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lundi 24 août 2015

Coeur de métier


1. David Graeber : une brillante saillie

L’économiste iconoclaste David Graeber a récemment fait deux observations provocatrices sur notre société post-moderne. Il ne s’agit pas de provocation gratuite, car notre monde est arrivé à un point tel d’aberration que non seulement ces deux remarques nous questionnent mais touchent très juste. Lorsque le monde devient étrange et aberrant, les explications qui semblent très hétérodoxes sont parfois celles qui décrivent fidèlement la situation, et les explications dites « normales » ne sont que la communication imposée du délire collectif.

L’article initial qui a mis le feu aux poudres est publié dans « strike magazine » : http://strikemag.org/bullshit-jobs/

David Graeber y fait deux observations :
  • Plus le métier que l’on exerce est utile à la société, moins il est rémunéré et reconnu.
  • De nouveaux métiers inutiles sont apparus : les « bullshit jobs ». Désolé pour le parler franc mais roboratif de Graeber, qui a le mérite de bien se faire comprendre, la meilleure traduction est : « jobs à la con ».
Si quelques contre-exemples viennent nuancer cette brillante saillie, il faut lui reconnaître qu’elle est majoritairement vraie. La définition d’un métier utile par Graeber est simple : il suffit d’imaginer notre vie de tous les jours s’ils étaient supprimés du jour au lendemain. Il n’est pas difficile de prévoir le résultat si les éboueurs, les ouvriers, les boulangers ou les infirmières avaient disparu d’ici demain. D’autres métiers n’affecteraient pas notre survie immédiate s’ils disparaissaient, mais cela deviendrait rapidement très gênant : instituteur ou professeur, ingénieur, employé de banque de dépôt, commerçant en meubles ou en tissus, …


Les « bullshit jobs » se reconnaissent au fait que – a contrario – leur disparition du jour au lendemain n’entraînerait aucune catastrophe de court ou long terme, mais de surcroît que leur disparition serait bénéfique pour l’ensemble de la société. Graeber cite comme exemples le telemarketing, les relations publiques, les « ressources humaines ». Il mentionne également deux fonctions dont la classification dans les « bullshit jobs » sera sans doute contestée, mais est à mon sens pleinement justifiée pour ceux qui connaissent intimement le fonctionnement des grands groupes : les postes de « contrôle qualité » et ni plus ni moins que les « managers ».

Les contrôleurs qualité semblent indispensables : les objets dont la technologie est élaborée et dont la fiabilité a des conséquences critiques, par exemple une voiture, ne peuvent faire l’impasse sur un très haut niveau de qualité. En réalité, ce qui est indispensable est la fonction de contrôle qualité. Fallait-il en faire un métier à part, voire créer des directions entières de la qualité, distinctes des directions cœur de métier de l’entreprise, c’est là toute la question.

Car dans les grands groupes, les contrôleurs qualité sont généralement des gens ne connaissant rien au sujet qu’ils doivent évaluer, arrivent avec des batteries d’indicateur et de méthodologies qu’ils appliquent aveuglément, sans comprendre le contenu de ce qu’ils contrôlent. Cela aboutit à des évaluations aberrantes, où ce qui est négligeable devient l’objet de polémiques faisant perdre un temps précieux à tous, et où un défaut majeur est ignoré.

La fonction de contrôle qualité ne devient efficace que lorsqu’elle est exercée par une personne maîtrisant parfaitement le cœur de métier qui doit être évalué. Idéalement, une personne ayant déjà une grande expérience - donc un certain âge - et ayant conduit une bonne dizaine de projets opérationnels dans sa carrière. Parce qu’il ne faut pas être juge et partie en matière de contrôle qualité, l’on a estimé bon d’en faire une direction à part des autres. Sans voir que ce qui doit rester séparé est la fonction, non le poste dans l’organigramme. Un contrôleur qualité doit appartenir à l’équipe du projet qu’il doit évaluer afin de savoir de quoi il parle, mais avoir un rôle séparé de celui des opérationnels. Le placer dans une direction éloignée le coupera de la connaissance du terrain, et rendra toutes ses interventions non pertinentes.

La critique des « managers » peut sembler encore plus ardue, car cette fois ceux-ci appartiennent à un cœur de métier, et peuvent être considérés comme proche de la réalité opérationnelle. Mais une extraordinaire invention est intervenue depuis les années 1970, permettant de bénéficier de toute la reconnaissance des fonctions de manager, sans s’acquitter une seule seconde de leurs devoirs et de leurs risques : l’organisation matricielle.

