Les années récentes en France ne laissent pas seulement un goût amer par la
situation économique très délicate ou le climat politique délétère que nous
traversons. Cause ou conséquence, le débat d’idées, d’économie ou de société,
est devenu quasi impossible. La critique argumentée a cédé la place à une
étrange pratique dans laquelle l’on se permet de juger l’être profond de son
interlocuteur bien avant que d’écouter ses arguments. Il ne s’agit plus que de
discréditer et portraiturer comme ignoble toute position qui n’est pas la
sienne.
L’économie notamment, qui devrait être le lieu de la discussion raisonnée,
voit son débat assorti de jugements politiques terrifiants au départ de presque
toutes les discussions. Par exemple qui ose critiquer la construction européenne
actuelle ainsi que ses institutions ne peut être qu’un dangereux extrémiste,
arriéré, incapable d’ouverture aux autres.
Les arguments ne comptent plus, ni la compréhension logique du
discours : seul compte une sorte de « paysage » fait d’étiquettes
politiques et d’associations émotionnelles d’idées. Si Marine Le Pen déclare
être très critique vis-à-vis de l’euro, alors toute personne qui critique
l’euro sera nécessairement un sympathisant du front national. Les sophismes
fleurissent : il ne vient pas à l’idée qu’un Paul Krugman est à dix-mille
lieux du front national, mais que cela ne l’empêche pas de critiquer lui aussi
l’euro.
Il devient nécessaire de rappeler certaines évidences des règles de la
logique et du débat, à savoir que deux personnes peuvent avoir une même
position sur un sujet, mais pour des raisons et avec des intentions totalement
différentes.
Ou plutôt, l’on feint de ne pas voir ces évidences. Car ceux qui se livrent
à ces étranges pratiques sont loin d’être des imbéciles. Ils se sont en
revanche rendu compte qu’il était bien plus « rentable » de se livrer
à des attaques ad hominem que d’essayer de comprendre et discuter des arguments
de son contradicteur.
La vitesse du monde médiatique est adaptée à ces caricatures primaires, qui
distraient le public, mais qui sont le degré zéro de l’argumentation.
L’impression subjective de chacun, les sensations qu’il éprouve en fonction de
ses amitiés ou inimitiés sont devenus le marigot dans lequel nous pataugeons.
Autant dire qu’il est impossible avec un tel état d’esprit, de former un
seul concept. Un Disneyland des idées, peuplé de bons et de méchants, établit
cet environnement paresseux dans lequel il est beaucoup plus simple d’écrire un
article sur ses propres aversions subjectives que de passer du temps et de la
concentration à comprendre les arguments adverses.
A l’appui de cette escalade de l’intimidation verbale et de
l’appauvrissement de la pensée, vient souvent la question de ce qui est
« objectif » ou « factuel », par opposition à ce qui relève
de l’idéologie. L’idée tenace qu’il existerait sur tout sujet une position
objective et raisonnable, comme un pôle attirant à lui toute la vérité, et que
les thèses adverses ne peuvent être que des scories subjectives vis-à-vis de
cet attracteur de pureté, imbibe la pensée sous-jacente de presque tous les
médias institutionnels.
Qu’une telle croyance rompe avec des siècles de tradition de rationalisme
critique, et qu’elle soit la recette éprouvée de tous les terrorismes
intellectuels ne semble pas émouvoir ceux qui en font un abondant usage. Mais
qui se souvient de ce qu’est le rationalisme critique et de ses fondements? Il
est bien plus commode et moins fatigant de se livrer au jeu des goûts et
dégoûts personnels que l’on aura travestis en position « objective »
et « raisonnable ».
L’honnêteté intellectuelle
ne consiste pas à rechercher la position « objective » par opposition
aux « idéologies », mais à admettre la subjectivité de notre propre
position pour mieux la soumettre à l’épreuve de l’expérience.
Les articles de fond en économie ou en politique devraient employer le dialogisme, c’est-à-dire l’explication
du clivage entre deux ou plusieurs positions adverses ayant toutes des
arguments forts, et mettre en lumière les débats et choix que ces différentes
positions soulèvent. Au lieu de cela, nombre d’articles consistent aujourd’hui
en l’exposition de ce qu’il convient de penser, la mise en valeur d’une seule
position, et à présenter toute proposition adverse comme étant la menace de
dangereux extrémistes.
Lorsque l’on pose ces questions, peu se rendent compte qu’elles touchent à
des notions fondamentales telles que le rapport au vrai, au monde réel, et aux
connaissances que l’on peut porter sur eux.
L’épistémologie, la philosophie des sciences et la philosophie de la
connaissance ne peuvent être éludés lorsque l’on aborde ces questions, car il
s’agit de leur terrain. Leur traitement purement journalistique ne peut
suffire, car comme nous allons le voir, les notions de « connaissance
objective » et de « rapport au réel » appellent certains
concepts.
1
La
grande variante de l’épistémologie contemporaine.
Nous ne pourrons bien sûr en un seul article, résumer les dizaines d’années
de travaux menés par les chercheurs émérites de l’épistémologie contemporaine.
Nous ne rentrerons pas non plus dans le détail technique de ces travaux,
l’emploi par exemple d’outils probabilistes ou logiques complexes servant à décrire
le rapport entre nos discours et le monde. Les paragraphes qui vont suivre
doivent donc être compris comme de brèves références, non comme un exposé des
thèses qui vont être employées.
Il se dégage cependant une ligne principale de l’épistémologie récente.
Nous l’appelons « la grande variante », car comme au jeu d’échecs, il
existe souvent dans l’analyse d’une position une variante principale et
plusieurs ramifications. La grande variante n’est pas un discours
monolithique : c’est une discussion à trois voix, qui échangent, se
contredisent, se réfutent ou se rejoignent. C’est l’ensemble de cette
progression contradictoire qui permet de tirer des leçons de la question du
rapport du discours au réel, non une position en particulier.
