. Lorsqu’il comprit que la croyance au marché
contrevenait au premier critère des sociétés libres défini par son ami – la
réfutabilité – il savait qu’un totalitarisme d’un nouveau type était en train
de naître.
Il ne s’y est pas trompé : extérieurement, nos sociétés ont conservé
toutes les formes de la démocratie libérale, mais indiciblement leur paradigme
fondateur a glissé vers une élimination de toute critique. Celle-ci est opérée
d’autant plus habilement qu’elle n’emploie pas les moyens directs de la
répression, mais ceux de l’inaccessibilité : la critique est permise, même
indéfiniment, mais vaine. Le meilleur moyen de faire taire un homme n’est pas
de le réprimer, mais de le convaincre qu’il crie dans le désert. Les
« cercles de la raison » sont en réalité ceux de la parfaite
fermeture d’esprit, sourde et aveugle à toute remarque, avançant en étant
certaine de son bon droit et de sa détention de la vérité.
Deuxième pierre de sens
Le laisser-faire engendre la
méritocratie
La défense de la méritocratie n’a évidemment rien de choquant, étant au
contraire l’une des conquêtes essentielles de l’ère moderne. Le néo-libéralisme
l’invoque d’autant plus à loisir qu’elle est une idée simple et de bon sens et
qu’elle fut l’un des premiers buts du libéralisme politique. Il n’y a rien à
objecter à la courte maxime « que le meilleur gagne ! », car
elle représente le juste équilibre entre les aspirations personnelles de chacun
et l’accès collectif et démocratique à l’ascenseur social.
Historiquement, la méritocratie fut le premier coin enfoncé à destination
de l’arbitraire monarchique ou aristocratique. Dès lors qu’un homme – quel
qu’il soit – pouvait justifier qu’il savait être l’un des meilleurs dans son
activité, nul privilège de naissance n’avait un droit légitime à s’y opposer.
Lorsque la philosophie politique défend la « struggle for life »
et la compétition à tous crins entre individus, elle oublie que le but premier
des libéraux historiques était de mettre à bas des privilèges arbitraires, non
de prôner l’affrontement permanent des individus comme l’alpha et l’oméga de
l’organisation sociale.
Comme à l’habitude, ce sont de petits et imperceptibles glissements de sens
qui ont modifié profondément la nature de notre société. Car si le socle
méritocratique est une fondation indubitable et doit le rester, croire qu’il
émergera naturellement d’un laisser faire complet de la lutte entre individus
est déjà une toute autre thèse, qu’un examen trop rapide nous fait voir proche
de la première.
Lorsque l’on commence à approfondir la question de façon concrète, l’on
s’aperçoit que le principe méritocratique non arbitré mène à des effets
pervers, aboutissant à l’inverse du but initialement poursuivi.
Les théoriciens trop abstraits négligent toujours les effets pervers, ces
forces contraires qui apparaissent en accompagnement de n’importe quel phénomène,
comme les courants de Foucault s’opposent à la cause qui leur donne naissance
dans un système de freinage.
Celui qui a étudié la physique ou la thermodynamique aura l’avantage de se
douter que de tels phénomènes peuvent aussi apparaître dans les organisations
humaines. Notamment, il sera exercé au fait que lors de l’étude d’un liquide,
des phénomènes inédits apparaissent lorsque de grands volumes rentrent en
jeu : ils ne sont pas la simple répétition de ce qui se produit sur de
petits volumes, des systèmes locaux pouvant apparaître à grande échelle.
De même, dans de grandes organisations humaines, l’application d’un
principe peut mener à son exact contraire, si elle n’est pas maîtrisée.
Pratiquer la philosophie politique réelle, la sociologie des organisations
réelle ou le management réel d’entreprise, c’est aller au-delà de ces grands
principes de surface et rentrer dans l’analyse fine des phénomènes contraires
qui les accompagnent, pour comprendre comment ils apparaissent.
Dans toute grande société, l’application d’un principe est inévitablement
accompagnée de son travestissement et de la perversion de ses objectifs. Sans
arbitrage interventionniste, l’effet contraire peut éventuellement surpasser
l’effet initial, aboutissant à des conséquences inverses de celles désirées,
d’autant plus difficiles à combattre qu’elles se sont travesties de la même
noblesse de buts.
Concrètement, dans le cas de la méritocratie, sa version pervertie est
simple à comprendre : au-delà d’une certaine échelle d’organisation, il
sera plus profitable et mieux reconnu de s’accaparer le travail, l’engagement
et l’excellence des autres que d’en faire preuve soi-même.
Ce détournement du sens premier de la méritocratie est rendu possible par
le fait qu’à grande échelle, il est beaucoup plus difficile de discerner
l’apparence de la réalité concernant la santé d’une société ou la réussite d’un
projet. Les plus roublards en joueront à leur profit, devenant des
professionnels de la communication permettant de se mettre en avant et y
investissant tout leur temps, plutôt que des hommes capables de réalisations
véritables.
Cet effet induit n’est seulement une anecdote cocasse de la vie
d’entreprise. Il est au fondement d’un modèle d’organisation indispensable à la
compréhension du monde moderne : la mafia. Beaucoup de gens se méprennent
quant à la nature de la mafia, n’y voyant qu’une forme organisée de la
criminalité.
Préalablement à cela, toute mafia est d’abord fondée sur
un racket des accomplissements des autres. C’est là le point commun entre la mafia au sens propre,
et les grandes organisations ne franchissant pas la limite de la criminalité
légale, mais opérant selon le même principe. Lorsque des baronnies se forment
dans de grandes sociétés ou au sein d’un gouvernement, c’est d’ailleurs bien le
terme de « mafia » qui commence à être employé au-delà d’un certain
seuil de décence commune, avec un flou quant au franchissement de la limite du
crime, se produisant parfois au sein d’organisations tout à fait officielles.
La mafia est un mode d’organisation dont la connaissance est essentielle à
la compréhension de l’économie réelle. Sa prise en compte n’apparaît dans aucun
cours d’économie théorique, ce qui est une grande lacune expliquant la faillite
de la science économique. La mafia est un facteur d’explication de premier
ordre du fonctionnement de l’économie de marché.
Dans « Gomorra », Roberto Saviano décrit ainsi par quel mécanisme
un designer d’exception de la mode italienne est pillé de la reconnaissance de
ses créations par des hommes bien plus médiocres que lui, mais doués d’une
seule compétence, celle du racket du travail et de la reconnaissance d’autrui,
bien plus pervers que le simple racket de biens personnels.
Si Saviano a fait autant parler de lui – car ce n’était pas le premier
livre consacré à la mafia – c’est parce qu’il ne s’est pas contenté de décrire
les agissements criminels de « l’honorable société ». Il en a dévoilé
les modes de fonctionnement, et parce que ceux-ci correspondent à une dérive
tendancielle de n’importe quelle économie de marché, la portée de son propos
dépasse largement la simple structuration du crime : Gomorra n’est pas
qu’un témoignage, c’est un ouvrage qui nous livre les clés du monde moderne et
de son univers mental.
La mafia n’est pas une fatalité de l’économie de marché : elle en est
un atavisme lourd qui peut être combattu et auquel il est possible de remédier,
mais au prix d’une vigilance de tous les instants. Les critiques simplistes et
primaires de l’économie de marché (communisme, gauchisme et anticapitalismes de
tous poils) voient l’apparition fréquente des mafias dans notre monde
post-moderne comme un alibi trop facile à leur absence de réflexion : il
leur est aisé de décréter que « tout est pourri » et de
s’auto-décerner un label de justicier allant châtier un ordre inique.