L’organisation matricielle part d’une bonne intention initiale (beaucoup d’initiatives désastreuses démarrent de cette façon). Les grands projets complexes font intervenir de nombreux départements de l’entreprise, de manière transversale : plusieurs métiers, de l’ingénierie, de la production, du commerce, du marketing, de la logistique, etc. sont impliqués pour la réalisation finale. L’on a donc émis l’idée de créer une direction fonctionnelle de chaque grand projet, transversale aux différentes directions hiérarchiques de chaque métier, afin de faire tomber les cloisons naturelles entre directions qui devaient coopérer pour l’obtention du produit final.

Rapidement, un détournement astucieux et parfaitement malhonnête de l’organisation matricielle a été repéré et largement utilisé. La direction fonctionnelle d’un grand projet est amenée à prendre sur elle tous les risques et opérations difficiles : anticipations de plannings complexes, compétences de haut niveau à orchestrer, pilotage rigoureux de milliers d’actions comportant toutes un risque de défaillance … L’on trouve généralement dans les directions fonctionnelles de grand projet les meilleurs profils de l’entreprise, ceux dont la compétence, le leadership et la capacité à piloter des opérations complexes sont portés aux meilleurs niveaux. De ceux qui ont un véritable profil d’entrepreneur, et mériteraient à terme de faire partie des décisionnaires de l’entreprise.

A contrario, un manager de la ligne hiérarchique d’un métier donné a vu la complexité de sa tâche grandement facilitée, depuis l’apparition de l’organisation matricielle. Les grands projets concentrent généralement les aspects risqués et complexes d’un métier. La maintenance opérationnelle ne nécessite que quelques bons professionnels ne requérant pas d’être pilotés. Le manager n’a plus qu’à placer ces quelques personnes comme encadrement de premier niveau de sa direction, pour n’avoir plus lui-même qu’à gérer des tâches administratives ou comptables : budget, reporting, etc. Il disposera d’un travail extrêmement facile : le risque d’échec a été externalisé vers les directions fonctionnelles, et les véritables tâches de terrain restant dans sa direction ne nécessitent pas de pilotage rapproché de sa part : il peut donc bénéficier de toute la reconnaissance de la position hiérarchique sans comprendre grand-chose à son métier, ni s’investir opérationnellement dans ses réalisations.

Ce transfert suffit déjà à assurer de confortables « planques » aux caractères paresseux qui souhaitent bénéficier de positions élevées sans avoir à faire grand-chose. Le coup de génie de l’organisation matricielle est d’avoir permis bien plus dans la malversation. La véritable organisation matricielle alloue aux directions de projet un budget et des ressources autonomes. La subtile malversation a commencé en permettant aux directions hiérarchiques de conserver entièrement le budget et les effectifs des directions de projet : lorsque un directeur de projet doit « emprunter » ses hommes et son budget à plusieurs directions hiérarchiques, sans lui-même avoir de ressources en propre, alors un schéma caractéristique se met en place, qui est à l’organisation et à l’entreprise ce que le schéma de Ponzi est à la finance : un fonctionnement totalement inique présenté comme parfaitement normal et rationnel par ceux qui en bénéficient.

Ce schéma consiste à voler le résultat et la reconnaissance du travail d’autrui. Pendant que les directions de projet continuent d’assumer tous les risques et la complexité des différents métiers de l’entreprise, le « manager » hiérarchique n’aura qu’à employer des recettes très simples pour dérober le travail et la création de valeur produits par elles. Ces recettes n’ont bien entendu plus rien à voir avec la compétence professionnelle ou les qualités d’entrepreneur :