Nous articulons la grande variante autour des travaux qui se répondent de
Karl R. Popper, Willard V.O. Quine et Thomas S. Kuhn. Ces trois grands noms ne
sont évidemment pas les seuls dans l’épistémologie moderne. Un Hillary Putnam
par exemple, a beaucoup œuvré dans ces débats. Mais le récit des thèses et
contre-arguments entre ces trois penseurs permet de saisir l’essentiel des
grandes notions de l’épistémologie contemporaine. Rappelons que cet article n’a
pas l’ambition d’exposer les travaux importants de ces trois épistémologues,
même de façon résumée, mais de faire simplement des références rapides à
certains points de leurs thèses. Le lecteur intéressé pourra se reporter à
« La logique de la découverte scientifique » ainsi que
« Conjectures et réfutations » pour Popper, « Le mot et la
chose » pour Quine et « La structure des révolutions
scientifiques » pour Kuhn.
Les retombées de ces débats dépassent largement la philosophie des
sciences. La question de « l’objectivité » du discours, de la place
des idéologies, des notions de « fait » et de « confrontation à
l’expérience ou au réel », sont brillamment éclairés par cet échange à
trois voix, de sorte qu’il permet également de sortir des ornières
intellectuelles décrites au début de cet article.
1.1
Le critère Poppérien de démarcation des
pensées scientifiques
Karl R. Popper eut pour premier projet de trouver un critère de démarcation
entre les thèses scientifiques et celles qui ne le sont pas. Sa démarche
s’inscrivait en réaction à l’expansion du marxisme et de la psychanalyse à son
époque, tous deux prétendant être des théories scientifiques. Il semblait
évident à Popper qu’elles ne pouvaient pas se décerner une telle qualification.
Mais comment le prouver ?
Avant d’en arriver à son critère, Popper traita d’un sujet beaucoup plus
ancien en philosophie des sciences, mais sur lequel il était indispensable de
prendre position : le débat entre inductionnistes et déductionnistes.
Popper écrivit une réfutation de l'inductionnisme restée célèbre, à tel point
que cette position n’est plus que très rarement soutenue dans le débat
philosophique. Les arguments de Popper sur cette question seront d’une grande
importance pour notre propre problématique.
L’inductionnisme consiste à penser que les thèses scientifiques sont
formées à partir d’une observation directe de l’expérience, et qu’une
accumulation d’observations dans de bonnes conditions permettra de structurer une
théorie à propos d’elles. Issu du premier empirisme anglais, l’inductionnisme
donne à l‘observation directe de l’expérience un caractère d’objectivité :
est objectif celui qui s’en tient à observer les faits du monde réel,
l’idéologie intervenant dès lors que nous leur rajoutons des opinions propres
qui ne sont pas issues de l’expérience. Pour les inductionnistes, le
scientifique possède une sorte « d’œil de l’objectivité », qu’il a
forgé par la discipline de s’en tenir à la stricte observation des données
expérimentales.
Le déductionnisme considère que la notion d’observation objective est sans
fondement. Nous observons le monde à travers de nombreux filtres qui sont
autant d’a priori, ne seraient-ce que la frange de la lumière visible dans
laquelle nous observons, où l’échelle à laquelle l’observation est faite, qui
modifie la topologie des objets de notre étude. Mais plus fortement encore,
nous opérons déjà une conceptualisation du réel avant que de l’observer :
nous choisissons par exemple de découper le paysage visible en éléments séparés
qui sont propres à notre espèce animale puis à notre culture et notre
individualité. Notre cerveau possède déjà une architecture qui nous fait
interroger le réel à partir d’une grille de lecture pré-définie.
Nous ne voyons la réalité qu’à partir de prismes liés à l’espèce humaine,
puis à d’autres que la culture a surajoutés. Nous étudions la réalité à partir
de tentatives d’explication qui possèdent au départ une structure partielle et
partiale : notre entendement n’est capable d’appréhender que quelques clés
d’explication que nous essayons d’appliquer à ce que nous observons. Il ne peut
y avoir d’observation « neutre », car nous tentons toujours
d’interpréter le réel en même temps que nous l’observons, pour la simple raison
que la quantité d’informations que nous envoie le réel est potentiellement
infinie. Dans n’importe quelle situation de la vie concrète, il y a une infinité
de choses à remarquer. Nous effectuons un tri permettant de résumer cette
situation à quelques clés d’explication que nous estimons être les éléments
saillants et importants. Au passage, la neutralité a disparu car cette
interprétation du réel est nécessairement subjective.
Le déductionnisme considère que nous modélisons toujours le réel en même
temps que nous l’observons, sans quoi son infinie diversité nous submergerait.
Nous n’avons donc toujours qu’un accès indirect à la réalité. Nous observons le
monde à travers des représentations et il importe dans ce cas, selon l’adage,
de ne pas confondre la carte et le territoire. Issu de la pensée kantienne, le
déductionnisme nous barre tout accès à la réalité « en soi ». Nous ne
pouvons qu’en former des représentations partielles qui nous aident à orienter
nos pensées et nos actions.
Cette première grande bifurcation entre inductionnisme et déductionnisme
s’est conclue par une victoire sans appel de ce dernier. La notion de modèle en
sciences a été suffisamment étudiée et approfondie pour que les schémas
inductionnistes ne soient plus professés sérieusement dans tout cours
d’épistémologie, à part comme curiosité historique.
Le déductionnisme semble donner prise au relativisme, car il prend comme hypothèse
que nous sommes déjà équipés intellectuellement de divers a priori sur la
réalité à laquelle nous allons être confrontés, en la simplifiant de manière
partielle pour pouvoir au moins en comprendre une partie. Mais la confrontation
à l’expérience permet d’éviter l’écueil du relativisme. Nous ne commençons
certes toute expérience que par une vision subjective, mais son épreuve au feu
du réel permet de la qualifier et de la comparer avec nos autres visions. Le
scientifique n’est pas un « sur-homme » qui serait doté d’une vision
objective de l’expérience sensible. Il est simplement le pratiquant d’une
discipline systématique consistant à confronter sa subjectivité à l’expérience,
et à recouper les résultats de plusieurs épreuves de ce type.
