- Jean-Claude :
Dites-moi Marc, après ce que vous m’avez expliqué l’autre fois sur la
concurrence et la création de valeur comme forces contradictoires, qu’est-ce
que vous en déduisez pour le fonctionnement de l’économie ? Je ne vois pas
en pratique ce que cela va changer par rapport à un marché concurrentiel.
- Marc :
Et bien l’une des premières conséquences est qu’il faut être
interventionniste en économie. Si l’on veut que les véritables entrepreneurs
innovent et créent, il faut subventionner et protéger leur activité, le temps
qu’elle soit suffisamment armée pour affronter la concurrence. Idem pour les
entreprises en replis, mais dont on sent qu’elles pourraient repartir.
- Jean-Claude :
Mais vous plaisantez ! Cela s’appelle du protectionnisme ! Prenez
exemple sur les USA voyons, vous voyez bien qu’il faut fonctionner en économie
ouverte.
- Marc :
Les USA ? Sans doute l’un des pays les plus interventionnistes au
monde parmi ceux qui pratiquent l’économie de marché. Le trésor américain a
ainsi englouti 25 Milliards de dollars pour sauver GM et Chrysler de la
faillite en 2009. Aucun gouvernement socialiste de la zone euro n’aurait osé
faire le dixième de cela, il aurait d’ailleurs été arrêté par la commission
européenne, au nom de votre chère « concurrence pure et parfaite ».
La participation d’entreprises étrangères à des marchés publics américains est
très strictement limitée par l’International Trade Commission. Plusieurs lois
votées par le congrès permettent de s’opposer à toute transaction qui
remettrait en question le « leadership technologique américain dans des
domaines qui affectent la sécurité nationale ». Une formulation
volontairement très floue, qui permet de protéger toute l’industrie du digital
américaine et leurs champions nationaux comme Apple, Google ou Microsoft, car
s’étendant bien au-delà des domaines militaires et du secret défense. Enfin,
ceux qui ont participé en 2010 avec EADS à l’appel d’offres géant sur les
avions ravitailleurs savent que votre « économie ouverte » ne l’est
que dans un seul sens.
Le problème avec beaucoup de vos arguments Jean-Claude, c’est que vous
fonctionnez en noir et blanc. L’on est ouvert ou fermé. Il n’y a aucun effet de
temporalité dans ce que vous décrivez, ce qui est gênant en économie. Du reste,
je ne fais pas le reproche aux USA de tout cela : si nous sommes assez
bêtes pour continuer de croire à cette fable de la libre concurrence qu’ils
racontent mais qu’ils sont les derniers à s’appliquer à eux-mêmes, tant pis
pour nous …
Je ne parle pas du protectionnisme primaire qui consiste à fermer les
frontières et à empêcher les échanges bien sûr. Mais il y a un protectionnisme
dynamique qui s’assimile bien plus à la guerre de mouvement qu’à la ligne
Maginot : l’on est très mobile, mais avec tout de même un blindage. Cela
peut être par la subvention d’activités, par la protection de la propriété
intellectuelle par des moyens légaux ou secrets, par l’interventionnisme
géo-politique lors d’un appel d’offres … Les lois de la guerre et du combat
sont les mêmes depuis des milliers d’années, bien avant vos rêveries de
mondialisation heureuse : il s’agit d’avoir un temps d’avance sur
l’adversaire.
- Jean-Claude :
Mais enfin, vous avez entendu parler de la théorie des avantages comparatifs
de Ricardo ! Vous le savez bien, lorsque l’on ouvre les frontières il se
produit un jeu gagnant / gagnant, parce que l’on prend le meilleur des taux de
productivité de chaque pays : tous les consommateurs en bénéficient.
- Marc :
Ah, les avantages comparatifs de Ricardo ! Si vous saviez combien
j’admire cette théorie astucieuse. Seulement voyez-vous, c’est un peu comme
pour Schumpeter, tout le monde n’en a retenu qu’une seule leçon, alors qu’il
est clair qu’il y a deux enseignements que l’on peut en retirer. Et c’est
amusant, des deux c’est le plus important qui n’a pas été vu !
- Jean-Claude :
Deux enseignements ? Je n’ai retenu que celui de l’ouverture des
frontières.