  • Présenter les résultats positifs du projet, son avancement et ses perspectives à la place de l’équipe projet. Comment l’équipe projet peut-elle laisser faire cela ? L’obligation pour elle de faire des reportings réguliers permet de produire des présentations qui peuvent être récupérées par quelqu’un d’autre qu’eux. Par ailleurs, le « manager » s’étant déchargé d’un grand nombre de tâches, il a beaucoup plus de temps que les opérationnels projet pour communiquer sur celui-ci. Le « manager » passera effectivement une très grande partie de son temps en communication auto-valorisante, pendant que les opérationnels en auront bien moins le loisir. Enfin, les grandes entreprises jouent de ces instances de décision opaques, dans lesquels les jeux d’invitation, de louvoiement et de courtisanerie permettront à ceux qui les pratiquent d’y être présents, tandis que les opérationnels projet n’auront – eux – pas le temps pour de telles pratiques.
  • Provoquer un échec simulé du projet, lorsqu’il est parvenu aux trois quarts de sa réalisation, quand le plus difficile a été effectué par l’équipe projet. Arrivé à sa fin de production et rentrant en phase de test, tout projet passe par un moment délicat qui est celui de son industrialisation. Même bien conduit, c’est à ce moment que l’écart entre ce qui a été réalisé et ce que l’on souhaitait faire se montre dans tous ses détails. Il est alors facile, par une communication dénigrante et incessante, de faire croire au comité exécutif qui n’y connait pas grand-chose, que le projet a été mal mené et qu’il est au bord du gouffre, même s’il n’en est rien : la masse de corrections à effectuer en fin de phase projet nécessite une grande solidarité dans la résolution, c’est donc à ce moment que le « manager » va au contraire tout faire pour couler la direction opérationnelle. La maîtrise du budget est un levier qui rend cette stratégie encore plus facile : le « manager » pourra, sous divers prétextes, assécher le budget du projet à ce moment critique, en arguant notamment que l’équipe projet a mal calculé le budget, même si cela est ouvertement faux. Le « manager » disposant des cordons de la bourse, il lui est facile d’écrire le jeu comptable pour que cette accusation paraisse vraie. Le comité exécutif ne saura non plus rentrer dans de tels détails. En communiquant de façon négative et masquée et en agissant sur le levier budgétaire, le « manager » fera croire temporairement à un échec d’un projet bien mené, obtiendra que l’équipe en charge soit désavouée, se fera attribuer la responsabilité du projet, une fois que le plus difficile a été réalisé. Il lui suffira alors de rouvrir le flux budgétaire pour redémarrer le projet, qui sera facile à mener à son terme, tous ses fondamentaux étant bons. Le tour et joué, et cerise sur le gâteau, le « manager » sera remercié d’avoir su redresser une situation désespérée, en s’étant contenté de reprendre les commandes et le mérite d’un projet structurellement bon. Je garantis que cette « technique » est monnaie courante dans la plupart des grands groupes français. Le renforcement de cette pratique s’accroît, du fait que les comités exécutifs sont maintenant constitués en proportion croissante d’hommes qui lui doivent leur poste. Ils ne peuvent donc qu’encourager l’un des jeunes « charognards » qui s’y adonnera, marquant par là qu’il fait partie de leur cercle.


Le « manager » possède aussi un grand avantage par rapport aux postes « distants » tels que celui de contrôle qualité : il peut arguer qu’il fait partie du « cœur de métier » et qu’il « connaît le terrain », tandis que les « bullshit jobs » qui permettent de juger sans soi-même être jugé mais en se plaçant à l’extérieur peuvent finir par être critiqués pour cette raison. Selon l’organisation matricielle, un « manager » peut ne plus rien connaître à ce que font ses équipes, mais donner l’illusion d’une compétence opérationnelle, l’activité de maintenance opérationnelle faisant partie de son périmètre mais étant totalement déléguée.

C’est ici que notre analyse diffère de celle de Graeber. Celui-ci pense que les « bullshit jobs » ont été créés pour « occuper les gens », parce que l’accroissement des taux de productivité aurait fait baisser le travail réel nécessaire à 15-20 h par semaine pour que la société fonctionne. Afin d’acheter la paix sociale, les « bullshit jobs » permettraient ainsi de générer artificiellement de l’emploi, en créant des postes qui ne servent à rien.

Or, si le constat d’apparition de ces postes par Graeber est brillant, il oublie un peu trop à mon sens la deuxième partie de sa propre proposition : les bullshit jobs sont ceux des hautes positions sociales et managériales. Ils n’ont pas été créés pour remplir les agendas, mais pour ancrer le pouvoir des nouvelles classes dominantes, fondé non sur l’excellence mais sur l’usurpation. Les bullshit jobs ne sont pas seulement une forme de parasitisme organisé pour remplir les problèmes de productivité de la société post-moderne. Ils sont un dispositif extraordinaire de captation du mérite et de l’excellence d’autrui par des castes parasites, ne montrant plus de talent que dans des jeux de pouvoir n’ayant plus aucun rapport avec l’entreprenariat en économie ou la conduite responsable des hommes en politique.