A ce titre, sa démarche n’est pas fondamentalement différente de celle de
l’enquêteur ou du détective. Ce qui donne un surcroit de puissance à ses
thèses, en plus du recoupement de plusieurs expériences croisées, est le
formalisme mathématique qui lui permet d’interroger le réel avec une très
grande précision. L’art de la vérification du détective et la mathématisation
du modèle permettent au scientifique d’atteindre cette précision qui nous
paraît surhumaine, qui n’est en fait que le croisement de plusieurs
interrogations mathématisées. La connaissance scientifique possède bien un
statut privilégié, non parce qu’elle serait dotée d’un caractère objectif en
tant que tel, mais parce que son mode de confrontation au réel permet
d’objectiver des vues subjectives et partiales.
Ceci conduit Popper à proposer son critère. Est scientifique la thèse
formulée de telle sorte qu’elle s’expose volontairement et sciemment à la
réfutation. La solidité des thèses scientifiques fait penser à certains
qu’elles ne sont pas questionnables. C’est en fait tout le contraire :
c’est parce qu’elles ont accepté d’être remises en question dès le départ,
qu’elles se voient conférer une solidité bien supérieure à des thèses
n’admettant pas le questionnement. Le scientifique se place volontairement en
état de vulnérabilité, contrairement à l’intégriste qui n’admet pas une
discussion sur ses hypothèses ou le relativiste qui se permet d’en changer à
tout moment, ce qui permettra de « tremper » son modèle au feu de
l’expérience, le rendant beaucoup plus robuste aux futures réfutations. Pour
résister aux réfutations de manière efficace, il faut avoir accepté d’être
réfuté.
Le critère Poppérien de réfutabilité ne doit pas être caricaturé comme une
simple « vérification » par les faits. La puissance d’une théorie ne
réside pas dans une vérification point à point de faits qu’elle énoncerait,
mais dans le nombre d’observations que son récit ou sa mécanique de
fonctionnement parviennent à englober. Une thèse scientifique est soit un
récit, soit la description d’une mécanique d’explication d’un phénomène. On ne
peut comprendre cette thèse qu’en déroulant la totalité du raisonnement qu’elle
applique à la réalité pour rendre compte au cours de son déroulement du plus
grand nombre possible de faits observables. Les faits scientifiques ne sont
jamais isolés, ils se rencontrent lors du déroulement d’un récit ou d’une
logique que le modèle constitue, qui doivent être compris comme
l’interprétation que le modèle donne du phénomène. La vérification Poppérienne
n’est pas une simple correspondance point à point, mais un critère de
vraisemblance sur un modèle logiquement cohérent, dont les faits saillants ne
sont qu’une résultante.
Popper opéra par la suite un saut audacieux de l’épistémologie vers la
philosophie politique. La démocratie – lorsqu’elle fonctionne – peut être
assimilée à la démarche scientifique, tandis que tous les autres régimes
politiques sortent de cette démarche. La démocratie semble bien vulnérable face
à la froide et intolérante détermination de la dictature. Mais sa force réside
dans cette vulnérabilité voulue qui lui permet de réagir et de s’adapter à de
nouvelles confrontations à l’expérience, bien mieux que ne le font toutes les
dictatures. L’intégriste s’approprie la légitimité du réel, tandis que le relativiste
nie son existence pour occuper totalement le terrain du discours. La
connaissance scientifique renvoie dos-à-dos ces deux positions, en considérant
qu’il faut se donner tous les devoirs de la vérité sans jamais s’adjuger un
seul droit sur elle. Sur le plan politique, le démocrate véritable en fait de
même.
Le critère Poppérien connut un grand succès, car il permit d’écarter nombre
de pseudo-sciences ou des idéologies telles que le marxisme du champ de la
scientificité. La vulnérabilité voulue, notamment dans la formulation des
thèses scientifiques, fut reconnue par la communauté des savants : un
scientifique ouvre volontairement des brèches dans sa propre thèse, de façon à
ce qu’elle puisse faire l’objet d’alternatives testables et réfutables,
permettant d’améliorer continument le modèle.
1.2
Les
problèmes soulevés par Quine, pour l’application du critère Poppérien
Il n’est pas possible de retraduire toute la puissance et la complexité de
l’œuvre de Quine, notamment de ce maître livre qu’est « Le mot et la
chose », en quelques paragraphes. Mais les quelques traits saillants de la
grande variante peuvent être dégagés.
Quine fait remarquer qu’en pratique, l’application du critère Poppérien
demeure difficile. Les procédures de test critique imaginées par Popper supposent
que l’on puisse trouver un accord stable sur ce que sont les expériences
critiques d’un modèle, et sur l’interprétation de celui-ci permettant de savoir
de quels faits il rend compte. Le fait que le scientifique puisse séparer
clairement les procédures de test du phénomène qu’il étudie est
problématique : lorsqu’il va rencontrer une réfutation par l’expérience,
s’agit-il de l’une des limites objectives et intrinsèque du modèle (comme par
exemple l’avance du périhélie de Mercure pour la théorie newtonienne de la
gravitation), ou bien une limite subjective due à l’insuffisance de ses
capacités d’interprétation ? Rencontrons-nous les limites du réel, ou bien
nos propres limites de compréhension, lorsque nous voyons nos modèles
réfutés ? En d’autres termes, la logique, qui est garante des procédures
de vérification, est « dans le même bateau » que les autres sciences
pour Quine : on ne peut isoler de façon stricte un phénomène des
procédures de vérification qui le concernent. Un protocole de test est lui-même
un phénomène sujet à notre partialité, en regard du phénomène qu’il est censé
vérifier.
Ce qui est assez stimulant dans ce contre-argument de Quine, est que ce qui
a fait le succès de la thèse de Popper se retourne en partie contre
elle-même : pour les mêmes raisons invoquées par Popper permettant de
réfuter l’inductionnisme, à savoir qu’il n’est pas possible d’avoir d’emblée
une vision objective du réel, il n’est pas plus possible de
« convoquer un morceau du réel », en considérant qu’il sera
l’échantillon requis pour notre protocole de test critique. L’a-priori de
l’observation rentre en ligne de compte dans le choix des vérifications que
nous considérerons comme critiques. La preuve en est que bien souvent en
science, des expériences critiques remettant en question la théorie sont
apparues par hasard, alors qu’elles n’avaient jamais été imaginées lors de la
procédure de vérification initiale.