- Marc :
Oui, l’on apprend dans tous les enseignements en économie que le protectionnisme
naïf ne fonctionne pas : Ricardo montre bien que cela ne sert à rien
d’arrêter les échanges de biens par simple interdiction : celui qui s’y
risquerait se verrait vite délaissé, ses partenaires allant chercher ailleurs
les meilleurs taux de productivité.
- Jean-Claude :
Alors, j’ai bien raison ?
- Marc :
Mais il ne vous est jamais venu à l’idée qu’une autre condition est
absolument nécessaire pour que le schéma de Ricardo fonctionne ?
Simplement celle-ci : les avantages comparatifs se manifestent si chaque
pays parvient à préserver son expertise technologique dans son domaine de
prédilection. Le schéma de Ricardo ne marche que si les acteurs sont
différenciés, s’ils peuvent faire valoir chacun des spécialisations
différentes. Et pour que cela perdure dans le temps, ils doivent préserver cet
avantage technologique, en d’autres termes prendre toutes les mesures
interventionnistes qui leur permettront de le conserver.
Il ne faut surtout pas pratiquer un protectionnisme des échanges marchands,
nous sommes d’accord là-dessus. Mais un protectionnisme des qualifications et
des savoir-faire stratégiques, c’est non seulement possible mais indispensable.
Vous voyez, c’est un peu comme pour la concurrence : cela ne veut rien
dire en soi. Les choses ne sont pas univoques, il faut creuser un peu …
- Jean-Claude :
Mais enfin, vous ne pouvez pas nier que l’ouverture du commerce
international a été un progrès, que cela a apporté un surcroît de richesses,
notamment pour des pays qui avaient besoin de se développer.
- Marc :
L’ouverture oui, mais à la condition que chacun puisse continuer à se
différencier, pour que chaque pays puisse compter sur ses points forts. Sans
quoi, la mondialisation consistera pour certains à se faire tailler en pièces,
et pour tous à tirer la richesse vers le bas, … sauf pour ceux qui ne font que
profession de récupérer le travail et le talent des autres, c’est-à-dire le
monde financier tel qu’il est devenu, car nous ne sommes plus au temps des
Médicis, où la finance avait ses lettres de noblesse.
Vous avez aussi souvent la mauvaise manie d’associer ouverture de
l’économie au démantèlement de l’état, comme si l’intervention de la puissance
publique était contraire à l’ouverture sur les marchés, alors qu’elle en est
l’une des conditions. Là encore, les Etats-Unis, le Japon ou la Chine ne
cessent de nous en donner l’exemple.
- Jean-Claude :
Il y a une chose que vous oubliez, c’est que la notion d’entreprise
nationale n’a plus de sens. Les implantations croisées d’entreprises à
l’étranger font par exemple que Toyota fait travailler autant de personnes aux
Etats-Unis que GM. C’est ce que montre très bien Robert Reich dans « The
work of nations » : il n’y a plus que des entreprises
trans-nationales, dont l’intérêt propre n’est plus nécessairement celui de leur
pays d’origine, si elles décident de s’implanter majoritairement ailleurs.
L’automobile britannique a ainsi connu une renaissance extraordinaire depuis
trois ans, grâce à des constructeurs automobiles étrangers qui ont investi sur
son sol. Et le constructeur historique Jaguar, bien que racheté par Tata
motors, est à la pointe de nombreuses innovations. Peu importe que les
entreprises installées chez vous viennent nativement de votre pays ou
non : les entreprises n’ont plus de nationalité, c’est bien ce que montre
Reich.
- Marc :
J’ai lu et beaucoup apprécié l’ouvrage de Reich, mais là encore vous ne
retenez qu’une partie des points qu’il soulève. Il constate ce que vous dites
et le résume d’ailleurs d’un trait brillant : dans les années 1950, l’on
demandait au PDG de General Motors ce qu’il ferait s’il devait prendre une
décision bonne pour GM mais mauvaise pour les Etats-Unis. A cette époque, il répondit
fièrement que la question ne se posait même pas, car tout ce qui est bon pour
GM était nécessairement bon pour les Etats-Unis.