Je suis un homme d’entreprise, et sais apprécier les accomplissements que
nous devons aussi à l’économie de marché. Bien orientée, elle n’a pas son
pareil pour libérer les énergies humaines. Le monde de l’entreprise – y compris
tel qu’il est aujourd’hui – recèle toujours des qualités louables et remarquables,
qu’il ne faut pas perdre avec la légitime critique des formes dégénérées du
capitalisme.
L’erreur que commettent tous ceux qui prônent un retour à une économie
dirigiste ou planifiée est de sous-estimer l’incontournable puissance de
l’auto-organisation du marché. Telle un organisme vivant, l’auto-organisation
est bien mieux capable d’absorber et de tirer parti des combinatoires complexes
d’événements, de rencontres et d’opportunités du monde moderne que ne pourra le
faire n’importe quelle économie planifiée.
L’erreur que commettent à leur tour les néo-libéraux, estimant que le
laisser-faire complet de l’auto-organisation suffira, est d’ignorer que laissée
à elle-même, l’économie de marché aboutira infailliblement à un mode
d’organisation maffieux. La pratique de l’économie réelle n’est donc ni celle
du dirigisme, ni celle du laisser-faire. Elle consiste à laisser agir les
mécanismes de marché, mais à pratiquer sans cesse un interventionnisme
vigoureux pour en corriger la dérive atavique : son écoulement vers la
mafia.
Pour reprendre à nouveau une analogie issue des sciences physiques, la
mafia est un attracteur puissant et incontournable de toute économie de marché,
un puits de potentiel majeur indispensable à la cartographie du monde
économique : dès lors que l’on pratique le capitalisme, sa pente se fera
constamment sentir. Le gauchisme voit dans cette forme dégénérée une fin
inéluctable, et le néo-libéralisme quant à lui l’ignore ou plutôt feint de
l’ignorer.
Le jeu véritable de l’économie n’est pas la recherche d’un équilibre où les
mécanismes de marché nous conduiraient. C’est une lutte incessante et acharnée
pour se maintenir hors de l’équilibre funeste qu’est la mafia, comme un homme
lutte pour maintenir sa tête hors de l’eau. Il faut se débarrasser
définitivement de cette chimère que sont les théories de l’équilibre en
économie, qui constituent pourtant l’armature principale de la plupart des
travaux universitaires et le soubassement intellectuel du néo-libéralisme.
L’économiste Steve Keen dans « L’imposture économique » leur a
probablement porté les coups décisifs qu’elles méritaient. Mais il manque
encore à la science économique son Ilya Prigogine, celui qui décrira la
véritable pratique de l’économie de marché comme celle de systèmes hors de
l’équilibre, les fameux systèmes dissipatifs de Prigogine, luttant en
permanence contre l’entropie pour maintenir un fonctionnement viable.
Le raisonnement néo-libéral n’a jamais eu la force de pousser jusqu’au bout
son analogie avec le monde du vivant, avec les systèmes biologiques. S’il
l’avait fait – mais il est trop souvent sous cultivé pour cela – il saurait que
dans le monde biologique l’équilibre, c’est la mort. En économie de marché,
l’équilibre maximal, aussi stable qu’il est effrayant, est la mafia.
La mafia n’est nullement l’essence du capitalisme, mais elle en est un
acteur négatif puissant, exerçant une attraction forte permanente. L’économie
de marché bien dirigée consistera donc à laisser agir les mécanismes de marché,
mais à les accompagner constamment de forts correctifs interventionnistes pour
éviter leur dégénérescence. Toute description de l’économie qui ne fera pas
figurer cette lutte constante entre le dévers de l’attracteur principal qu’est
la mafia et les efforts faits pour se maintenir hors de son champ manque l’essentiel
de ce qu’il faut comprendre.
En pratique, l’attraction maffieuse fait constamment sentir ses lignes de
force dans l’entreprise, par le fait que les stratégies d’usurpation du mérite
d’autrui pour gravir les échelons seront constamment pratiquées. Une grande
partie de l’énergie dans le monde de l’entreprise est consacrée à jouer à ces
jeux de vol et de racket, plus qu’à produire de la valeur. Tout ceci est fort
bien écrit dans l’œuvre de Saviano, ainsi que son extension du domaine de la
lutte maffieuse à la lutte interne dans l’entreprise.
L’accompagnent tout le folklore et la mentalité du post-modernisme :
narcissisme, court-termisme, obsession de connaître son heure de gloire à
n’importe quel prix, même lorsqu’elle ne dure que 5 minutes, détruisant si
nécessaire au passage la vie des autres voire la sienne propre.
L’économie ne peut ainsi se passer de « rentrer dans la fournaise »
comme y invite Prigogine. Le formalisme de la macro-économie, ne voyant dans
les entreprises qu’une réduction à leurs fonctions de production, ne peut
discerner celle qui parvient au même résultat qu’une autre avec un
fonctionnement interne radicalement différent, et manque pour cette raison d’anticiper
les succès comme les chutes des sociétés.
« Rentrer dans la fournaise », c’est pratiquer la micro-économie,
comprendre les jeux d’acteurs en employant tout l’arsenal de la théorie des
jeux, ceux ou coopération et trahisons s’alternent dans des structures fines,
allant jusqu’à modéliser la psychologie de chaque acteur. Celui qui ne sait pas
que nombre de décisions critiques du monde de l’entreprise dépendent de tels
facteurs ne l’a jamais connu sérieusement.
La description selon Saviano présente un autre avantage : celle de
rendre compte de la médiocrité croissante des personnes arrivant aux postes
élevés de la décision économique ou politique, phénomène récemment bien décrit
par le philosophe Alain Deneault, et qui bénéficie de la force de l’observation
directe. Le culte de la personnalité ridicule dont font l’objet les patrons du
CAC 40 ainsi que leurs rémunérations délirantes sont d’autant plus extrêmes
qu’elles doivent cacher leur misérable indigence.
La bonne santé d’une entreprise dépend rarement de son PDG – à l’exception
de plus en plus rare de véritables capitaines d’industrie tels que Fabrice
Brégier, actuel patron d’Airbus – mais de quelques personnages clés rarement
concentrés dans les étages les plus élevés de l’organigramme. Ce sont les
hommes qui ont compris le jeu véritable de l’économie, et la lutte incessante
pour éviter l’appel de la bonde maffieuse. Leur moyen préféré est souvent de
recréer une petite entreprise dans la grande, afin de préserver ce qui reste de
l’esprit d’entreprise au milieu d’un mouvement d’ensemble drainé vers la
dégénérescence politique.
C’est ce réalisme qui ne fut pas pardonné à Saviano, et lui vaut maintenant
encore de voir sa tête mise à prix par les hiérarques de « l’honorable
société ». Car Saviano a fait bien pire que révéler les agissements des
chefs mafieux : il les a désacralisés, en les dépeignant non comme de
redoutables et machiavéliques manipulateurs, mais en combinards plutôt
minables. La véritable critique du néo-libéralisme ne consiste pas en une
protestation militante et primaire contre une caste redoutable, ce qui ne
ferait que la renforcer, mais à la tourner en ridicule.
Il faut enfin signaler que cette référence à la mafia n’invite en rien à
rejoindre les habituelles thèses complotistes et conspirationnistes qui
polluent les réseaux sociaux. Contrairement aux apparences, décrire le
fonctionnement du néo-libéralisme comme un rapport particulier avec
l’organisation maffieuse est au contraire le meilleur remède au complotisme,
encore faut-il penser correctement ce qu’est la mafia.