La thèse de Quine a été critiquée comme prêtant le flanc au
relativisme : si l’on ne peut séparer clairement l’objet de son dispositif
de test et d’interprétation, comment dégager une procédure rigoureuse de
vérification ? La thèse de Quine ne soutient en rien le relativisme, elle
souligne simplement que les procédures de vérification par l’expérience sont
beaucoup plus compliquées qu’il n’y parait, et que leur convergence vers des
résultats exploitables ne relève pas d’un protocole univoque de test mais d’incessants
aller-retours et recoupements entre la thèse défendue, et les moyens de vérification
qui lui sont associés, la procédure de vérification devant elle-même être
remise en question.
1.3
La
difficulté des comparaisons terme à terme soulevée par Kuhn
Kuhn relève une difficulté supplémentaire dans l’application du critère
Poppérien. Quine faisait déjà observer que nous étions pris dans un bourbier où
limites intrinsèques de nos modèles et limites subjectives de notre pensée se
confondaient. Mais par des recoupements étendus au couple du phénomène et de
son évaluation, il était encore possible que ce bourbier finisse par converger
vers des résultats exploitables, permettant de comparer les efficiences des différentes
théories.
Mais ceci suppose que les différentes thèses scientifiques sont commensurables :
qu’il est possible de les comparer et de les classer. Même ceci est encore trop
demander. Kuhn fait observer que les thèses scientifiques se présentent souvent
comme la description d’un monde en soi, d’un microcosme induit par le modèle. Parfois,
l’innovation scientifique ne fait pas que proposer un nouveau modèle en
continuité de ceux qui l’on précédé. La science peut être amenée à
« changer de paradigme », c’est-à-dire proposer une vision et une
représentation du monde qui n’ont plus rien à voir avec les précédentes. Le
passage du géocentrisme à l’héliocentrisme en est l’exemple le plus connu, mais
il faut également citer les différentes descriptions de la lumière qui ont
alterné les modèles corpusculaires et ondulatoires, ou encore la controverse
entre Einstein et Bohr sur l’introduction des probabilités en physique. La
« réfutation par les faits » ne peut dans ce cas relever d’une
comparaison des deux modèles sur la base des mêmes faits : les modes de
description de la réalité sont tellement différents que l’échantillon de tests
critiques permettant d’éprouver le modèle ne peut être le même. Ceci confirme
la remarque de Quine - les faits que nous considérons comme confirmant ou
invalidant la théorie font aussi l’objet d’un choix a priori sur l’ensemble des
faits possibles - mais pousse la difficulté un peu plus loin, en montrant que
parfois l’on ne peut comparer la puissance de deux modèles sur la base des mêmes
données expérimentales.
La remarque de Kuhn, et ceci aura une importance cruciale pour la suite,
montre qu’il faut prendre un modèle dans sa globalité pour le comprendre. Que
sa validation n’est pas qu’une simple mise en correspondance, mais qu’il faut
rester à l’intérieur de sa logique et de son récit pour parcourir les faits et
événements qu’il permet d’expliquer. La première approche naïve est de
considérer qu’il y a des théories, et que des faits extérieurs viennent les
invalider. La compréhension profonde est de voir que les faits eux-mêmes sont
« internalisés » dans la théorie et que celle-ci se présente comme un
tout englobant sa logique de fonctionnement et les faits observables qu’elle
permet d’expliquer. Le fait ne vient donc pas directement « frapper »
la théorie comme un choc la remettant en cause. Il tente d’être « digéré »
par celle-ci, et ce qui réfute la théorie n’est pas l’invalidation ponctuelle
par un fait, mais l’introduction de celui-ci dans l’ensemble de sa logique
interne, qui en renforce la cohérence ou au contraire la disloque. Un modèle
scientifique cherche à maintenir ensemble le plus grand nombre de faits
observables en un tout cohérent, et ce qui vient le réfuter n’est pas une
contradiction ponctuelle, mais le fait qu’il s’effondre sur lui-même parce que
le nombre d’incohérences qu’il tente de concilier devient intolérable.
La remarque de Kuhn reste dans la lignée de la vision Poppérienne d’un
modèle scientifique. Les modèles ne sont jamais parfaits, et l’on ne peut
évidemment les abandonner parce qu’une seule invalidation par l’expérience se
produit au milieu de milliers de confirmations. Le modèle adopté à un moment
donné par les sciences n’est pas celui qui n’a jamais été infirmé, mais celui
qui comporte le moins d’infirmations sur l’ensemble des tests qu’il subit, donc
celui qui résiste le mieux à l’expérience, sans prétendre à l’exactitude
absolue. Le modèle est accompagné de sa batterie de tests, et celle-ci fait
partie intégrante du modèle lui-même.
Kuhn fit lui aussi l’objet de reproches de « relativisme ». Mais
sa remarque n’induit en rien que l’on rejoigne le relativisme, même si certains
l’ont fait à la lecture de Kuhn. La seule chose que l’on peut déduire
directement de Kuhn est que les protocoles de confrontation à l’expérience des
modèles scientifiques sont encore plus complexes que ce que l’on imaginait, et
que ce qui permet de statuer sur la validité d’un modèle scientifique suit une
logique bien différente de la première apparence.
Avec Quine, nous avons vu que le protocole de vérification n’était pas
lui-même objectif, que la procédure de vérification était elle-aussi une thèse,
en regard de la thèse qu’elle devait vérifier. Avec Kuhn, nous voyons que cette
procédure de vérification n’est pas seulement une deuxième thèse : la
théorie et le jeu de ses vérifications forment un seul et même ensemble. L’on
doit se plonger dans la logique interne d’une thèse pour pleinement en juger,
parce qu’elle porte une vision du monde.
En apparence, la réfutation par les faits est un choc externe direct venant
impacter la théorie. De façon plus profonde, le fait agit de façon indirecte
sur la théorie : au départ externe, il induit une cohérence renforcée ou
bien une incohérence interne à la théorie, un peu comme le champ magnétique
génère indirectement un courant induit dans la bobine.