L’émergence des « bullsit jobs » est corrélative de la prolifération des pervers narcissiques aux postes de direction, en lieu et place de véritables leaders, et cette corrélation n’est pas le fruit du hasard. L’on peut ainsi mettre en parallèle de l’analyse de Graeber ces alertes de plus en plus nombreuses qui nous viennent du monde économique anglo-saxon, soucieux de voir s’ouvrir cette faille béante dans le fonctionnement du capitalisme. La recherche en management aux USA et en Grande-Bretagne consacre beaucoup de son énergie à essayer de comprendre cette dérive. On notera que les références qui suivent ne proviennent pas précisément d’obscures revues crypto-marxistes … :






Un travers qu’il convient d’éviter vis-à-vis de ces constats, dont mes lecteurs sont familiers, est de déraper vers les théories du complot. Les « stratégies du charognard » précédemment décrites mènent à la constitution de noyaux durs oligarchiques défendant leurs intérêts de caste et mettant en place des mécanismes de plus en plus renforcés de préservation indéfinie de leurs avantages. Il est alors tentant d’y voir un complot sciemment organisé.

La véritable raison n’est pas celle-ci, mais tient à la dynamique des groupes et à un principe important de la théorie des jeux : s’il existe une stratégie gagnante, elle sera fatalement empruntée tôt ou tard, quels que soient les dilemmes éthiques ou de conviction que cette stratégie soulève. Le mécanisme est celui du fameux « dilemme du prisonnier » en théorie des jeux : même en considérant une personne intègre au départ, celle-ci anticipera que si elle n’emploie pas la stratégie malsaine mais gagnante, un autre que lui le fera. A part pour quelques personnalités exceptionnelles, les conflits d’ego et l’orgueil personnel prendront invinciblement le dessus sur toute considération éthique, lors de l’escalade que constituent les jeux de pouvoir. L’on voit que par de simples mécanismes d’évolution spontanée, cette anticipation mènera naturellement à la constitution de ces noyaux durs. Sur le sujet du travers des théories du complot et de la façon de s’en affranchir sans pour autant être complaisant avec les oligarchies, j’ai déjà écrit une analyse plus détaillée :



 2. Portrait de l’entreprise néo-libérale : la peur bleue des compétences

Le résultat de cet étrange monde est de voir l’entreprise néo-libérale se peupler de curieux spécimen.

Une véritable faune d’êtres inconsistants et falots, naviguant dans les univers flous et mensongers des présentations powerpoint, de la novlangue et des mots creux de l’entreprise, s’assemble régulièrement en réunions où les jugements et les coups de menton sont d’autant plus définitifs qu’ils viennent sanctionner des convictions vides et sans contenu. La médiocrité et la superficialité s’accroissent constamment à mesure que l’on monte dans les étages hiérarchiques. Aux « bullshit jobs » correspondent - et je suis désolé pour l’expression qu’il m’est cependant nécessaire d’employer pour la même raison roborative que celle de Graeber - des « asshole managers ».

Aux bonnes âmes bien dressées à propager le discours lénifiant du monde de l’entreprise en niant sa réalité crue, et qui seraient choquées par cette nouvelle saillie, voici quelques autres références montrant que ce concept essentiel du management a bien sa raison d’être :



Les « asshole managers » démontrent généralement un grand art du flou et de la dérobade dès lors qu’il s’agit de leur engagement envers quoi que ce soit : envoyer d’autres en première ligne pour prendre les risques et en récupérer les fruits est devenu l’essentiel de leur profession.

Il ne faut cependant pas croire qu’ils manquent d’énergie : celle-ci devient pathologiquement agressive dès lors que leur pouvoir personnel est menacé. Cela est d’une grande logique, car ils y consacrent 100% de leur temps. Ils useront de tous les moyens de l’intimidation ou des manœuvres de couloir et prendront des postures viriles et déterminées seulement lorsque le rapport de force sera en leur faveur de façon écrasante, mais deviendront mielleux et obséquieux face à un seul combat loyal.

Impitoyables avec leurs subalternes mais veules avec les puissants, la pratique constante de la stratégie de vol du travail et de l’engagement d’autres équipes finit par retentir sur leur personnalité profonde.

Ceux qui n’appartiennent pas à cette « élite distinguée » ont généralement deux choix : la passivité ou une forme de résistance interne de ceux qui possèdent les véritables qualités d’entrepreneur.