Contrairement aux idées reçues, la formation des mafias n’est pas réalisée
par un complot machiavélique ourdi par quelques puissants parrains. C’est là le
fonds de commerce des théories complotistes, qui ne font qu’étendre cette
imagerie aux pouvoirs politiques et économiques traditionnels et créent un
univers d’intrigues ourdies dans l’ombre par de puissants manipulateurs. Il
s’ensuit l’habituelle antienne de la lutte héroïque des petits contre les
puissants, et les pseudo-révolutions lancées par des justiciers de pacotille
s’autorisant tout et n’importe quoi à partir du moment où ils se sont eux-mêmes
adoubés pour la lutte contre le pouvoir inique.
Or la formation des mafias obéit à un mécanisme beaucoup plus profond que
ces complots à sensation, pour littérature de supermarché. Car lorsqu’une mafia
se crée, vous ne trouverez personne qui l’a décidé, ni planifié
explicitement : personne n’est aux commandes. Elle possède bien un ou
quelques chefs, mais leur pouvoir est extrêmement limité par des rivalités
internes : ils subissent tout autant et voire plus l’engrenage qui poursuit
sa vie propre que leurs plus simples hommes de main. Ceux dont on pense qu’ils
tirent les ficelles sont tout autant les marionnettes de l’ensemble. Ceci est
prouvable par le fait que rien n’est plus facile que de remplacer un chef de
mafia par un autre : lorsque l’un d’eux est éliminé, la substitution est
aisée, rapide, et se produit presque spontanément.
Comment cela est-il possible ? Parce que la mafia nait spontanément
d’avidités et de rivalités entre individus qui n’ont aucune limite. Le jeu est
celui de petits imbéciles qui se défient entre eux et vont toujours un peu plus
loin parce que rien ne vient arrêter leur escalade. Les délits peuvent être
mineurs au début, et s’aggravent à mesure que la course à l’avidité et aux
positions se développe.
La fascination que cet engrenage exerce est similaire à celle d’un jeu
vidéo addictif, dans lequel il faut franchir toujours plus de niveaux au sein
d’une organisation où l’on recherche des positions de plus en plus élevées. Il
n’y a donc nullement besoin d’un grand ordonnateur machiavélique. Seulement
quelques petits crétins pris au jeu de leur orgueil et de leur ego, tellement
captés par la course aux positions de l’engrenage qui s’est mis en place
qu’elle est devenue un but absolu, plus important que leur vie elle-même parce
qu’elle touche leur narcissisme.
Tout ceci est fort bien décrit dans Saviano, notamment quant à la
fascination que de telles pentes peuvent exercer sur les jeunes recrues :
on rentre dans la mafia comme l’on se laisse entraîner à jouer pendant des
heures à « clash of clans », sauf que cette fois-ci il s’agit de la
vie réelle. L’on notera que dans de tels jeux vidéo, d’extraordinaires réseaux
de pouvoir et de connivence – incluant la nomination de chefs suprêmes – ont pu
se mettre en place par la simple interaction addictive entre les acteurs, non
par un complot explicite. Les schémas de domination de la vie réelle ne sont
pas différents, c’est là la grande erreur des complotistes : tout le monde
est entraîné et prisonnier de l’engrenage, y compris ceux que l’on dénonce
comme « les puissants ».
Toute l’affaire n’est donc pas de démasquer et de faire justice de complots
machiavéliques, mais d’arrêter des logiques collectives folles. Saviano montre
fort bien que les chefs importants de la mafia auraient toujours souhaité
arrêter le jeu et en descendre au cours de leur ascension, car ils doivent
souffrir en permanence d’une situation de plus en plus invivable. Saviano cite
ainsi le cas de ce parrain s’étant fait construire une somptueuse villa mais
devant vivre en permanence enterré dans un petit bunker. Lorsqu’un responsable
maffieux souhaiterait arrêter le jeu, il est généralement déjà trop tard :
le réseau tissé du clientélisme, des compromissions et des crimes commis
signifieraient sa mort s’il tentait de se détacher.
Dans la grande entreprise, des mécanismes similaires sont à l’œuvre. Ils ne
s’appliquent pas bien entendu – sauf exception – à l’industrie du crime. Mais
leur logique est similaire. Cela paraît extraordinaire : le trait premier
d’une mafia n’est pas le crime mais avant tout un certain mode d’organisation
fondé sur le racket des accomplissements d’autrui. C’est dans l’industrie du
crime que ce détournement de la logique libérale s’est mis en place en premier,
mais il s’est maintenant étendu à l’ensemble de l’activité économique.
Ceci explique également que les jeux de pouvoir au sein de grandes sociétés
sont généralement dignes de querelles de cour maternelle, bien que mettant aux
prises des personnes supérieurement intelligentes. Si vous interrogez
individuellement chacun de ces décisionnaires, il reconnaitra ce fait et
déplorera sincèrement d’aussi infantiles guerres de territoire. Mais dès que
l’aiguillon de l’ego et de la course aux postes sera réactivé, les mêmes –
comme hypnotisés – se jetteront à nouveau à corps perdu dans ces affrontements
puérils et destructeurs.
L’on objectera qu’il existe bien une oligarchie profitant de la situation,
eu égard au spectacle du détournement des biens privés et publics auquel nous
assistons presque quotidiennement. Sans doute mais si les plus roublards
parviennent effectivement à tirer parti de cette situation à leur profit personnel,
il s’agit d’une retombée secondaire de personnes agissant par opportunité et
par réflexe, non selon un machiavélique plan d’ensemble. Les réflexes de
défense de caste n’ont rien de nouveau. Cela ne retire rien à leur
responsabilité, qui doit aboutir à une punition de – cette fois – la véritable
justice. Mais elle ne doit pas nous détourner de notre cible première : la
logique collective destructrice qui entraîne hommes et pays dans le gouffre.
Pour achever de montrer cette nature spontanée d’apparition de la mafia, il
faut mentionner que le racket des accomplissements d’autrui apparaît très
rapidement dans les sociétés animales, et ce dès l’atteinte d’une population
d’individus de taille moyenne. Je veux parler de l’expérience fondatrice et
extrêmement importante dans ses enseignements de Didier Desor, dite
« expérience des rats plongeurs » :
Ceci est à l’adresse des complotistes qui auront du mal à soutenir que
l’apparition de « rats racketteurs » au sein d’une population de
quelques dizaines d’animaux placés dans les conditions de l’expérience est due
au grand complot international de l’oligarchie mondialisée. En revanche l’expérience
de Desor nous livre un enseignement qui n’a pas de prix : la pente
atavique de la mafia est une tendance lourde du monde du vivant, une facilité
et une faiblesse contre laquelle il est nécessaire de lutter en permanence.
La voie est ainsi étroite. L’on ne peut se passer de l’économie de marché,
pour les raisons susdites. Mais dès que celle-ci est pratiquée, la tentation de
la mafia exerce sa puissante attraction. Une grande partie de la science
économique devrait être consacrée aux moyens que possèdent les hommes pour
maintenir la tête hors de ce gouffre, afin de sauvegarder le véritable esprit
entrepreneurial. Celui-ci est donc à très fort prix. Il ne résulte pas de la
guimauve verbale des libéraux laudateurs, ne sachant que répéter à l’envi le
message de la responsabilité individuelle et de l’accomplissement personnel,
certes incontestables mais qui présentent l’évidence et le degré d’intérêt de
l’enfonçage de portes ouvertes.
En définitive, l’établissement d’une méritocratie ne résulte pas du libre jeu
spontané des forces du marché, mais nécessite un travail et un conflit
constants entre celles-ci et les efforts d’éducation, de santé, de soutiens
évitant aux citoyens d’être livrés à la prédation directe. C’est un contresens
fondamental que commettent les néo-libéraux, que d’étendre le principe de la
main invisible à n’importe quel domaine de l’activité humaine, y compris celui
de l’organisation sociale.
De même – généralement du fait de leur sous-culture – les néo-libéraux
ignorent qu’il a toujours existé deux branches et deux interprétations de la
tradition libérale : celle de Francis Hutcheson et celle de Bernard
Mandeville. Ces deux traditions sont diamétralement opposées, et n’ont cessé de
s’affronter à travers les siècles. Les élèves d’Hutcheson furent David Hume et
un certain … Adam Smith.
On ne peut comprendre l’œuvre de ce dernier en ayant lu seulement
« The wealth of nations », « The theory of moral
sentiments » étant son complément indispensable. Smith n’a jamais
considéré la main invisible que comme l’un des mécanismes de l’économie,
mécanisme important mais non le seul, et surtout réservé à l’activité
économique. En matière d’organisation sociale, les néo-libéraux toujours
amateurs de pensée magique et totalisante en seraient pour leurs frais, s’il
leur venait un jour à l’idée de véritablement lire Smith.
Fidèle à l’enseignement d’Hutcheson et des lumières écossaises, Smith
prônait l’articulation intelligente des puissances publiques et privées, et n’a
jamais considéré que le seul jeu des intérêts égoïstes produirait un bien
public, s’il ne faisait l’objet de correctifs interventionnistes
réguliers : les néo-libéraux ont ceci de commun avec les marxistes que
l’économisme envahit le champ de toutes les autres activités humaines, en
trahison complète de la tradition libérale véritable. La tentation de
l’explication unique, absolue et définitive est aussi l’un des atavismes de
l’humanité…
La véritable croyance selon laquelle ce sont les vices privés qui font les
vertus publiques – c’est-à-dire la version dévoyée de la main invisible – provient
de Bernard Mandeville et de sa fameuse « Fable des abeilles ». La
distinction entre néo-libéralisme et libéralisme véritable peut s’expliquer
simplement par celle entre deux hommes aussi différents que l’étaient Hutcheson
et Mandeville, qui se sont mortellement affrontés.
Le conflit permanent entre l’établissement de l’économie de marché et sa
dérive mafieuse peut être compris comme la continuation de cette course
poursuite entre Hutcheson et Mandeville. Il n’y aura d’ailleurs jamais de
résolution définitive de ce conflit : sa tension est inhérente à
l’économie ouverte, la pression de la tentation mafieuse étant le prix à payer
du libre-échange. Autant le savoir, afin d’éviter le discours sirupeux,
simpliste et univoque des libéraux laudateurs.
La défense sincère des libertés mérite mieux que des discours simplistes et
ridiculement positivistes : les lendemains qui chantent sont le kitsch
radieux qui toujours précède le totalitarisme, comme l’a finement fait observer
Kundera. A ce titre, communisme et néo-libéralisme se ressemblent beaucoup dans
le mode d’argumentation du terrorisme intellectuel. Cela n’est guère
étonnant : en France, les seconds sont très souvent les premiers qui se
sont reconvertis.
En conclusion de cette deuxième pierre de sens, la méritocratie est un
équilibre fin qui nécessite une analyse sans concession et sans se voiler la
face des jeux de pouvoir entre les hommes, rentrant dans tous les effets de
bord et effets en boomerang des organisations politiques et économiques. Il
faut très souvent intervenir pour empêcher les stratégies d’accaparation du
mérite d’autrui et ne pas faire preuve d’hypocrisie et de fausse pudeur lorsque
celles-ci commencent à se mettre en œuvre. Un triste tabou empêche de les
reconnaître crûment pour ce qu’elles sont et de les nommer, généralement par
une lâcheté qui se fait passer pour du tact. En tous les cas, la préservation
de cette grande condition de la liberté qu’est la méritocratie nécessite une
pensée et une action autrement profondes que le simpliste « laissez tout
faire » !
Troisième pierre de sens
La philosophie politique se
résume aux comportements de prédation
Ce message là ne sera bien entendu jamais avoué explicitement, demeurant à
un niveau subliminal et inconscient. Mais l’un des paradigmes fondateurs du
néo-libéralisme, est que la philosophie politique se résume à quelques
principes assez simples. Ceux de la compétition sans règles entre individus,
dont ne peut ressortir que le bien suprême. Le néo-libéralisme paie son
attachement aux pensées magiques par un simplisme vis-à-vis du monde. Il n’est
finalement pas nécessaire d’ingurgiter Kant, Smith (réduit à quelques citations
de « The wealth of nations » sorties de leur contexte), Tocqueville
ou Popper. L’alpha et l’omega de la société humaine se résume à « Game of
Thrones », d’où d’ailleurs le succès de la série et la fascination qu’elle
exerce.
Game of Thrones peut représenter tout aussi bien les barbaries qui menacent
notre monde à travers la violence de leurs protagonistes, que notre monde
lui-même à travers le cynisme absolu des relations sociales. La philosophie
politique n’est dans ce cas d’aucune utilité : l’ensemble de l’histoire
sociale de l’humanité se résume aux seules guerres de territoires, aux
alliances trahies et aux doubles jeux. L’homme est un loup pour l’homme, ne
cherchant qu’à l’asservir par la force ou à le tromper. Ceci dure depuis la
nuit des temps, et se répétera indéfiniment sans qu’il faille attendre autre
chose. Ceux qui perçoivent les choses autrement sont de dangereux idéalistes,
amenant des maux bien pires encore que le jeu des tromperies humaines. Voici en
quelques traits un résumé de l’inconscient post-moderne, expliquant la
fascination qu’exerce la fameuse série, semblable en cela au message que
véhiculent les jeux vidéo précités.
Bien entendu, un tel manifeste n’est jamais avoué. Il y a une grande
hypocrisie derrière ceux qui se prévalent du discours libéral aujourd’hui, dans
la mesure où ils savent pertinemment qu’ils tiennent un double langage. En
apparence, celui des valeurs d’initiative et de responsabilité individuelle. De
façon sous-jacente en étant convaincu qu’une attitude responsable consiste
principalement à prendre les devants dans le grand jeu de l’arnaque et de la
roublardise.
Le parallèle entre la violence barbare des protagonistes de Game of Thrones
et le mode d’action de ce qu’est devenue notre pratique du libéralisme fait
croire à certains que n’importe quel mode de révolte est permis. Les actions
violentes de l’islamisme ou du gauchisme s’auto-justifient en prétextant que de
toutes façons, la règle du jeu étant telle, il n’y a plus à prendre de gants.
Ce discours est fondamentalement faux et malhonnête. Car la différence
reste l’emploi du crime, l’homicide. Ceux qui dressent un parallèle exact entre
les dérives néo-libérales et l’oppression extrême de régimes tyranniques
abandonnent le simple respect des faits. Tant que les dérives du
néo-libéralisme ne franchissent pas le seuil du crime physique comme moyen
d’élimination de ses adversaires, l’honnêteté intellectuelle ne permet pas de
renvoyer purement et simplement dos-à-dos la pente inquiétante de nos sociétés
et les barbaries qui prétendent les combattre en invoquant un homme nouveau.
S’il n’y a donc pas une symétrie de la valeur morale, il y a un parallèle des
mentalités véhiculées, le monde qui se veut civilisé ayant adopté pour beaucoup
les valeurs de la barbarie. Sans que cela ne les justifie, cela explique que
les djihadismes et révolutions démagogiques trouvent toujours un
carburant : leurs légions ne grossissent pas par le vide que nos sociétés
leur ont laissé comme on le lit souvent, mais par un mimétisme des valeurs, la
violence cherchant à forcer le cynisme à se déclarer franchement. Nos
révolutionnaires et justiciers ne voient pas que ce faisant, loin de démasquer
le cynisme ils lui offrent au contraire du temps supplémentaire pour tenir le
discours de la vertu tout en conservant son déguisement.
Par ailleurs, la forme dévoyée que nos démocraties libérales ont empruntée
font que la mort sociale est de plus en plus proche de la mort physique, ou à
tout le moins d’un grand raccourcissement de l’espérance de vie. Si la mort
comme sanction réservée aux perdants du jeu des ambitions humaines demeure
généralement symbolique dans nos sociétés, l’accroissement de la précarité et
des inégalités sociales rendent cette mort de plus en plus proche de son sens
premier.
La destruction de l’autre se fait de façon diluée et progressive dans nos
sociétés. On peut y voir un progrès de la civilisation, mais sa redoutable
pression crée une société de peur et de violence rentrée pouvant éclater à tout
moment. Tout joueur d’échecs le sait, la menace est plus forte que son
exécution. Au-delà d’un certain seuil de précarité et d’inégalité imposé aux
couches les plus faibles de la société, le parallèle entre les barbares et le
dévoiement de nos sociétés libres deviendra vrai : il n’y aura plus dans
ce cas de différence entre le dépeçage façon « Game of Thrones »
produit par le néo-libéralisme au nom du saint marché ou celui des djihadistes
au nom de Dieu.
Nous n’y sommes pas, et il faut pour cette raison combattre sans faiblesse
aucune le discours des islamo-gauchistes, prêts à sacrifier sans sourciller ce
qu’il nous reste de libertés authentiques. Mais ne pas voir que notre propre
dérive interne menace de rendre vrai leur discours mensonger, c’est ignorer
l’autre théâtre du combat, tout aussi important. Si j’attaque avec une grande
virulence le néo-libéralisme dans la plupart de mes écrits, avec la même force
que l’islamo-gauchisme, ce n’est pas parce que j’estime qu’il y a une symétrie
morale entre eux – ce n’est pas encore le cas – mais parce que pragmatiquement,
sur le plan des dégâts commis à une véritable société de liberté, ils peuvent
saper tout aussi efficacement l’un que l’autre.
Il pourrait nous être objecté que même dans le cas d’une société
extrêmement inégalitaire et maintenant une grande partie de sa population dans
la seule survie, le non emploi direct de la violence physique continuerait de
nous distinguer des modèles de société oppressive : la valeur de la vie
demeure pour les tenants de ce contre-argument, la ligne de démarcation ultime.
Mais dans ce cas, il faudrait estimer que le peuple qui a fait la révolution
française était moralement condamnable et que la monarchie bien que
critiquable, lui était moralement supérieure. Un argument bien court
historiquement.
La limite du seul critère du recours explicite à la violence comme
moralement condamnable, est que passé un certain seuil, la violence sourde et
progressive de la précarité sociale rejoint une pure et simple mise à mort,
l’hypocrisie en plus. Il serait cocasse que le libéralisme historique étant né
pour combattre l’arbitraire monarchique, ceux qui s’en réclament aujourd’hui en
en déformant et usurpant l’héritage parviennent à rétablir une société tout
aussi arbitraire. S’il semble inconcevable à certains que l’on revienne à de
pareils faits du prince, les mœurs politiques ou de gouvernance de grandes
sociétés de nos jours, lorsqu’ils suivent le schéma de Saviano, ressemblent à
s’y méprendre à l’ancien régime.
Enfin, des atteintes profondes à la dignité et à l’intégrité de la
personne, si elles ne provoquent pas la mort physique, nous font rejoindre le
territoire de la psychologie. Dans ce domaine, la vérité devient
phénoménologique et non plus factuelle, et il est légitime qu’elle le soit.
Dans une situation qu’un homme considérera comme un viol de sa personne, la
réaction violente allant jusqu’à la mise à mort de l’agresseur sera une conséquence
n’échappant pas au motif qu’il l’aura bien cherché.
Il n’y aura pas de démonstration permettant de savoir si la philosophie
politique est une belle illusion devant céder devant la routine éternelle des
jeux de pouvoir, ou si elle a un sens et une utilité réelle. Le débat entre
Socrate et Calliclès, entre Hutcheson et Mandeville, est une tension inhérente à
toute société humaine, y compris dans le futur. Le sage ne se contente pas de
trancher entre le bien et le mal : il écoute Calliclès, car celui-ci
exprime une vérité permettant d’atteindre un jugement juste. Il ne faut pas
capituler en résumant toute la société à sa vision, mais ne pas la prendre en
compte est également une lourde erreur.
Une vision entièrement historique rendrait tentante l’interprétation
cynique, la fresque de l’histoire ressemblant souvent à s’y méprendre à notre
série télévisée à succès. Ce qui nous permet d’éviter la résignation et la
capitulation doit puiser dans la littérature. L’œuvre de Balzac est finalement
la parfaite synthèse de ce que nous avançons. Balzac trace avec jubilation la
comédie humaine, le « Game of Thrones » de son époque. Il ne verse
ainsi dans aucun idéalisme : comprendre la société et comprendre
l’économie c’est admettre que l’attracteur terrible de la comédie humaine
exerce constamment sa puissance et qu’il faut en tenir compte. Mais Eugénie
Grandet, le docteur Bénassis, le colonel Chabert existent pourtant. Parce que
ces personnages existent, la philosophie politique demeure une illusion utile, et
évite de nous précipiter vers la télé pour ne voir que la succession routinière
d’hommes passant leur temps à arnaquer d’autres hommes.
Quatrième pierre de sens
Une position sociale basse expose
l’individu à n’importe quel traitement, sans limite à la dégradation de sa
situation. Non seulement cette possibilité de traitements les plus vils fait
partie de conséquences naturelles qu’il faut admettre, mais ceux qui les
subissent en sont pleinement responsables et doivent à ce titre accepter leur
sort
Là encore, cette proposition n’est évidemment jamais énoncée explicitement,
mais est présente dans toutes les têtes. La plus grave dérive de nos sociétés -
montrant qu’elles ont profondément changé de nature - est d’avoir habitué petit
à petit à considérer que traiter des hommes comme des chiens ou comme des
déchets relevait de l’ordre des choses, certes regrettable mais inéluctable.
Dans les cas les plus graves, ceux qui se livreront à ces traitements
dégradants en éprouveront une certaine jouissance, car elle leur offrira une
marque de valeur propre, par contraste. Oui, il faut dire les choses crûment
sur le monde économique d’aujourd’hui et il n’y a pas lieu d’y rajouter de
diplomatiques et hypocrites atténuations verbales.
Les études les plus pointues en management des entreprises ont commencé à
s’inquiéter depuis des décennies de voir que les postes à responsabilité
étaient de plus en plus confiés à des profils psychologiques de pervers
narcissiques. Le monde semble maintenant taillé et conçu à leur avantage. Le
célèbre « Snakes in suits, when psychopaths go to work » fut l’un des
premiers ouvrages à tirer la sonnette d’alarme. Depuis, de nombreux articles
paraissent sur le sujet, dans des revues dont on ne peut véritablement dire
qu’elles sont des organes de presse crypto-marxistes :
Au-delà d’un certain niveau de responsabilité, il commence à devenir rare
de trouver autre chose que des profils de sociopathes dans les grandes
sociétés. Le soubassement psychologique maffieux finit par se concrétiser dans
le type d’hommes à qui l’on confie le commandement.
Là encore, la dualité entre libéralisme véritable et néo-libéralisme
atteint son point culminant. La belle phrase de Simone de Beauvoir, « se
vouloir libre, c’est aussi vouloir les autres libres », pourrait résumer
d’un trait brillant la conception de la véritable tradition libérale. A
contrario, la liberté est un bien à quantité rare et finie qui ne peut
s’augmenter avec le partage, dans le discours néo-libéral. La liberté est un
jeu à somme nulle voire négative, le gain des uns réclamant obligatoirement la
perte des autres, y compris en matière de liberté et de dignité.
Un néo-libéral ne l’admettra bien sûr jamais explicitement et tiendra
en apparence le langage du libéralisme d’origine, parlant de mise en valeur de
la liberté individuelle. La séduction mensongère est l’une des armes favorites
du pervers narcissique. L’on pourrait aussi forger la phrase maîtresse du
néo-libéral en inversant celle de Simone de Beauvoir : « être libre,
c’est parvenir à asservir les autres ».
Cet inconscient post-moderne échappe parfois à ses représentants, lorsque
leurs inhibitions tombent. Ainsi le même Jack Welch de prononcer cette phrase
célèbre : « Control your destiny, or somebody else will do it at your
place » : on ne peut laisser l’autre construire sa propre liberté et
indépendance, la nôtre vient nécessairement en conflit de la sienne dans un jeu
de « lui ou moi », d’être celui qui pille ou qui est pillé.
Encore sceptique ou scandalisé par cette réalité crûe ? Il faut puiser
dans un fonds « culturel » bien particulier pour explorer
l’inconscient néo-libéral et ses paradigmes fondateurs. Tout comme aujourd’hui
« Game of Thrones », des réalisations kitschissismes mais ô combien
révélatrices sont les ancêtres révélateurs de la célèbre série. Ainsi,
« Conan le barbare » met en scène un échange entre un maître d’armes
et deux de ses élèves, l’un d’eux étant Conan :
Maître d’armes : Qu'il y a-t-il de mieux dans la vie ?
Premier élève : L'immense steppe, un rapide coursier, des faucons à
ton poing et le vent dans tes cheveux.
Maître d’armes : Faux ! Conan, qu'il y a-t-il de mieux dans la
vie ?
Conan : Écraser ses ennemis, les voir mourir devant soi et entendre
les lamentations de leurs femmes.
Maître d’armes : C'est bien.
Là encore tout est dit. La liberté que prône le premier élève, celle de la
volonté d’indépendance, est rabrouée comme une illusion d’idéaliste. La pleine
réalisation d’un homme passe par l’écrasement de l’autre. De fait Conan part
d’un statut d’esclave, la conquête de son affranchissement ne peut passer que
par l’asservissement des autres.
Les « œuvres » de cette sorte datant des années 1980 sont très
riches d’enseignement. Pendant cette période du reagano-thatchérisme
triomphant, le surmoi néo-libéral s’exprimait avec moins de précautions. Son
message peut ainsi se reconstituer à partir de cette sous-production
artistique, tout comme « Game of Thrones » est aujourd’hui le digne
descendant de « Conan », véhiculant les mêmes messages, exerçant le
même pouvoir de fascination morbide.
J’ai moi-même tenté une codification, un discours de la méthode
néo-libérale, sous la forme d’un petit manuel de management :
En définitive, les références psychologiques du néo-libéralisme proviennent
du sado-masochisme. L’imagerie et la vision du monde de cette forme de
sexualité résument assez bien les messages que véhicule maintenant la société
post-moderne, que ce soit dans les rapports humains en entreprise, ou dans les
codes visuels et émotionnels des productions cinématographiques, télévisuelles
et publicitaires.
L’objectif est d’asservir, le raisonnement étant qu’il n’y aura pas de
liberté pour tout le monde, sa conquête passant par la soumission et
l’abaissement d’autrui. Une société de psychopathes ne cesse ainsi de croitre,
vivant en permanence dans un mélange d’excitation et de peur, celle de faire
partie de la race des maîtres et d’affirmer sa liberté en ayant par contraste
le spectacle de la soumission des autres, et celle de se retrouver un jour du mauvais côté, car c’est la hantise
qui ronge en permanence celui qui vit selon ce schéma.
Il va de soi que pour quiconque prend un peu de recul, celui qui vit selon
ces préceptes se trouve en permanence dans la servitude, quel que soit le côté
du fouet au bout duquel il se trouve : vivre dans la peur est la véritable
définition de l’esclavage, non le fait d’être victime de l’oppression.
Saviano, encore lui, relate cette scène de « règlement de
compte » entre un parrain et l’un de ses vassaux qui l’a trahi. Le parrain
est disposé à lui pardonner, mais lui fait subir une épreuve visant à donner
des gages de sa soumission et de son allégeance retrouvées : il urine
dans un verre et lui ordonne de le boire jusqu’à la dernière goutte, en sa
présence. Le libéralisme véritable était un message d’indépendance de
l’individu, le néo-libéralisme développe quant à lui une logique de
l’humiliation comme voie départageant les hommes libres de ceux qui méritent la
servitude. Choqué par la crudité de tels propos ? Les cris de pucelle face
à la réalité de ce que le néo-libéralisme a fait des rapports humains sont soit
ceux de la niaise bêtise, soit les glapissements de l’hypocrisie indignée
connaissant parfaitement ce qu’il en est.
Le boom de ces formes de sexualité à la fois dans la pratique et dans les
codes graphiques, vestimentaires et comportementaux de la publicité sont une
confirmation et un dévoilement fortuit de l’inconscient néo-libéral.
De même, l’explosion très inquiétante des faits de harcèlement scolaire
procède de la même logique et du mimétisme des adolescents qui pressentent la
violence de la société dans laquelle ils seront plongés en tant qu’adultes. Les
interviews de harceleurs et harceleuses montrent qu’ils ont toujours agi sous
la pression de la peur, afin de prendre les devants, selon le raisonnement que
s’ils ne le faisaient pas, ce sont eux qui seraient choisis comme victimes.
Il pourrait encore être soutenu très cyniquement que ceci est un ordre des
choses comme un autre, qu’il en a toujours été plus ou moins ainsi et qu’après
tout ce mode de fonctionnement est appuyé par l’observation éthologique, à
travers l’expérience de Desor. Certains néo-libéraux ont l’honnêteté et la
franchise d’assumer leur subconscient, ce que je préfère encore à ceux qui
jouent la comédie de la vertu effarouchée. L’on peut d’ailleurs reconnaître à
cette vision du monde une part de vérité, même si l’on n’y adhère pas en tant
qu’organisation sociale. C’est bien ce que nous faisons, en soulignant que
toute description réaliste de l’économie doit rendre compte de l’existence de
ces attracteurs puissants, afin d’évaluer nos chances de mettre en place les actions
permettant qu’ils ne soient pas la seule vérité.
Au-delà de l’évident jugement moral, celui qui fait le pari d’un
« Game of Thrones » généralisé oublie une autre vérité humaine,
qu’une référence cinématographique de nature très différente va nous permettre
d’illustrer.
Full Metal Jacket est l’un des films les plus aboutis de Stanley Kubrick,
dans la mesure où il s’agit du travail par excellence d’un cinéaste du début à
la fin du film : il n’est nullement besoin de commentaires ou
d’explications, la seule succession des images et des actions permet de
parfaitement délivrer son message.
Après avoir montré le quotidien d’un régiment de marines entraîné à être de
véritables chiens de guerre, il fait suivre abruptement la deuxième partie de
son film montrant l’inutilité complète d’une formation aussi poussée, même
lorsqu’elle fait deux morts à la fin du cycle aguerrissant les soldats.
Pendant une longue séquence, une section de marines surentraînés est tenue
en échec par des tirs qu’ils ne parviennent qu’à grand peine à localiser,
laissant plusieurs d’entre eux définitivement au sol. A leur grand effarement
et au prix d’une pénible progression, ils s’aperçoivent qu’ils n’ont affronté
depuis le début qu’un seul tireur. Une jeune fille qui doit avoir 16 ans tout
au plus. Mais qui possédait un avantage sur tous les entraînements possibles et
imaginables, celui de n’avoir absolument rien à perdre.
Ils finissent par l’abattre, mais se rendent compte avec le recul du
cessez-le-feu que le bilan est d’un ennemi abattu pour une moitié de la section
de leur côté, qui plus est contre une jeune adolescente comme adversaire. La
démonstration est magistrale : sans un mot, sans voix off, par la seule
succession des plans, le spectateur comprend que les marines ne peuvent plus
avoir qu’une seule pensée : ils vont perdre cette guerre.
La démonstration de Kubrick nous place au cœur d’un dilemme humain qui
n’est pas moins éternel que la ronde incessante des luttes de pouvoir. Celui de
savoir si la dignité de la vie ne doit pas être placée au-dessus de la vie
elle-même. C’est là l’ambiguïté de la notion de sacrifice, notion impensable et
inaccessible à un esprit néo-libéral. Le sacrifice des djihadistes est une
forme suprême de la dépravation, d’où vient alors que nous trouvions à d’autres
sacrifices l’expression contraire de la noblesse même ?
Lorsque le sacrifice n’immole aucun innocent, et est réalisé en défense des
autres ou de sa propre intégrité d’homme, il devient l’affirmation irrésistible
de la liberté humaine. C’est aussi la raison pour laquelle le métier des armes
restera toujours un fait insupportable, incompréhensible et profondément
dérangeant, parce qu’il est le dernier refuge du sens dans la société
post-moderne. Celle-ci cherchera en permanence à le réduire au rapport
d’intérêt qui est la seule toise qu’elle connaisse, par une mercenarisation des
armées. En vain : le rapport de l’individu face à la mort plonge l’homme
dans une expérience qui dépasse toujours le seul jeu des intrigues.
Au-delà d’un certain seuil, ceux qui voient le monde comme une extension de
« Game of Thrones » et considèrent que ceux qui sont réduits à
l’esclavage sont responsables de leur état, se heurteront à cette autre vérité
humaine qu’est le sacrifice. Leur bonne conscience alimentée par la mansuétude
de laisser les esclaves en vie - les différenciant encore selon eux des
barbares - fera connaissance avec le
dilemme de la dignité de la vie au risque de la vie.
Tout homme peut se convertir en soldat, s’il doit se mobiliser pour sa
propre dignité ou celle des siens lorsqu’elle est gravement atteinte. Il
montrera ainsi que l’égalité de condition des hommes peut être rappelée à tout
instant par ce moyen. Il s’opposera à une liberté qui ne s’arrête pas là où
commence celle des autres, mais se nourrit au contraire du saccage de celle-ci.
Ce n’est pas la philosophie politique qui montrera au néo-libéralisme
l’existence d’une transcendance, mais la noblesse de la voie du guerrier, rappelant
à l’ordre maffieux son fondement de peur et de lâcheté.
Terminons cette analyse des rapports de domination en montrant encore
l’opposition complète entre néo-libéralisme et libéralisme historique. Karl
Popper ne vécut pas assez longtemps pour signaler et combattre le danger de la
dérive post-moderne, c’est Georges Soros – malgré toutes les réserves déjà
exprimées sur le personnage – qui engagea ce combat parce qu’il avait
véritablement compris l’engagement Poppérien. Cependant, et bien que Popper
consacrât l’essentiel de sa vie au combat contre le communisme, il commençait
déjà à flairer le danger dans ses derniers travaux.
Le dernier combat que mena Karl Popper fut contre … la télévision,
notamment relativement à son impact sur les enfants. La boucle est bouclée, car
la critique prophétique que voici percevait déjà que le danger ne viendrait
plus des totalitarismes externes, mais du travestissement de nos libertés par
la société du spectacle :
« Une
étude récente a montré ainsi qu'il y avait en moyenne vingt-cinq actes de
violence par heure dans les émissions enfantines, et seulement cinq dans les
programmes de grande écoute. Les dessins animés "d'action et
d'aventures" relatent en fait des "affaires de pouvoir". »
(La télévision : un danger pour la démocratie)
La porte étroite
L’analyse des menaces pesant sur nos libertés est devenue un passage étroit,
révélant une situation extrêmement délicate et dangereuse dans l’histoire de
nos démocraties.
Celui qui ne réserve ses flèches qu’à la dérive néo-libérale ne fera pas la
part des choses entre ce que nous héritons de nos démocraties garantissant
encore nos libertés et leur travestissement jusqu’à la négation décrite plus
haut. Etroitement entrelacés, les deux visages du libéralisme, celui
d’Hutcheson et celui de Mandeville se présentent à nous comme un seul être
pourvu de l’effrayante dualité du Dr Jekyll et de Mr Hyde.
Les critiques primaires du néo-libéralisme ne feront pas de détail, et
sacrifieront sans états d’âme nos libertés fondamentales à des démagogues,
voire nous livrerons au totalitarisme islamiste pour le seul plaisir de voir
enfin chuter le capitalisme.
Cette fureur des faux révolutionnaires et des vrais aigris est le premier
danger mortel. Comme l’indique avec une grande pertinence la philosophe
politique Renée Fregosi, cette fureur dégénère en « justicialisme »,
une mythologie de vengeurs masqués auto-proclamés et improvisés, se vautrant au
mieux dans le bavardage des révoltes adolescentes, au pire dans l’action
violente des casseurs ou des soutiens actifs à l’islamisme.
Ils sont incapables de discerner ce qui provient des acquis du libéralisme
politique dont ils profitent pourtant pleinement, ou de son imposture. Ils
donnent dans tous les panneaux des théories du complot, faute de disposer des
outils qui leur permettraient de comprendre que leurs machiavéliques cibles
imaginaires sont tout autant emportées que les autres dans le carrousel du
marché roi devenu fou. Ils croient avoir trouvé leur grand Satan dans le
néo-libéralisme, justifiant selon eux n’importe quelle alliance et n’importe
quelle violence extrême pour le mettre à bas.
L’autre écueil consiste en l’hémiplégie inverse : ne voir que le
danger des totalitarismes externes, et se draper dans la cape du monde libre
sans analyse du poison interne qui le ronge, sans lucidité sur le fait que nos
démocraties libérales ont changé de nature. Ne pas voir les deux visages
d’Hutcheson et de Mandeville dans la mondialisation, c’est manquer un point
essentiel.
Il s’agit somme toute d’un autre justicialisme, dans lequel nous nous
portraiturons en défenseurs de la liberté contre le mal, en protecteurs des
« valeurs de la vie » contre les « adorateurs de la
mort » : les atlantistes néo-libéraux aiment tout autant adopter la
posture du vengeur que les gardes rouges de l’anticapitalisme.