Le fait provoque une « résonnance » dans la théorie, et si trop
de faits induisent des incohérences insurmontables dans le récit d’ensemble, la
théorie éclate. L’expérience est ré-internalisée et absorbée, et ce qui met fin
à la théorie est un effondrement de celle-ci sous le propre poids de ses
explications, comme l’est un organisme vivant à bout de souffle, non la
destruction de celle-ci par des chocs externes.
1.4
Synthèse
des enseignements de la grande variante – l’analogie du violon
A l’exposé de la grande variante, il peut sembler miraculeux que la science
fonctionne. Le débat Popper / Quine / Kuhn montre qu’il est beaucoup plus
difficile qu’on ne le pense de se sortir du bourbier de nos subjectivités. La
demande de la science d’être plus qu’une simple somme d’intersubjectivités est difficile
à satisfaire. Et pourtant, ce galimatias de thèses mélangées à leurs propres
procédures de validation, ce magma d’hypothèses dont on ne sait jamais si elles
nous font rencontrer les limites du monde ou nos propres limites, finit par
converger et permettre de faire des prévisions avec une précision parfois
hallucinante.
Il y a bien un caractère particulier de la connaissance scientifique qui
dépasse le simple jeu des intersubjectivités, mais son mécanisme profond reste
mystérieux, et cette position privilégiée n’est due en rien à une sorte de
capacité surhumaine dont l’homme de science serait investi. Par ailleurs, et
nous l’avons vu, la démarche scientifique n’est en rien différente de celle du
détective, avec le formalisme mathématique en plus qui en accroit énormément la
précision. Le seul recoupement opéré par le détective permet lui aussi
d’atteindre parfois une précision hallucinante, les fans des enquêtes de
l’inspecteur Colombo comprendront de quoi je parle ici.
« Le plus incompréhensible est que le monde soit compréhensible. »
disait Einstein. L’exposé de la grande variante nous fait comprendre la
justesse de sa remarque. Nous allons proposer une analogie – dite du violon –
permettant de comprendre en quoi le mode d’explication des sciences peut dépasser
l’intersubjectivité, bien qu’elles s’y trouvent plongées en permanence.
Au départ de « l’analogie du violon », nous formons une
hypothèse : observer, c’est interroger. Il n’y a pas d’observation
objective du réel, car dès lors que nous posons notre regard sur lui, nous lui
posons en même temps des questions. L’interrogation accompagne l’observation
comme son ombre. Il ne faut donc pas voir nos observations comme une activité
passive : nous cherchons à interroger ce que nous voyons en même temps que
nous le voyons, en nous posant la question muette : « est-ce bien
cela » ?
« L’analogie du violon » pousse cette logique d’interrogation du
réel à son maximum. Elle consiste à dire que la nature, ou le réel, est une
sorte de polyglotte universel, capable de parler toutes les langues, et de nous
répondre dans la langue que nous avons choisie pour l’interroger. Nos observations,
ainsi que l’a priori qui les accompagne toutes dès le départ, peuvent ainsi
être comprises comme des questions que nous adressons au réel dans un langage
propre. Et nous sommes payés en retour du langage que nous aurons choisi. Qui
interroge le réel par un langage grossier recevra une réponse grossière. Qui
interroge le réel par un langage fin recevra une réponse fine. Ce sont les a
priori dont nous assortissons nos observations qui déterminent la finesse ou la
vulgarité de notre vision du réel, et partant des questions que nous lui
adressons. Pourquoi « l’analogie du violon » ? Parce que nos
modes d’interrogation du réel sont comparables à l’archet sollicitant la
réponse du violon. Et plus l’archet est fin, plus la réponse sera fine. Nos
observations doivent être comprises comme des questions adressées au réel,
formulées dans notre langage privé, propre à chaque individu dirait Quine. Nous
possédons chacun notre archet ou nos jeux d’archets, et le plus miraculeux est
que le réel nous réponde, qui plus est dans notre propre langage, pour
reprendre l’aphorisme d’Einstein.
Dans l’analogie du violon, la tentation de faire de nos modèles une partie
du réel est définitivement écartée : le réel nous répond dans la langue
avec laquelle nous l’avons interrogé, mais il n’est pas cette langue, pas plus
qu’une personne parlant le français ou l’anglais n’est la langue française ou
la langue anglaise, ou encore pas plus que l’archet n’est le violon. Nos
interrogations déclenchent la réponse du réel, mais elles ne sont pas celui-ci.
Les énoncés mathématiques ou les algorithmes, dont la puissance de description
nous fait parfois croire qu’ils sont un constituant du réel, ne le sont
cependant en rien : ils ne sont qu’un archer très fin, un langage très
subtil, nous assurant une très bonne qualité de réponse de la réalité.
2
Les
retombées dans le débat politique ou économique
Effectuons le saut audacieux que fit Popper lors de l’application de son
épistémologie au domaine politique, transposant la réfutabilité scientifique à
la force adaptative des démocraties.
Quels enseignements tirer de « la grande variante » sur le débat
politique ou économique ?
2.1
Les
soi-disant « cercles de la raison »
S’accorder des titres de propriété sur la raison est précisément l’inverse
d’une démarche rationnelle. Il est pénible de devoir rappeler une telle
évidence, à laquelle le legs de Karl Popper aurait dû conférer une mémoire
indélébile. L’honnêteté intellectuelle, encore une fois, ne consiste pas à
« être objectif par rapport aux autres qui sont subjectifs », mais à
accepter humblement de confronter sa propre subjectivité à l’épreuve de
l’expérience.
Mais ceci est la preuve que nous sommes rentrés dans une ère d’indigence de
la pensée, incapable de former quelque concept, leur préférant des associations
arbitraires de thématiques sous des étiquettes manichéennes, portées par la
rhétorique des luttes de pouvoir.
Nous sommes décidément bien loin de la puissance intellectuelle des maîtres
de la grande variante. Les thuriféraires des cercles de la raison sont surtout
enfermés dans les lourds arceaux de l’imbécilité. Une attaque par trop ad
hominem ? Nous leur devons bien cela, car eux ne s’en privent pas et ne
sont capables que de tels arguments, en lieu et place d’un quelconque raisonnement.