Beaucoup préfèrent subir passivement cet état, parfois en y ajoutant des actions de résistance passive, de sabotage diffus par l’excès de zèle, de lenteur simulée, de défense de corporatismes. Les « noyaux durs » des différents avantages corporatistes et syndicalistes dénoncés par les néo-libéraux comme inertie, lourdeur ou refus de la mondialisation sont la conséquence logique de leur propre comportement : personne n’a envie de dépendre du comportement irresponsable, capricieux et avide de quelques psychopathes ne pensant qu’à leur intérêt personnel.

S’il faut combattre le parasitisme au sein de la fonction publique, afin notamment de ne pas obérer la crédibilité de la puissance publique, cette résistance passive est en grande partie excusable comme seul moyen restant de protection contre une « élite » dépravée pouvant décider de la survie des hommes et de leur famille du jour au lendemain, de surcroît de la part de personnes n’ayant plus aucune base légitime en appui de leurs décisions.

Les éléments les plus actifs et les plus entreprenants, ceux qui sont généralement choisis pour piloter les grands projets opérationnels afin de récupérer plus tard leur valeur, parviennent parfois à mettre en place une stratégie de protection : ils se regroupent sur la base de l’estime mutuelle des compétences et du leadership fondé non sur l’intimidation mais sur l’anticipation et le pilotage de chaque action avec prise de responsabilité personnelle. Ils recréent des sortes de petites entreprises dans la grande entreprise, tenant en respect les « asshole managers » par la force des livrables produits en temps et en heure et par la défense mutuelle d’hommes reconnaissant leurs qualités d’entreprenariat. Cette défense permet aux vrais entrepreneurs de résister un certain temps, mais finit généralement par être broyée par des « managers » qui peuvent passer leur temps à guetter et attendre leur heure pour la détruire au détour d’une décision hiérarchique d’organisation.

Les « asshole managers » ont un rapport curieux à ces véritables entrepreneurs, mélange de crainte, de jalousie, de haine et de dépendance. Ils savent en effet qu’ils ont besoin d’eux pour sauver les apparences et capter la valeur qu’ils produisent. Dans le même temps, l’activité des entrepreneurs menace en permanence leur propre position révélant leur supercherie et leurs impostures par le contre-exemple permanent qu’ils dévoilent. L’entreprise néo-libérale se dote alors d’une batterie d’indicateurs et de reporting permettant de rabaisser et amoindrir en permanence le travail des opérationnels projets, et les maintenir constamment dans la position d’être évalués par des personnes qui s’en arrogent le droit mais ne possèdent pas le centième de leur compétence et de leur leadership.

Les opérationnels projet les plus jeunes, plus faciles à déstabiliser, peuvent douter d’eux-mêmes face à ce jeu et admettre avoir encore beaucoup d’efforts à faire avant de recevoir une reconnaissance … qui ne viendra jamais, celle-ci ne s’obtenant que par la voie cryptique de l’appartenance à ceux qui dérobent le mérite d’autrui. Les directeurs de projet plus anciens ne sont pas dupes, et mettent en place des stratégies d’alliance leur permettant de constituer un groupe de leurs semblables que l’on laissera relativement en paix, jusqu’à un démantèlement qui arrivera fatalement : les asshole managers auront trop peur d’être un jour démasqués et remis en question pour leur permettre de survivre.

A ceux qui seraient sceptiques, il faut mentionner l’expérience éthologique des « rats plongeurs » de Didier Desor, qui met en place dans la société des rats des jeux de rôles exactement équivalents à ceux que nous décrivons :


Il semble que la dérive que nous observons est donc ancrée dans un atavisme animal fort, ce qui aura son importance pour la suite. L’autopsie des rats post-mortem révèle un fait encore plus intéressant : ceux qui ont vécu le plus haut niveau de stress ne sont pas ceux qui ont dû passer leur existence au difficile parcours d’obstacle pour se faire déposséder, mais le groupe des « rats exploiteurs », qui a vécu dans la hantise que leur illégitimité soit un jour découverte, et que leurs semblables se révoltent un jour pour les mettre à mort.

Ils sont donc parfaitement conscients de l’imposture de leur position, et cela est aussi le cas des « asshole managers ». Ceux-ci se signalent par une extrême sensibilité à tout ce qui touche leur ego et à toute forme de remise en question. Le comportement d’enfant capricieux et colérique, l’absence totale de dignité que l’on observe de plus en plus fréquemment dans les sphères dirigeantes de l’économie et de la politique n’a pas d’autre cause : une vie passée dans le mensonge se paie de cette hyper-sensibilité et de cette absence de maîtrise de soi.