Reich ouvre son livre, écrit au début des années 1990, en signalant que le
paradigme bien commode du PDG de GM n’était plus vrai : de par les
implantations croisées, ce qui est bon pour GM n’est plus nécessairement bon
pour les Etats-Unis. Puis Reich montre que la notion d’entreprise nationale
s’efface de plus en plus, et soupèse les avantages et les inconvénients de
cette mondialisation.
Il termine enfin son livre par une interrogation : « Who is
us ? ». « Nous », qu’est-ce que c’est ? Ou plus
précisément, comment peut-on définir ce qu’est une communauté et une identité
nationale, et cela est-il encore possible ? Au passage, vous noterez que
le simple fait de poser une telle question en France vous vaudrait – au mieux –
le qualificatif d’ultra-réactionnaire, de « souverainiste » - mais
pour moi ce n’est pas une insulte, bien au contraire - voire d’extrémiste ou de
fasciste. Une telle rhétorique est également employée par les tenants de
l’union européenne, qui insultent tous ceux qui osent dévier d’un millimètre de
leur pensée, avant que de se présenter eux-mêmes comme des modèles de tolérance
et d’ouverture.
Robert Reich était quant à lui
Secrétaire d’état au travail sous la présidence de Bill Clinton, et était
considéré comme appartenant à l’aile gauche du parti démocrate. Aux Etats-Unis,
la question qu’il pose est non seulement naturelle, mais il est considéré comme
du devoir de chaque américain de se la poser, quelle que soit sa couleur
politique.
- Jean-Claude :
Peut-être mais malgré ses interrogations et ses inquiétudes, Reich était
bien obligé de se plier aux faits : la notion d’entreprise nationale
n’existe plus. Toutes les entreprises sont mondialisées et se moquent de
l’intérêt de telle ou telle nation, y compris celle de leur origine.
- Marc :
Mais il y a eu un « après Reich » Jean-Claude, où tout le monde
s’est aperçu d’un autre phénomène. Lorsque vous me dites que « l’automobile
anglaise » a connu une renaissance depuis trois ans, ce qui s’est passé en
fait depuis trois ans est que le marché des ventes de voiture en Angleterre se
porte bien, ce qui n’a rien à voir. Si Toyota et Volkswagen investissaient fortement
en France, que les français achetaient davantage de leurs voitures, et qu’ils
créent des emplois français pour cette raison, me diriez-vous pour autant que
« l’automobile française » se porte bien ? Non, vous savez que
pour dire cela, il faudrait que Renault et Peugeot connaissent une forte
croissance de leurs ventes et de leurs parts de marché, et ceci partout dans le
monde. Les anglais n’ont quant à eux plus aucun constructeur automobile
généraliste, toutes leurs anciennes marques nationales ayant été rachetées.
- Jean-Claude :
Mais cela ne m’est d’aucune importance ! Selon le schéma exposé par
Reich, je continue à dire qu’il y a une renaissance de l’automobile anglaise
dans les trois dernières années, que cette renaissance qui a lieu en Angleterre
soit le fait d’entreprises étrangères n’a plus aucune importance, du moment que
ces entreprises investissent et créent de l’emploi en Angleterre, et
développent l’activité commerciale sur le marché de l’automobile.
- Marc :
Sauf que vous oubliez le deuxième enseignement de Ricardo. Le raisonnement
de Reich fonctionne sur les seuls échanges de biens, sur l’investissement et
sur l’emploi. Là où le bât blesse est sur les technologies, les savoir-faire,
les procédés de construction, en un mot toutes les connaissances stratégiques
d’un métier donné.
Et lorsque des arbitrages sont à faire concernant ces savoir-faire, les
entreprises viennent rappeler au bon souvenir de chacun qu’elles ont un siège,
et que sur ce type de décision, leur appartenance nationale revient au galop. Oh,
ce n’est pas par patriotisme ou par un quelconque sentiment humain qu’elles le
font. Il s’agit simplement d’une question de pouvoir : vous pouvez
développer autant d’échanges commerciaux et d’emplois que vous voudrez dans un
pays, si ce pays n’a pas la maîtrise de la connaissance et du savoir-faire des
produits qu’il fabrique, cet essor d’activité n’est qu’un trompe-l’œil. Le pays
sera toujours sous une forme de tutelle de la part du siège de l’entreprise en
question. Et cette tutelle lui sera douloureusement rappelée lors de décisions
de délocalisation où il n’aura pas son mot à dire, pour des raisons
stratégiques que seul le siège de l’entreprise décidera.