Là encore, l’on est payé du langage que l’on emploie.
Le plus cocasse est que les tenants des « cercles de la raison »
se réclament du libéralisme, une complète imposture vis-à-vis de la tradition
libérale véritable, dont Karl Popper est l’un des meilleurs représentants. Il
faut dire que les néo-libéraux ont derrière eux un long entraînement au
terrorisme intellectuel, acquis lors des décennies précédentes dans les
creusets marxistes des universités : une grande partie des
« libéraux » d’aujourd’hui sont de ceux qui sont passés sans coup
férir du col Mao au Rotary, montrant que leur unique conviction n’a rien de
politique mais se réduit à l’obsession du pouvoir personnel.
La pensée totalitaire des gauchistes a fort bien transmis ses méthodes
d’argumentation au prétendu « libéralisme » d’aujourd’hui, qui s’en
est fort bien accommodé. Rien d’étonnant à cela, ils sont portés par les mêmes
hommes, à quelques années d’intervalles.
Les « cercles de la raison » d’Alain Minc se revendiquent comme
tels aujourd’hui, tout comme la pensée du Dr Lyssenko s’arrogeait la
scientificité du marxisme il y a quelques décennies selon un schéma équivalent.
Le véritable rationalisme critique les remet à la place qui leur revient, celle
d’une pensée magique, d’une économie vaudou, d’une « cargo cult
philosophy ».
La démolition de toute pensée conceptuelle et son remplacement par une
politique de l’anathème et de l’excommunication a fini d’achever le débat
politique ou économique en France. Au moins, cela a permis de rendre clair les
objectifs de ceux qui pratiquent de telles méthodes : rester les seuls
autorisés à prendre la parole après une tabula rasa faite d’un mélange de
cynisme et d’imprécation.
2.2
Indigence
du « fact checking »
Le récent phénomène de mode du « fact checking » n’est pas
seulement une lubie moderne agaçante, c’est aussi un signe des temps. Le
« fact checking » est un peu au journalisme ce que le « big
data » est à l’industrie du numérique : à la fois un phénomène de
mode, une banalité, la présentation de pratiques pas du tout novatrices comme
de grandes percées, enfin l’indigence de redécouvrir que tout sens nécessite
une interprétation, ce qui rend de fait caduques ces « concepts ». Et
derrière ces numéros d’illusionnistes, la vente de prestations à des tarifs élevés.
Le fact checking procède d’une double erreur. La première est qu’il
existerait une thèse vraie, tandis que toute autre thèse adverse lui serait
nécessairement inférieure, car entachée d’erreurs, de préjugés qui
l’écarteraient de cette droite voie. Il est pénible de voir à quel point nous
avons reculé : il y a quelques années, cet abêtissement devant une
« colonne de vérité », représentant ce qu’il convient de penser,
aurait été repoussé sous les moqueries. La grande variante nous livre comme
principal enseignement que toute liste isolée de faits est sans signification.
Une thèse est avant tout un récit décrivant comment nous pensons que les choses
se déroulent sur un sujet donné. Les faits n’interviennent que comme incorporés
au récit, en étant des temps forts, des moments saillants de celui-ci. Il n’est
pas possible de séparer la procédure de vérification du récit auquel elle est
attachée : la logique de vérification est « dans le même
bateau » que le phénomène qu’elle étudie.
Une même série de faits peut d’ailleurs être interprétée selon deux récits
différents, invalidé pour l’un, confirmé pour l’autre. Il n’y a pas de
« thèse objective » qui refoulerait toutes les autres comme entachées
d’idéologie. Il n’y a que des thèses adverses, sachant que si elles soulèvent
un problème intéressant, elles révèlent une aporie : elles demandent de
concilier des besoins contradictoires, sur lesquels il est nécessaire de faire
des arbitrages et des choix de société. La seule objectivité se trouve dans la
tension contradictoire entre ces thèses, généralement non résolue.
Les épigones du « fact checking » rétorqueront peut-être que ceci
est pris en compte dans leur activité. Mais de deux choses l’une, soit ils
estiment que leurs productions ont une sorte de surcroît d’objectivité, ce qui
est une imbécilité démentie depuis des dizaines d’années par l’épistémologie
contemporaine, soit ils admettent que leurs productions sont assujetties aux
mêmes contraintes que toute autre thèse défendant un point de vue particulier,
auquel cas il n’y a pas lieu de distinguer un « fact checking » du
reste des autres productions : ils doivent s’engager, comme les autres,
dans le risque d’avancer une thèse, et assumer le risque Poppérien d’être
contredit. Personne n’est « au-dessus de la mêlée », et penser y être
n’est pas la position du véridique mais celle du ridicule.
La seconde erreur consiste à penser que la confrontation à l’expérience
consiste en une sorte de « check-list », une grille de cases à
cocher. Vision ô combien simpliste, même lorsqu’on lui adjoint les possibilités
supplémentaires du recoupement. Là encore, la confrontation à l’expérience ne
consiste pas à vérifier des faits, mais à comparer des récits. Le travail du
détective est d’opérer des reconstitutions, non d’avoir un panier de cases à
cocher. Le fact-checking pourra éventuellement servir à vérifier ponctuellement
si des déclarations chiffrées sont exactes ou non. Mais il ne sera d’aucune
utilité si plusieurs récits concurrents se contredisent, et font apparaître
plusieurs conceptions du monde qui seront à arbitrer : autrement dit, le
fact-checking ne fonctionne que dans les cas inintéressants …
2.3
Misère
du néo-libéralisme
C’est un grand mérite qu’il faut reconnaître à Popper que d’avoir identifié
un schéma commun à toutes les pensées totalitaires.
Ce schéma s’appelle « historicisme ». Son principe est
simple : ceux qui en sont affectés estiment que leurs convictions sont à
la fois le sens et la finalité de l’histoire, et qu’à ce titre ils sont les
représentants de celle-ci, étant investis par elle de la mission de
l’accomplir.