Le « asshole manager » se trouvera donc dans la position paradoxale de devoir attirer des centres d’excellence pour en usurper les résultats, et d’anesthésier en permanence toute excellence, de peur qu’elle ne révèle sa propre imposture. Il vivra dans la terreur des personnes démontrant de réelles qualités entrepreneuriales.

L’exemple de ce qui s’appelait France Telecom pendant la période des suicides et des harcèlements pathologiques fut riche d’enseignements : ceux qui étaient traqués n’étaient pas les bras cassés et poids lourds dont on cherchait à se débarrasser, mais bien souvent les meilleurs inventeurs et innovateurs de l’entreprise, notamment ceux ayant déposé nombre de brevets.

Egalement, les pratiques d’offshoring / outsourcing présentent l’avantage de placer à distance les centres d’excellence, en externalisant des compétences du cœur de métier de l’entreprise et en les enracinant dans des fonctions subalternes. Le discours d’ouverture au monde de l’offshoring est d’ailleurs d’une rare hypocrisie, car il relève généralement dans les faits d’un colonialisme paternaliste et d’un mépris des populations au sein desquelles l’activité sera offshorée.

Le « asshole manager » sera ainsi entouré de coordinateurs généralistes au siège, ne menaçant plus ses propres positions, et lui laissant les mains libres pour des stratégies d’usurpation du mérite vis-à-vis des équipes compétentes vassalisées et placées à distance. L’offshoring parachève ainsi le dispositif d’usurpation du mérite initié avec l’organisation matricielle. Les détails de cette stratégie se trouvent relatés plus en détail ici :


La lutte entre « asshole managers » et véritables entrepreneurs n’est pas nouvelle : elle existe depuis que l’humanité existe. Nous ne demandons donc pas une netteté idéaliste des organisations : je ne connais que trop le fonctionnement des grandes sociétés pour cela. Mais un ratio de 50 % / 50 % entre véritables dirigeants et « asshole managers » est un taux de corruption raisonnable pour toute organisation humaine : je n’ai rien d’un idéaliste. Lorsque ce taux est à 90/10 dans le mauvais sens, il ne s’agit plus de l’acceptation roborative et réaliste des impuretés de tout organisme vivant, mais bel et bien d’un cancer généralisé par prolifération de la tumeur. Ceux qui professent un cynisme mondain en réponse aux réalités énoncées ci-dessus ne semblent pas faire la différence entre saleté naturelle et tumeur endémique, … à moins qu’ils ne veuillent pas la voir, s’ils font corps avec la tumeur.

Comment en est-on arrivé à une telle dégradation ? L’instauration de l’organisation matricielle explique le mécanisme par lequel les « usines à usurpation » se sont mises en place dans les grands groupes. Mais il s’agit plus d’une technique qu’une cause première. L’hypothèse que nous avançons est que le paradigme de la concurrence « pure et parfaite », qui polarise notre société depuis quelques décennies, en est à l’origine.

La mise en concurrence généralisée dans tous les domaines, à tout moment et de façon continue, cette « extension du domaine de la lutte » si bien décrite par Houellebecq, ne fait pas émerger l’excellence mais un règne de faussaires et de tricheurs. La pauvreté intellectuelle du néo-libéralisme pense naïvement que les effets résultent directement des causes apparentes. Que la compétition faisant émerger les meilleurs, une compétition généralisée ouvrira une ère messianique de l’excellence et du meilleur des mondes possibles.

Ce raisonnement simpliste ignore deux facteurs très importants. Le premier est que le terme « les meilleurs » ne veut rien dire dans l’absolu, ceci étant relatif à une règle du jeu et à un objectif de maximiser un score. La compétition est un moyen très efficace d’aboutir rapidement à un objectif qui a été fixé. Si l’objectif est d’obtenir le maximum par la tricherie et l’usurpation, la compétition permettra effectivement d’atteindre rapidement et infailliblement ce magnifique but.

Le second facteur est que passé une certaine échelle dans le phénomène que l’on observe, l’évolution d’un système n’est plus la résultante directe de quelques événements. Notre monde est parcouru de courants de Foucault, de forces en retour qui apparaissent a contrario de toute force qui est exercée. Dans une analogie physique, le néo-libéralisme serait comme une théorie qui limiterait la physique aux seuls chocs élastiques entre les corps, sans tenir compte de la modification de l’état interne de ces corps.

Transposé à notre situation, cela signifie que les différentes stratégies d’acteur, surtout s’ils sont nombreux, deviennent beaucoup plus complexes que le naïf « que le meilleur gagne ». Notamment parce que, selon les dynamiques que nous avons exposées, la possibilité de tricher et de contourner la sélection des meilleurs en récupérant leur excellence devient possible. Ceci nous ramène d’ailleurs à la première objection : la notion de « meilleur » est relative, car elle peut désigner les meilleurs entrepreneurs comme les « meilleurs » dans le jeu des usurpations. A partir d’une certaine masse critique, ces stratégies se croisent et complexifient énormément la dynamique des groupes.

Or, dans un monde de concurrence permanente et immédiate, il apparaît évident que faire montre d’excellence n’est plus la stratégie gagnante. Car l’atteinte de toute excellence nécessite du travail et du temps. Si une compétition s’établit en temps réel, il est beaucoup plus simple et rapide de guetter la formation de la valeur et de l’excellence pour la dérober. Les stratégies court-termistes seront favorisées, et la convergence limite du court-terme est le vol et la rapine, non l’excellence. Le néo-libéralisme applique des raisonnements sans effet de temporalité, si essentiel pourtant pour comprendre le monde de l’entreprise.

Il est souvent reproché au socialisme d’être un mode de société dans lequel tout le monde vit au crochet de tout le monde. Mais le paradigme « tout le monde arnaque tout le monde » aboutit à quelque chose de semblable : une forme de parasitisme, la tendance atavique de l’homme à obtenir le maximum en en faisant le moins possible. Dans un monde de concurrence permanente, il sera beaucoup plus rentable de récupérer le travail d’autrui que de le construire. Cela fait partie des « effets retour » de la dynamique des stratégies possibles que le néo-libéralisme est incapable de penser. Un autre exemple d’effets en retour vis-à-vis de la compétition simple et directe est celle des équilibres de Nash, résumée par la vidéo suivante : https://www.youtube.com/watch?v=RnbZ-vkkWo0

Enfin, le néo-libéralisme est d’une grande hypocrisie concernant le « règne de l’excellence », car il sait pertinemment que la grande compétence qu’il sélectionne est celle des fraudeurs, non celle à laquelle le terme « d’excellence » fait naturellement penser. Ceci provient de l’héritage de Bernard Mandeville, auteur de « La fable des abeilles », qui introduisit le célèbre principe : « les vices privés font les vertus publiques », version très cynique de « la main invisible ».

Une erreur courante fait de cette maxime l’une des pierres angulaires du libéralisme historique. Or Francis Hutcheson, père des « lumières écossaises » considérées comme la source du premier libéralisme, inspirateur de David Hume et … Adam Smith, combattit fortement la thèse de Mandeville. L’imposture du néo-libéralisme à l’encontre de la tradition libérale véritable, c’est en résumé la victoire de Mandeville sur Hutcheson, du primat d’une société fondée sur l’intérêt égoïste et l’avidité, par opposition à celle de la liberté de conscience et de réalisation de ses potentialités, appuyées par l’éducation.

En matière de pensée économique, le néo-libéralisme n’a hérité que de la théorie dite « classique » de l’équilibre général de Walras. Celui-ci est d’une grande pauvreté intellectuelle, comparé par exemple aux modèles des sciences physiques, montrant que l’économie est une science qui en est encore à ses balbutiements. L’équilibre général est celui vers lequel convergent les volumes et les prix des biens échangés sur un marché, en « concurrence pure et parfaite ».

Or la pratique du monde économique réel, notamment dans l’entreprise, nécessiterait que des modèles d’équilibre des stratégies des acteurs économiques soient développés. La théorie des jeux a permis de grands apports dans ce domaine, avec des simulations informatiques croisant les automates cellulaires et des variantes du dilemme du prisonnier.

Les équilibres dans le domaine des sciences physiques obéissent à des modèles beaucoup plus complexes qu’en économie, par la notion « d’attracteur ». Le meilleur moyen d’expliquer ceci est de se représenter une nappe de tissu sur laquelle des creux et bosses s’alternent. En se déplaçant à la surface de la nappe, les creux forment différents puits qui attirent chacun les mobiles qui passent à proximité, comme des planètes attirant des astres passant dans leur champ de gravitation. L’équilibre ne correspond pas à la situation simple d’un élément central attirant tout à lui, mais de plusieurs équilibres locaux concurrents, dont on ne peut prévoir à l’avance lequel va capter quelle proportion de la situation économique :


Il peut donc y avoir plusieurs situations d’équilibre très hétérogènes : l’économie peut se stabiliser de plusieurs façons très différentes l’une de l’autre. La théorie de Walras autorise aussi plusieurs situations d’équilibre, mais celles-ci sont cependant équivalentes, car devant rester dans l’optimalité de Pareto. Dans la réalité, l’économie peut aboutir à des équilibres non seulement multiples mais hétérogènes, c’est-à-dire pas du tout équivalents selon le critère de Pareto, parce que des facteurs exogènes à l’économie pure rentrent en ligne de compte. Et parmi ces facteurs exogènes, les stratégies d’acteur que nous venons de décrire, tenant à la fois de la psychologie et de la lutte territoriale, arrivent en premier. Les simulations à base d’automates cellulaires parviennent aussi à des situations d’équilibre, mais cette fois entre les différentes stratégies d’accaparation. Ce sont ces autres équilibres que la théorie économique ne prend pas en compte, et qui la rendent irréaliste.

L’on peut ainsi se trouver coincé dans un équilibre local, qui n’a rien d’optimal pour nombre d’acteurs, mais représente cependant un puits important duquel il est difficile de sortir.

Il faut en être conscient : l’organisation en mafia, qui revient à ce que nous avons décrit précédemment, est un attracteur extrêmement fort de l’économie de marché, une tendance récurrente et atavique. La lecture de Roberto Saviano est essentielle : c’est elle qui nous fournit les clés du monde moderne. Car l’on peut se demander comment une gabegie telle que celle des « bullshit jobs » peut tenir encore longtemps, la perte d’efficacité induite devant la condamner à terme.

La mafia est la réponse à cette question : une organisation très efficace, parfaitement inique et terriblement stable. L’on perçoit la mafia uniquement comme une sorte de compagnie du crime (avec des compagnies concurrentes comme en économie : Camorra, Ndrangheta, Triades, Mafias de l’est, etc.). La force de Saviano est de montrer que son fonctionnement est très instructif par extension, pas seulement concernant le domaine criminel. Car il décrit son organisation de l’intérieur, de façon clinique.

La stratégie d’accaparation d’une haute valeur ajoutée par des « asshole managers » y est très bien exemplifiée, dans l’industrie de la haute couture italienne (cf le chapitre « Angelina Jolie » de « Gomorra »). La différence est encore que dans la mafia criminelle, l’élimination physique des éléments gênants est de règle, encore que cette différence peut devenir ténue dans les cas les plus critiques du monde économique (cf les cas de harcèlement et de poussée aux suicides de France Telecom). Mais le fonctionnement sur le plan organisationnel et sur celui des jeux d’acteurs est le même : extorsion des véritables compétences de leadership et de création de valeur ajoutée par des « asshole managers », concentrant toute leur énergie sur le vol et l’usurpation.

Plus une économie est court-termiste, plus la puissance de la mafia comme attracteur d’organisation est importante, en regard des autres attracteurs. La société accroît donc sa probabilité de tomber dans ce puits. Sans être forcément le plus efficace de tous, il est largement assez efficace pour ne pas s’effondrer et extrêmement stable, rendant très difficile de s’en échapper.

La société continue de bien fonctionner, les meilleurs éléments à valeur ajoutée contribuant à son bien-être et à son expansion. Que la valeur et le mérite des individus soient reconnus ou non, cela ne change pas le résultat final. La création de valeur qui doit être captée est captée, même si cela est de façon totalement inique. 

Ainsi le monde néo-libéral ne souffre pas de cette petite perte d’efficacité, et peut continuer de perdurer. Les tenants de la concurrence à tout crin n’avaient pas prévu cet effet en retour : l’on peut spécialiser son « excellence » dans le vol du mérite d’autrui, non dans la construction de ce mérite, ce qui engage un jeu de stratégies gagnantes bien différent de ce qui était prévu au départ.

1 commentaire:

  1. Bonjour,

    Merci pour ce billet des plus poussés et instructifs. Ayant fait des études en Ressources Humaines, je me rends compte maintenant de la forte tendance de cette fonction à tourner en job à la con, voir pire et de devenir une sorte de asshole manager transversal, empechant les travailleurs de réaliser leurs travails dans les meilleures conditions (alors que c'etait LA raison qui m'avait orientée dans cette voie).
    La lecture de cet article est des plus instructives, et me conforte dans l'idée que, dans les conditions économiques et sociales actuelles, une (ré)orientation vers l'entreprenariat social a nettement plus de chance de m'éviter de devenir ce que je méprise.
    Je vous remercie d'avoir partager votre expérience et votre connaissance.
    Pierre.

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