Cette habitude remonte maintenant à quelques décennies, car il y a encore
peu, critiquer les institutions européennes, voter non aux différents référendum
de l’Union, ou remettre en question les bienfaits de la mondialisation –
nécessairement et obligatoirement heureuse – vous faisait ranger dans le camp
de « la haine de l’autre », du repli sur soi, voire carrément dans le
fascisme et le nazisme par de surprenants raccourcis et amalgames
volontairement entretenus. Il n’y a pas d’exagération dans ce propos :
« L’œil de Brutus » a réalisé un florilège des citations réelles de
ce terrorisme intellectuel, entretenu par des Minc, Rocard, Colombani, … :
La situation s’est améliorée et la raison revenue, car les faits étant
têtus, il a fini par être admis que les critiques du néo-libéralisme
n’émargeaient pas tous au NPA et à l’islamo-gauchisme. A moins de considérer
toute la rédaction de « Marianne », « Causeur », « Le
Figaro Vox », Paul Krugman et Joseph Stiglitz comme des fascistes
patentés, il redevient possible de discuter des dérives du néo-libéralisme sur
des bases raisonnables.
Les plus extrémistes des atlantistes – allant de pair avec la pauvreté de
pensée – ne se gênent cependant pas pour continuer sur leur ligne, considérant
les journaux pré-cités comme quasi-fascistes. La misère intellectuelle associée
au désarroi de voir les faits démolir leurs certitudes les conduit à persévérer
dans le terrorisme idéologique.
Si le justicialisme islamo-gauchiste ne doit faire l’objet d’aucune
complaisance, les atlantistes néo-libéraux devraient se souvenir qu’ils ont
eux-mêmes beaucoup abusé de cette drogue de la posture du justicier.
Faute d’avoir accepté des débats pourtant raisonnables en invoquant sur
n’importe quelle question le dernier rempart contre le fascisme et la défense
du monde libre, les néo-libéraux ont sapé la démocratie et fait advenir pour de
bon le loup contre lequel ils ont illusoirement crié depuis 30 ans. Ils
devraient se poser la question de savoir si le justicialisme démagogique de
l’extrême gauche d’aujourd’hui n’est pas issu de leur propre pratique qu’ils
reçoivent maintenant en boomerang.
Il faut se rappeler que beaucoup d’entre eux sont issus de la même école de
terrorisme intellectuel que fut l’université marxiste, après un passage sans
coup férir du col Mao au col cravaté, sans pour autant que les habitudes
rhétoriques aient été changées. La morgue méprisante d’un Manuel Barroso et son
mode d’argumentation visant à ne tolérer aucun avis qui lui soit contraire est
typique de ces trajectoires.
Pour prouver la vacuité et la proximité des deux discours en apparence
opposés, j’envisage de fabriquer – cela serait assez facile – un générateur
automatique de discours anticapitaliste et un autre de discours néo-libéral.
Les deux seraient totalement dépourvus d’intelligence, consistant simplement en
une recombinaison automatique de quelques dizaines de mots d’ordre creux, que
personne ne contredirait quant à la vertu affichée de leurs objectifs (« je
suis pour l’homme » ou « je suis pour la liberté »), mais qui ne
s’engagent en rien sur les moyens pratiques permettant leur existence, afin de
leur donner un minimum de signification et d’intelligence.
La voie est très étroite entre ces deux maux. Il ne faut rien céder à
l’islamo-gauchisme, structuré maintenant d’une manière telle qu’il a franchi ce
point de non-retour où il dispose d’une autonomie complète, un fonctionnement
autarcique fermé à toute discussion, qui ne s’arrêtera de lui-même que
lorsqu’il aura achevé son entreprise de conquête et de destruction totale.
La façon dont l’islamisme noyaute maintenant toutes les institutions
internationales, entretient une guerre de territoire dans chaque quartier, intimide
avec une précision et une vitesse remarquablement inquiétantes leur
coréligionnaires modérés pour les faire taire, joue de la culpabilité
occidentale, les fait atteindre le niveau de stratégie concertée qui était
celui de l’accession de Hitler au pouvoir. Il est cette fois légitime de lancer
l’alerte contre la bête, et cette fois pas pour des raisons de basse rhétorique
opportuniste.
Dans le même temps, nous ne pouvons mobiliser contre cette menace en se
contentant de nous présenter nous-mêmes comme le camp du bien contre le camp du
mal, la civilisation contre la barbarie. Contrairement aux idées reçues, ce
n’est pas la propagande qui obtient les mobilisations les plus puissantes et
les plus soudées, mais le respect du vrai. Sur le long terme les hommes
n’aiment pas être pris pour des imbéciles, et sont prêts à beaucoup donner dès
lors qu’on les respecte sur ce point.
Sans aggiornamento ni bilan sincère et lucide sur nos propres pratiques
démocratiques, notre appel au combat laissera en arrière-plan la certitude que
nous luttons contre une hydre dont les têtes repoussent deux fois plus vite que
nous les coupons, en raison d’un mal qui vient cette fois de nous.
L’exercice est difficile : notre propre critique ne doit pas verser dans
la repentance ou la culpabilité occidentale, qui alimentent les légions de
l’islamisme. Aussi, il s’agit beaucoup moins de revisiter le mal que nous
aurions fait à d’autres que de comprendre celui que nous avons fait à
nous-mêmes en nous laissant emporter par les quatre pierres du sens décrites
dans cet article.
Ce ne sont pas les faits historiques du colonialisme ou de la domination
économique qui sont à l’origine de notre mal interne, mais un inconscient
collectif qui véhicule une certaine idée de la société et de l’homme, dont il
est faux de dire qu’elle est vide de sens. Elle porte bien un message
positivement affirmé - bien que furtif - sur la nature humaine et sur la
société qui en découle, justifiant in fine une forme d’esclavage, non plus
ethnique mais social.
Quels remèdes alors ? Il faut ouvrir une troisième voie, un mode de
société et d’organisation évitant que nos démocraties libérales ne dégénèrent
en néo-libéralisme, en développant un deuxième système économique coexistant
avec l’actuel pour que tous deux se tiennent en respect et corrigent leurs
défauts réciproques. On ne corrige pas les vices du pouvoir par la vertu, mais
par des contre-pouvoirs.
Si vous avez aimé cet article, mes deux livres sur le monde de l'entreprise et plus généralement sur les pièges de la société moderne. Egalement disponibles au format Kindle :
"L'orque : une nouvelle forme d'organisation de la société et de l'économie"
"Portrait de l'homme moderne"
Si vous avez aimé cet article, mes deux livres sur le monde de l'entreprise et plus généralement sur les pièges de la société moderne. Egalement disponibles au format Kindle :
"L'orque : une nouvelle forme d'organisation de la société et de l'économie"
"Portrait de l'homme moderne"
http://lesakerfrancophone.fr/game-of-thrones-et-la-mort-de-louest
RépondreSupprimerBonsoir
tres bon texte !
on a traduit recemment une critique de Game Of Throne qui devrait vous intéresser.
L auteur revient sur les origines de Conan et faut un parallèle avec Tolkien.
On essaie nous meme d appliquer la recherche de la voie du milieu a la comprehension geopolitique ... pas toujours facile
cdlt
Herve
Question: Qu'est-ce qu'un Gaucho-Islamiste si ce n'est un sac fourre-tout utilisé pour discréditer ceux qui n'ont pas l'heur d'adhérer à l'idéologie dominante du repli sur soi?
RépondreSupprimerRien que d'utiliser ce terme vide de contenu en le validant discrédite tout l'article.
bla-bla ne fait que ralentir
RépondreSupprimerregarde ds ta boite à gants
y trouvera des cure dents
pour les nettoyer avant de glapir!