C’est une façon de s’approprier le réel, comme le fait l’intégriste, en
accaparant et ramenant tout sens historique à son petit soi. Le marxisme se
pensait investi de cette invincible justification. Le néo-libéralisme le fait à
présent : il ne porte pas seulement des convictions économiques, mais un
messianisme totalitaire considérant que toute alternative à son discours ne
peut être que le fait d’arriérés entravant la marche du Bien.
D’où l’extrême arrogance par exemple des entités représentantes de l’union
européenne, ou encore celle des néo-conservateurs américains : le schéma
de Popper fonctionne avec n’importe quelle idéologie, indépendamment des étiquettes
politiques. Dès lors qu’un homme est persuadé qu’il détient la direction de
l’histoire, il est en route vers le totalitarisme.
C’est en cela qu’un conservateur authentique est l’exact opposé d’un
néo-conservateur, tout comme un libéral historique est le contraire d’un
néo-libéral. Ce dernier cherche à imposer de grandioses visions messianiques,
il est persuadé que sa conviction est l’alpha et l’oméga de la civilisation.
Etre véritablement conservateur, c’est adopter au contraire l’humilité de
l’empirisme. C’est admettre que l’on ne détient pas toutes les clés
d’explication, et que l’on tâtonne sans cesse pour s’améliorer continument.
C’est aussi admettre que nous ne pouvons jamais savoir à l’avance quelles
nouvelles formes pourra prendre la civilisation, qu’elles peuvent être
surprenantes et contraires à nos principes actuels.
Notamment les modes d’organisation économique peuvent se révéler infiniment
variés, et ce que nous voyons aujourd’hui comme des principes intangibles peut
très bien se retrouver remis en question : nous ne sommes qu’à la
préhistoire des organisations économiques, encore très primaires dans leur
rapport à l’homme, non à la fin de l’histoire.
Les failles du néo-libéralisme sont pourtant béantes, comme l’étaient
celles du marxisme. Cela n’empêche pas leurs thuriféraires de croire en leur
invincible mission. L’examen des thèses du néo-libéralisme au crible du
rationalisme critique les rend pourtant très faibles. Les modèles de
« concurrence pure et parfaite » par exemple, ne correspondent à
aucune réalité pour qui pratique le monde réel de l’entreprise.
De même, concurrence et création de valeur sont des forces antinomiques et
non cause l’une de l’autre, comme le souligne Joseph Schumpeter, ce penseur
génial et atypique de l’économie, qui avait compris avant tous que l’asymétrie
de l’information était le moteur de l’économie, contrairement à tous les
modèles de l’équilibre classique.
La concurrence est le moyen le plus efficace de consommer et répartir la
création de valeur, mais nullement de la générer. Une concurrence appliquée
trop tôt et trop uniformément tue la valeur, au lieu d’en récupérer les fruits.
Appliquée trop tard, elle dégénère en abus de position dominante. C’est donc un
équilibre subtil à maintenir, permettant à l’innovateur ou au créateur
d’entreprise de toucher les fruits de son initiative, à mille lieux du
néo-libéralisme simpliste et sans imagination qui considère que toujours plus
de concurrence et toujours plus de dérégulation ne peuvent être que bénéfiques.
Ainsi, « la mise en concurrence » est un terme qui n’a pas de sens
pris isolément, car il existe déjà deux types de concurrence qui sont
antinomiques : celle par les prix et celle par la qualité. L’idéologie
néo-libérale aboutit à un nivellement de la concurrence par les prix, au
détriment de l’initiative, elle qui n’a à la bouche que les mots de
compétitivité et d’excellence.
Qu’en diraient nos spécialistes du « fact checking » ? Face
à des mesures de protection contre la concurrence aplanissante, ils
concluraient : « le pays X ferme son économie » et penseraient
être factuels. Selon une autre lecture, il sera pourtant dit que ce même pays
prépare au contraire son ouverture à la concurrence mais dans de bonnes
conditions pour lui. Le fait que les Etats-Unis doivent l’efficacité de leur
économie à un fort interventionnisme pour protéger leurs industries et leurs
innovations ne semble pas ébranler les certitudes convenues de ceux qui n’ont
jamais mis les pieds en entreprise ni conduit un projet, mais donnent néanmoins
des leçons d’économie.
Le monde est complexe, et l’absence de régulation pensée comme évitant tout
à priori est au contraire un a priori fort. L’honnêteté intellectuelle ne
consiste pas à s’imaginer débarrassé de tout a priori, mais de s’engager
courageusement dans un apriori que l’on sait être imparfait, pour non moins
courageusement le confronter à la réalité.
L’arrogance sur les positions induit le sentiment d’impunité sur les mœurs.
Les « élites » politiques et économiques pensent que toute action
privée leur est permise, considèrent comme normales des pratiques iniques de
rémunération en complet décalage avec leur mérite réel, de népotisme ou d’abus
de biens sociaux. Parce qu’elles s’estiment infaillibles, les
« élites » ne se donnent plus aucun devoir, et perdent ainsi toute légitimité
à décider et à agir. La certitude absolue est le pendant du pouvoir absolu qui,
comme on le sait, corrompt absolument.
3 Fragilité de la démocratie
« Ceux qui pensent que les régimes communistes d’Europe centrale sont exclusivement la création de criminels laissent dans l’ombre une vérité fondamentale : les régimes criminels n’ont pas été façonnés par des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d’avoir découvert l’unique voie du paradis. »
Milan Kundera, L’insoutenable
légèreté de l’être.
Le débat d’idées doit cesser cette prétention délirante à LA position
objective, qui ne traduit qu’une poursuite effrénée et assoiffée du pouvoir
personnel. La prétention à détenir la vérité et le bien n’est toujours que la
marque des ego boursouflés, le contraire des personnalités authentiques. Le
fait que de tels profils de pervers narcissiques soient maintenant
majoritairement à la tête des leviers politiques, économiques et intellectuels
est un signe des temps. Quand des hommes de la qualité de ceux de « la
grande variante » reviendront-ils ?
Un véritable débat d’idées devrait se présenter selon le mode du dialogisme.