Qui détient le pouvoir et le secret sur la connaissance des produits
détient aussi le pouvoir de les implanter où il veut. Il n’est donc pas
équivalent de dire que le marché commercial d’une activité se porte bien dans
un pays, et que l’industrie de ce pays pour cette activité se porte bien. Il
n’y a eu que de bons chiffres de vente de voitures sur le marché anglais,
nullement une « renaissance de l’automobile anglaise » qui n’existe
plus : les anglais dépendent toujours du bon vouloir des allemands, des
japonais voire des indiens pour leurs emplois, leurs investissements, ou encore
le transfert de compétences au compte-goutte que leur maison mère aura daigné
leur laisser.
La construction d’usines sur le sol national ne change rien, tant que le
pouvoir de localisation est ailleurs. Vos revues préférées entretiennent
toujours volontairement la confusion entre ces deux types d’expansion, soit
parce qu’elles partagent vos présupposés idéologiques selon lequel tout échange
trans-national est bon, soit parce qu’elles connaissent la réalité mais se
gardent bien de la dire.
- Jean-Claude :
Mais Jaguar ? Certes, ils appartiennent maintenant à Tata. Cependant
dans ce cas, les innovations qu’ils ont mises en œuvre proviennent bien des
experts anglais sur place, non des experts indiens de Tata. C’est cette fois
l’entreprise rachetée qui mène le jeu sur le développement de compétences !
- Marc :
Tout d’abord, vous conviendrez que si les Jaguar sont belles, elles ne
représentent qu’une part de marché microscopique sur le marché mondial de
l’automobile. Chez les constructeurs généralistes, qui font l’essentiel du
volume et du chiffre, le développement des savoir-faire reste entre les mains
d’origine. Ensuite, même si l’on voit des bureaux d’étude ailleurs que dans le
pays mère, je dirais que la tutelle est encore pire. Car dans ce cas, le
pouvoir demeurant dans l’entreprise mère, il ne s’agit même plus de contrôler
le savoir qu’elle veut bien donner, mais à l’inverse de piller comme elle le
souhaite le savoir et les innovations des entreprises qu’elles ont rachetées.
Tata peut décider quand elle veut de ce qu’elle fera des géniales inventions
des bureaux d’étude anglais de Jaguar, y compris d’ailleurs de les transférer à
d’autres équipes que celles des ingénieurs britanniques.
Ce genre de décision ne se prend pas du jour au lendemain, car les
transferts de compétence ont toujours une certaine inertie, mais Reich oublie
que dans le cas d’une complète mondialisation, les entreprises rachetées ont toujours une
épée de Damoclès au-dessus de la tête, tandis qu’en préservant des expertises
nationales et en jouant le jeu de la mondialisation seulement sur les échanges marchands,
l’on demeure fort. Et ceci résulte de la compréhension réelle de Ricardo, de
tout ce qu’il y a à retenir des « avantages comparatifs ». Les USA
sont très forts dans ce domaine, en tenant votre discours pour que leurs
adversaires s’ouvrent sans méfiance, mais en appliquant en pratique le
mien !
- Jean-Claude :
Ce que je ne comprends pas malgré vos raisonnements, c’est que vous semblez
ignorer cette grande force du libéralisme : le laisser-faire sur
l’ensemble de l’activité économique des hommes permet d’avoir la vision vraie,
pure, non polluée de l’économie. C’est en quelque sorte son état de nature, qui
se manifeste lorsque rien ne vient l’entraver ou chercher à la contrôler. Toute
autre vision ne peut être qu’un biais, puisqu’en laissant les choses évoluer
spontanément, l’on obtient leur nature même, débarrassée de toute scorie.
Quoique vous disiez, le sens de l’histoire est le nôtre, puisque c’est de
toutes façons nous qui avons la vision vraie de l’économie, son état naturel
qui émerge lorsqu’on ne la contraint en rien.
- Marc :
Vous savez, cette expérience fascinante de laisser aller complètement
l’économie à elle-même, de retirer toute règle et toute contrainte pour qu’elle
s’exprime pleinement, a déjà été réalisée et intégralement.
- Jean-Claude :
De quoi parlez-vous ?
- Marc :
Des Etats-Unis à la fin du XIXème siècle. Il y a eu là une tentative de
laisser le monde économique évoluer sans intervenir aucunement dessus, à l’état
de nature comme vous le dites. Et savez-vous ce qui advint ? L’apparition
de « trusts », d’entreprises gigantesques qui ramassaient toute
l’activité d’une industrie à elles seules, tuant toute apparition de
concurrents dès qu’elle se présentait, avec les moyens que lui donnait sa
taille. L’état de nature selon la libre concurrence totale de l’économie
aboutit à une hyper-concentration de l’activité dans quelques mains, puis à
terme à l’élimination du jeu de la concurrence, même dans ce qu’elle a d’utile,
voir notre précédente discussion. Pour cette raison, les Etats-Unis ont
introduit les « lois anti-trust », le « Sherman act » et le
« Clayton act », destinées à empêcher la formation de ces
« noyaux durs ».
- Jean-Claude :
Mais c’est bien ce à quoi je m’emploie ! A veiller à ce que la
concurrence demeure présente et équitable en permanence !
- Marc :
… et pour faire cela, vous devez intervenir dans l’économie. Il n’y a pas
« d’état de nature » de l’économie, ou bien s’il y en a un, c’est
cette loi des trusts, puisque cela semble être l’attracteur récurrent et
atavique de l’économie. L’attracteur naturel du capitalisme c’est la mafia, non
la mondialisation heureuse, il ne faut jamais l’oublier. La mafia n’est pas une
fatalité, mais il faut beaucoup d’efforts pour s’arracher à sa force d’attraction
en économie de marché.
Le maintien d’un équilibre concurrentiel est donc déjà
une construction artificielle. Et selon notre discussion précédente, elle doit
être équilibrée entre mise en concurrence et création de valeur, qui est une
contrainte supplémentaire pour que l’économie soit un jeu gagnant. Du reste,
toute civilisation véritable est une construction artificielle : l’homme
ne s’élève que parce qu’il est un animal culturel. L’état de nature n’est pas
« la vérité », mais la barbarie.
C’est un peu votre problème sur tous nos sujets Jean-Claude : vous ne
prenez pas en compte le fait que nous vivons dans un monde où il existe une
certaine inertie, des courants contraires. Lorsque vous voulez quelque chose,
il ne suffit pas de l’appliquer de façon univoque et directe : vous
obtenez dans ce cas exactement l’inverse de ce que vous vouliez au départ. La
mise en libre concurrence totale aboutit à tuer toute concurrence équitable. En matière
sociale, la tolérance généralisée aboutit à la loi des caïds et des clans,
c’est-à-dire à l’oppression maximale. Je suis souvent abasourdi par le
simplisme de vous et de vos pairs, d’autant plus que vous me rappelez souvent
que vous vous considérez comme le sommet de la civilisation et de
l’intelligence.
Les pères fondateurs de ce que vous appelez « libéralisme », un
mot qui a bien changé de sens à travers les siècles, ne voyaient pas du tout
les choses à votre façon. Pour eux, un « état de nature », si tant
est qu’il existe, nous sera à jamais inaccessible : les moyens limités de
l’homme le restreignent toujours à une vue partielle des choses, à une
interprétation de ce qu’il voit. Ils ne prétendent pas lire dans le grand livre
ouvert de la nature comme vous le faites, et qui vous fait croire que quiconque
ne partage pas votre point de vue ne peut être qu’idiot ou malhonnête. Vous qui
pensez représenter la société ouverte et la tolérance, ne voyez-vous pas qu’il
s’agit de la forme la plus aboutie du sectarisme ?
Il n’y a qu’une seule chose qui doit être totalement libre, c’est le débat
d’idées humain, qui fait s’affronter une multitude de visions du monde
différentes. Dès lors que vous considérez qu’il n’y en a qu’une seule qui
représente la position « objective » et que les autres ne sont que
des perturbations, vous raisonnez en taliban, non en rationaliste critique.
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