En quoi consiste-t-il ? A présenter au moins deux thèses contradictoires,
à reconnaître que chacune a de bons arguments, et à montrer que la recherche du
vrai est située dans la tension entre ces différentes thèses, parce qu’elle
nous replace face à des choix de société ou des choix économiques, qui sont
souvent des dilemmes.
Un débat véritable ne peut être qu’aporétique : il doit montrer les
contradictions et paradoxes du sujet qu’il traite, les tensions contradictoires
n’étant parfois jamais résolues.
Quelques exemples ? :
a. Réforme
de l’état et libéralisme, ou sortir de l’ornière des positions caricaturales, celle
niant le poids des dépenses publiques en France et préconisant de ne rien
faire, et celle se jetant dans un néo-libéralisme simpliste exigeant toujours
moins d’état. J’ai traité ce sujet en partie ici : La tenaille des deux parasitismes.
b. La
notion de concurrence en économie : a-t-elle un sens univoque ou plusieurs
sens contradictoires ? Et quel est son rapport à la création de
valeur ? Beaucoup de dogmes en économie seraient sapés, aussi bien du côté
« libéral » que du côté marxiste par cette analyse fine. Et l’on s’apercevrait
au passage qu’il y a maintes façons de décliner l’économie de marché, nous
faisant sortir de toutes les « TINA » (there is no alternative) du
monde. J’ai également traité de ce sujet : Concurrence et compétitivité.
c. Autorité
et liberté, un sujet qui est revenu sur le devant de la scène un certain 7
janvier 2015, où l’éloge de nos forces de police et de gendarmerie comme
garantes de nos libertés a connu un regain considérable, alors que le discours
était jusqu’ici à sens unique. Une conception de la liberté qui évite de penser
à la question de l’usage légitime ou illégitime de la force est
condamnée très tôt à la servitude. Sans Léonidas et Thémistocle, Périclès et
Socrate n’auraient jamais vu le jour. Nombre d’ « intellectuels »
ont redécouvert ce jour-là l’importance de certains symboles de leur mère
patrie sur laquelle ils n’avaient cessé de cracher auparavant, ainsi que le
fait que cet attachement à leur pays n’était nullement opposé à des valeurs
universelles, mais qu’il en était au contraire le meilleur des remparts. Leur « ouverture »
angélique et béate avait au contraire attisé les communautarismes les plus
étroits. Ce retour de flamme montre le fragile équilibre à préserver entre des
idéaux contradictoires qu’est le véritable débat démocratique, leur vision
binaire et simpliste du monde n'ayant fait que la saccager. Les gens les plus
simples avaient pourtant compris intuitivement bien mieux cela que nos « intellectuels »,
qui retournèrent leurs discours en quelques heures, dans l’oubli le plus total
de ce qu’ils avaient provoqué. Les manifestations du 11 janvier avaient ceci d’obscène
qu’à leur tête, l’on ne trouvait que ces résistants de la dernière heure,
donnant la leçon sur les brasiers auxquels ils n’avaient cessé de bouter le
feu. L’opposition entre les « civilisés » et les « barbares »
n’est qu’un trompe l’œil, lorsque l’on s’aperçoit que la barbarie moderne ne
fait que voir sa propre image dans le miroir face aux barbaries archaïques qu’elle
prétend combattre :
A travers le miroir
A travers le miroir
Ces trois sujets peuvent être abordés selon plusieurs thèses, plusieurs visions du monde antinomiques. Chacune d’elles relève un point important de la réalité. Ce n’est que dans la tension soulevée entre elles que nous serons placés face à de véritables choix, non en se pressant de commencer à trouver le camp du bien comme préalable à toute discussion.
La défense de la démocratie ne peut être laissée à la fatuité de nantis auto-satisfaits
et endormis dans leur confort, persuadés qu’ils représentent le camp du bien,
de l’ouverture et du progrès en préalable à toute discussion. Car il s’agit
précisément de l’attitude la plus fermée et la plus sectaire qui soit, bien
pire que la fermeture du haineux qui n’est que la manifestation évidente de son
inquiétude.
Lorsque la fermeture provient non de la colère mais de la prétention auto-satisfaite,
elle a le caractère définitif et irrémissible des totalitarismes souriants, les
pires de tous parce qu’ils se pensent ouverts. Ils sont également renforcés par
le fait que leurs protestations vertueuses ne sont que le déguisement de la
préservation d’avantages personnels illimités et illégitimes.
Aimer véritablement la démocratie, c’est être en permanence sur le fil du
rasoir. C’est éviter de penser dans un mode binaire opposant les gentils
humanistes ouverts aux méchants fermés. Car explorer un peu finement les
connaissances et le rapport des mots aux choses, c’est savoir que nous pouvons
nous-mêmes, insensiblement et en permanence basculer du mauvais côté. C’est
avoir l’humilité d’admettre que la réalité peut nous démentir. C’est savoir que
le monde est en plusieurs dimensions, que les pensées importantes résident dans
la tension entre plusieurs thèses contradictoires mais également fortes, non
dans la recherche de la pensée convenable, de la ligne de « la communauté
internationale », qui n’a pas plus d’existence que nos éphémères besoins
de valorisation et d’ego.
L’une des plus grandes légendes occidentales illustre cette dignité de l’homme.
Lorsque Ulysse s’apprête à passer près du rivage ou les sirènes chantent, il ne
se fait pas lui-même confiance. Préalablement, il demande à ses compagnons de l’enchaîner
au mât du navire, et de serrer chaque fois un peu plus fort les liens s’il
exige d’être libéré, même s’il profère contre eux les pires menaces.
Cet acte de se donner à soi-même des lois, parce que l’on a la sagesse de
ne pas se savoir infaillible, et préparer lorsqu’on est encore conscient les
dispositifs qui pourront nous limiter si nous risquons de perdre conscience,
est la plus belle manifestation d’une âme noble.
La légende d’Ulysse et des sirènes jetait les bases du rationalisme
critique, de l’attitude inquiète, fiévreuse, perpétuellement vigilante, en
premier lieu vis-à-vis de soi-même, qui est celle de l’homme véritablement
attaché à la démocratie.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire