1. David Graeber : une brillante saillie
L’économiste iconoclaste David Graeber a récemment fait deux observations provocatrices
sur notre société post-moderne. Il ne s’agit pas de provocation gratuite, car
notre monde est arrivé à un point tel d’aberration que non seulement ces deux
remarques nous questionnent mais touchent très juste. Lorsque le monde devient
étrange et aberrant, les explications qui semblent très hétérodoxes sont
parfois celles qui décrivent fidèlement la situation, et les explications dites
« normales » ne sont que la communication imposée du délire
collectif.
L’article initial qui a mis le feu aux poudres est publié dans
« strike magazine » : http://strikemag.org/bullshit-jobs/
David Graeber y fait deux observations :
- Plus le métier que l’on exerce est utile à la société, moins il est rémunéré et reconnu.
- De nouveaux métiers inutiles sont apparus : les « bullshit jobs ». Désolé pour le parler franc mais roboratif de Graeber, qui a le mérite de bien se faire comprendre, la meilleure traduction est : « jobs à la con ».
Si quelques contre-exemples viennent nuancer cette brillante saillie, il
faut lui reconnaître qu’elle est majoritairement vraie. La définition d’un
métier utile par Graeber est simple : il suffit d’imaginer notre vie de
tous les jours s’ils étaient supprimés du jour au lendemain. Il n’est pas
difficile de prévoir le résultat si les éboueurs, les ouvriers, les boulangers ou
les infirmières avaient disparu d’ici demain. D’autres métiers n’affecteraient
pas notre survie immédiate s’ils disparaissaient, mais cela deviendrait
rapidement très gênant : instituteur ou professeur, ingénieur, employé de
banque de dépôt, commerçant en meubles ou en tissus, …
Les « bullshit jobs » se reconnaissent au fait que – a contrario
– leur disparition du jour au lendemain n’entraînerait aucune catastrophe de
court ou long terme, mais de surcroît que leur disparition serait bénéfique
pour l’ensemble de la société. Graeber cite comme exemples le telemarketing,
les relations publiques, les « ressources humaines ». Il mentionne
également deux fonctions dont la classification dans les « bullshit
jobs » sera sans doute contestée, mais est à mon sens pleinement justifiée
pour ceux qui connaissent intimement le fonctionnement des grands
groupes : les postes de « contrôle qualité » et ni plus ni moins
que les « managers ».
Les contrôleurs qualité semblent indispensables : les objets dont la
technologie est élaborée et dont la fiabilité a des conséquences critiques, par
exemple une voiture, ne peuvent faire l’impasse sur un très haut niveau de
qualité. En réalité, ce qui est indispensable est la fonction de contrôle
qualité. Fallait-il en faire un métier à part, voire créer des directions
entières de la qualité, distinctes des directions cœur de métier de
l’entreprise, c’est là toute la question.
Car dans les grands groupes, les contrôleurs qualité sont généralement des
gens ne connaissant rien au sujet qu’ils doivent évaluer, arrivent avec des
batteries d’indicateur et de méthodologies qu’ils appliquent aveuglément, sans
comprendre le contenu de ce qu’ils contrôlent. Cela aboutit à des évaluations
aberrantes, où ce qui est négligeable devient l’objet de polémiques faisant
perdre un temps précieux à tous, et où un défaut majeur est ignoré.
La fonction de contrôle qualité ne devient efficace que lorsqu’elle est
exercée par une personne maîtrisant parfaitement le cœur de métier qui doit
être évalué. Idéalement, une personne ayant déjà une grande expérience - donc
un certain âge - et ayant conduit une bonne dizaine de projets opérationnels
dans sa carrière. Parce qu’il ne faut pas être juge et partie en matière de
contrôle qualité, l’on a estimé bon d’en faire une direction à part des autres.
Sans voir que ce qui doit rester séparé est la fonction, non le poste dans
l’organigramme. Un contrôleur qualité doit appartenir à l’équipe du projet
qu’il doit évaluer afin de savoir de quoi il parle, mais avoir un rôle séparé
de celui des opérationnels. Le placer dans une direction éloignée le coupera de
la connaissance du terrain, et rendra toutes ses interventions non pertinentes.
La critique des « managers » peut sembler encore plus ardue, car
cette fois ceux-ci appartiennent à un cœur de métier, et peuvent être
considérés comme proche de la réalité opérationnelle. Mais une extraordinaire
invention est intervenue depuis les années 1970, permettant de bénéficier de
toute la reconnaissance des fonctions de manager, sans s’acquitter une seule
seconde de leurs devoirs et de leurs risques : l’organisation matricielle.
L’organisation matricielle part d’une bonne intention initiale (beaucoup
d’initiatives désastreuses démarrent de cette façon). Les grands projets
complexes font intervenir de nombreux départements de l’entreprise, de manière
transversale : plusieurs métiers, de l’ingénierie, de la production, du
commerce, du marketing, de la logistique, etc. sont impliqués pour la
réalisation finale. L’on a donc émis l’idée de créer une direction
fonctionnelle de chaque grand projet, transversale aux différentes directions
hiérarchiques de chaque métier, afin de faire tomber les cloisons naturelles
entre directions qui devaient coopérer pour l’obtention du produit final.
Rapidement, un détournement astucieux et parfaitement malhonnête de
l’organisation matricielle a été repéré et largement utilisé. La direction
fonctionnelle d’un grand projet est amenée à prendre sur elle tous les risques
et opérations difficiles : anticipations de plannings complexes,
compétences de haut niveau à orchestrer, pilotage rigoureux de milliers
d’actions comportant toutes un risque de défaillance … L’on trouve généralement
dans les directions fonctionnelles de grand projet les meilleurs profils de
l’entreprise, ceux dont la compétence, le leadership et la capacité à piloter
des opérations complexes sont portés aux meilleurs niveaux. De ceux qui ont un
véritable profil d’entrepreneur, et mériteraient à terme de faire partie des
décisionnaires de l’entreprise.
A contrario, un manager de la ligne hiérarchique d’un métier donné a vu la
complexité de sa tâche grandement facilitée, depuis l’apparition de
l’organisation matricielle. Les grands projets concentrent généralement les
aspects risqués et complexes d’un métier. La maintenance opérationnelle ne
nécessite que quelques bons professionnels ne requérant pas d’être pilotés. Le
manager n’a plus qu’à placer ces quelques personnes comme encadrement de
premier niveau de sa direction, pour n’avoir plus lui-même qu’à gérer des
tâches administratives ou comptables : budget, reporting, etc. Il
disposera d’un travail extrêmement facile : le risque d’échec a été
externalisé vers les directions fonctionnelles, et les véritables tâches de
terrain restant dans sa direction ne nécessitent pas de pilotage rapproché de
sa part : il peut donc bénéficier de toute la reconnaissance de la
position hiérarchique sans comprendre grand-chose à son métier, ni s’investir
opérationnellement dans ses réalisations.
Ce transfert suffit déjà à assurer de confortables « planques »
aux caractères paresseux qui souhaitent bénéficier de positions élevées sans
avoir à faire grand-chose. Le coup de génie de l’organisation matricielle est
d’avoir permis bien plus dans la malversation. La véritable organisation
matricielle alloue aux directions de projet un budget et des ressources
autonomes. La subtile malversation a commencé en permettant aux directions
hiérarchiques de conserver entièrement le budget et les effectifs des
directions de projet : lorsque un directeur de projet doit
« emprunter » ses hommes et son budget à plusieurs directions
hiérarchiques, sans lui-même avoir de ressources en propre, alors un schéma caractéristique
se met en place, qui est à l’organisation et à l’entreprise ce que le schéma de
Ponzi est à la finance : un fonctionnement totalement inique présenté
comme parfaitement normal et rationnel par ceux qui en bénéficient.
Ce schéma consiste à voler le résultat et la reconnaissance du travail
d’autrui. Pendant que les directions de projet continuent d’assumer tous les
risques et la complexité des différents métiers de l’entreprise, le « manager »
hiérarchique n’aura qu’à employer des recettes très simples pour dérober le
travail et la création de valeur produits par elles. Ces recettes n’ont bien
entendu plus rien à voir avec la compétence professionnelle ou les qualités
d’entrepreneur :
- Présenter les résultats positifs du projet, son avancement et ses perspectives à la place de l’équipe projet. Comment l’équipe projet peut-elle laisser faire cela ? L’obligation pour elle de faire des reportings réguliers permet de produire des présentations qui peuvent être récupérées par quelqu’un d’autre qu’eux. Par ailleurs, le « manager » s’étant déchargé d’un grand nombre de tâches, il a beaucoup plus de temps que les opérationnels projet pour communiquer sur celui-ci. Le « manager » passera effectivement une très grande partie de son temps en communication auto-valorisante, pendant que les opérationnels en auront bien moins le loisir. Enfin, les grandes entreprises jouent de ces instances de décision opaques, dans lesquels les jeux d’invitation, de louvoiement et de courtisanerie permettront à ceux qui les pratiquent d’y être présents, tandis que les opérationnels projet n’auront – eux – pas le temps pour de telles pratiques.
- Provoquer un échec simulé du projet, lorsqu’il est parvenu aux trois quarts de sa réalisation, quand le plus difficile a été effectué par l’équipe projet. Arrivé à sa fin de production et rentrant en phase de test, tout projet passe par un moment délicat qui est celui de son industrialisation. Même bien conduit, c’est à ce moment que l’écart entre ce qui a été réalisé et ce que l’on souhaitait faire se montre dans tous ses détails. Il est alors facile, par une communication dénigrante et incessante, de faire croire au comité exécutif qui n’y connait pas grand-chose, que le projet a été mal mené et qu’il est au bord du gouffre, même s’il n’en est rien : la masse de corrections à effectuer en fin de phase projet nécessite une grande solidarité dans la résolution, c’est donc à ce moment que le « manager » va au contraire tout faire pour couler la direction opérationnelle. La maîtrise du budget est un levier qui rend cette stratégie encore plus facile : le « manager » pourra, sous divers prétextes, assécher le budget du projet à ce moment critique, en arguant notamment que l’équipe projet a mal calculé le budget, même si cela est ouvertement faux. Le « manager » disposant des cordons de la bourse, il lui est facile d’écrire le jeu comptable pour que cette accusation paraisse vraie. Le comité exécutif ne saura non plus rentrer dans de tels détails. En communiquant de façon négative et masquée et en agissant sur le levier budgétaire, le « manager » fera croire temporairement à un échec d’un projet bien mené, obtiendra que l’équipe en charge soit désavouée, se fera attribuer la responsabilité du projet, une fois que le plus difficile a été réalisé. Il lui suffira alors de rouvrir le flux budgétaire pour redémarrer le projet, qui sera facile à mener à son terme, tous ses fondamentaux étant bons. Le tour et joué, et cerise sur le gâteau, le « manager » sera remercié d’avoir su redresser une situation désespérée, en s’étant contenté de reprendre les commandes et le mérite d’un projet structurellement bon. Je garantis que cette « technique » est monnaie courante dans la plupart des grands groupes français. Le renforcement de cette pratique s’accroît, du fait que les comités exécutifs sont maintenant constitués en proportion croissante d’hommes qui lui doivent leur poste. Ils ne peuvent donc qu’encourager l’un des jeunes « charognards » qui s’y adonnera, marquant par là qu’il fait partie de leur cercle.
Le « manager » possède aussi un grand avantage par rapport aux
postes « distants » tels que celui de contrôle qualité : il peut
arguer qu’il fait partie du « cœur de métier » et qu’il
« connaît le terrain », tandis que les « bullshit jobs » qui
permettent de juger sans soi-même être jugé mais en se plaçant à l’extérieur
peuvent finir par être critiqués pour cette raison. Selon l’organisation
matricielle, un « manager » peut ne plus rien connaître à ce que font
ses équipes, mais donner l’illusion d’une compétence opérationnelle, l’activité
de maintenance opérationnelle faisant partie de son périmètre mais étant
totalement déléguée.
C’est ici que notre analyse diffère de celle de Graeber. Celui-ci pense que
les « bullshit jobs » ont été créés pour « occuper les
gens », parce que l’accroissement des taux de productivité aurait fait
baisser le travail réel nécessaire à 15-20 h par semaine pour que la société
fonctionne. Afin d’acheter la paix sociale, les « bullshit jobs »
permettraient ainsi de générer artificiellement de l’emploi, en créant des
postes qui ne servent à rien.
Or, si le constat d’apparition de ces postes par Graeber est brillant, il
oublie un peu trop à mon sens la deuxième partie de sa propre
proposition : les bullshit jobs sont ceux des hautes positions sociales et
managériales. Ils n’ont pas été créés pour remplir les agendas, mais pour
ancrer le pouvoir des nouvelles classes dominantes, fondé non sur l’excellence
mais sur l’usurpation. Les bullshit jobs ne sont pas seulement une forme de
parasitisme organisé pour remplir les problèmes de productivité de la société
post-moderne. Ils sont un dispositif extraordinaire de captation du mérite et
de l’excellence d’autrui par des castes parasites, ne montrant plus de talent
que dans des jeux de pouvoir n’ayant plus aucun rapport avec l’entreprenariat
en économie ou la conduite responsable des hommes en politique.
L’émergence des « bullsit jobs » est corrélative de la
prolifération des pervers narcissiques aux postes de direction, en lieu et
place de véritables leaders, et cette corrélation n’est pas le fruit du hasard.
L’on peut ainsi mettre en parallèle de l’analyse de Graeber ces alertes de plus
en plus nombreuses qui nous viennent du monde économique anglo-saxon, soucieux
de voir s’ouvrir cette faille béante dans le fonctionnement du capitalisme. La
recherche en management aux USA et en Grande-Bretagne consacre beaucoup de son
énergie à essayer de comprendre cette dérive. On notera que les références qui
suivent ne proviennent pas précisément d’obscures revues crypto-marxistes
… :
Un travers qu’il convient d’éviter vis-à-vis de ces constats, dont mes
lecteurs sont familiers, est de déraper vers les théories du complot. Les
« stratégies du charognard » précédemment décrites mènent à la
constitution de noyaux durs oligarchiques défendant leurs intérêts de caste et
mettant en place des mécanismes de plus en plus renforcés de préservation
indéfinie de leurs avantages. Il est alors tentant d’y voir un complot
sciemment organisé.
La véritable raison n’est pas celle-ci, mais tient à la dynamique des
groupes et à un principe important de la théorie des jeux : s’il existe
une stratégie gagnante, elle sera fatalement empruntée tôt ou tard, quels que
soient les dilemmes éthiques ou de conviction que cette stratégie soulève. Le
mécanisme est celui du fameux « dilemme du prisonnier » en théorie
des jeux : même en considérant une personne intègre au départ, celle-ci
anticipera que si elle n’emploie pas la stratégie malsaine mais gagnante, un
autre que lui le fera. A part pour quelques personnalités exceptionnelles, les
conflits d’ego et l’orgueil personnel prendront invinciblement le dessus sur
toute considération éthique, lors de l’escalade que constituent les jeux de
pouvoir. L’on voit que par de simples mécanismes d’évolution spontanée, cette
anticipation mènera naturellement à la constitution de ces noyaux durs. Sur le
sujet du travers des théories du complot et de la façon de s’en affranchir sans
pour autant être complaisant avec les oligarchies, j’ai déjà écrit une analyse
plus détaillée :
2. Portrait
de l’entreprise néo-libérale : la peur bleue des compétences
Le résultat de cet étrange monde est de voir l’entreprise néo-libérale se
peupler de curieux spécimen.
Une véritable faune d’êtres inconsistants et falots, naviguant dans les
univers flous et mensongers des présentations powerpoint, de la novlangue et
des mots creux de l’entreprise, s’assemble régulièrement en réunions où les
jugements et les coups de menton sont d’autant plus définitifs qu’ils viennent
sanctionner des convictions vides et sans contenu. La médiocrité et la
superficialité s’accroissent constamment à mesure que l’on monte dans les
étages hiérarchiques. Aux « bullshit jobs » correspondent - et je
suis désolé pour l’expression qu’il m’est cependant nécessaire d’employer pour
la même raison roborative que celle de Graeber - des « asshole
managers ».
Aux bonnes âmes bien dressées à propager le discours lénifiant du monde de
l’entreprise en niant sa réalité crue, et qui seraient choquées par cette
nouvelle saillie, voici quelques autres références montrant que ce concept essentiel
du management a bien sa raison d’être :
Les « asshole managers » démontrent généralement un grand art du
flou et de la dérobade dès lors qu’il s’agit de leur engagement envers quoi que
ce soit : envoyer d’autres en première ligne pour prendre les risques et
en récupérer les fruits est devenu l’essentiel de leur profession.
Il ne faut cependant pas croire qu’ils manquent d’énergie : celle-ci
devient pathologiquement agressive dès lors que leur pouvoir personnel est
menacé. Cela est d’une grande logique, car ils y consacrent 100% de leur temps.
Ils useront de tous les moyens de l’intimidation ou des manœuvres de couloir et
prendront des postures viriles et déterminées seulement lorsque le rapport de
force sera en leur faveur de façon écrasante, mais deviendront mielleux et
obséquieux face à un seul combat loyal.
Impitoyables avec leurs subalternes mais veules avec les puissants, la
pratique constante de la stratégie de vol du travail et de l’engagement
d’autres équipes finit par retentir sur leur personnalité profonde.
Ceux qui n’appartiennent pas à cette « élite distinguée » ont
généralement deux choix : la passivité ou une forme de résistance interne
de ceux qui possèdent les véritables qualités d’entrepreneur.
Beaucoup préfèrent subir passivement cet état, parfois en y ajoutant des
actions de résistance passive, de sabotage diffus par l’excès de zèle, de
lenteur simulée, de défense de corporatismes. Les « noyaux durs » des
différents avantages corporatistes et syndicalistes dénoncés par les
néo-libéraux comme inertie, lourdeur ou refus de la mondialisation sont la
conséquence logique de leur propre comportement : personne n’a envie de
dépendre du comportement irresponsable, capricieux et avide de quelques
psychopathes ne pensant qu’à leur intérêt personnel.
S’il faut combattre le parasitisme au sein de la fonction publique, afin
notamment de ne pas obérer la crédibilité de la puissance publique, cette
résistance passive est en grande partie excusable comme seul moyen restant de
protection contre une « élite » dépravée pouvant décider de la survie
des hommes et de leur famille du jour au lendemain, de surcroît de la part de
personnes n’ayant plus aucune base légitime en appui de leurs décisions.
Les éléments les plus actifs et les plus entreprenants, ceux qui sont
généralement choisis pour piloter les grands projets opérationnels afin de
récupérer plus tard leur valeur, parviennent parfois à mettre en place une stratégie
de protection : ils se regroupent sur la base de l’estime mutuelle des
compétences et du leadership fondé non sur l’intimidation mais sur
l’anticipation et le pilotage de chaque action avec prise de responsabilité
personnelle. Ils recréent des sortes de petites entreprises dans la grande
entreprise, tenant en respect les « asshole managers » par la force
des livrables produits en temps et en heure et par la défense mutuelle d’hommes
reconnaissant leurs qualités d’entreprenariat. Cette défense permet aux vrais
entrepreneurs de résister un certain temps, mais finit généralement par être
broyée par des « managers » qui peuvent passer leur temps à guetter
et attendre leur heure pour la détruire au détour d’une décision hiérarchique
d’organisation.
Les « asshole managers » ont un rapport curieux à ces véritables
entrepreneurs, mélange de crainte, de jalousie, de haine et de dépendance. Ils
savent en effet qu’ils ont besoin d’eux pour sauver les apparences et capter la
valeur qu’ils produisent. Dans le même temps, l’activité des entrepreneurs
menace en permanence leur propre position révélant leur supercherie et leurs
impostures par le contre-exemple permanent qu’ils dévoilent. L’entreprise
néo-libérale se dote alors d’une batterie d’indicateurs et de reporting
permettant de rabaisser et amoindrir en permanence le travail des opérationnels
projets, et les maintenir constamment dans la position d’être évalués par des
personnes qui s’en arrogent le droit mais ne possèdent pas le centième de leur
compétence et de leur leadership.
Les opérationnels projet les plus jeunes, plus faciles à déstabiliser,
peuvent douter d’eux-mêmes face à ce jeu et admettre avoir encore beaucoup
d’efforts à faire avant de recevoir une reconnaissance … qui ne viendra jamais,
celle-ci ne s’obtenant que par la voie cryptique de l’appartenance à ceux qui
dérobent le mérite d’autrui. Les directeurs de projet plus anciens ne sont pas
dupes, et mettent en place des stratégies d’alliance leur permettant de
constituer un groupe de leurs semblables que l’on laissera relativement en
paix, jusqu’à un démantèlement qui arrivera fatalement : les asshole
managers auront trop peur d’être un jour démasqués et remis en question pour
leur permettre de survivre.
A ceux qui seraient sceptiques, il faut mentionner l’expérience éthologique
des « rats plongeurs » de Didier Desor, qui met en place dans la
société des rats des jeux de rôles exactement équivalents à ceux que nous
décrivons :
Il semble que la dérive que nous observons est donc ancrée dans un atavisme
animal fort, ce qui aura son importance pour la suite. L’autopsie des rats
post-mortem révèle un fait encore plus intéressant : ceux qui ont vécu le
plus haut niveau de stress ne sont pas ceux qui ont dû passer leur existence au
difficile parcours d’obstacle pour se faire déposséder, mais le groupe des
« rats exploiteurs », qui a vécu dans la hantise que leur
illégitimité soit un jour découverte, et que leurs semblables se révoltent un
jour pour les mettre à mort.
Ils sont donc parfaitement conscients de l’imposture de leur position, et
cela est aussi le cas des « asshole managers ». Ceux-ci se signalent
par une extrême sensibilité à tout ce qui touche leur ego et à toute forme de
remise en question. Le comportement d’enfant capricieux et colérique, l’absence
totale de dignité que l’on observe de plus en plus fréquemment dans les sphères
dirigeantes de l’économie et de la politique n’a pas d’autre cause : une
vie passée dans le mensonge se paie de cette hyper-sensibilité et de cette absence
de maîtrise de soi.
Le « asshole manager » se trouvera donc dans la position
paradoxale de devoir attirer des centres d’excellence pour en usurper les
résultats, et d’anesthésier en permanence toute excellence, de peur qu’elle ne
révèle sa propre imposture. Il vivra dans la terreur des personnes démontrant
de réelles qualités entrepreneuriales.
L’exemple de ce qui s’appelait France Telecom pendant la période des
suicides et des harcèlements pathologiques fut riche d’enseignements :
ceux qui étaient traqués n’étaient pas les bras cassés et poids lourds dont on
cherchait à se débarrasser, mais bien souvent les meilleurs inventeurs et
innovateurs de l’entreprise, notamment ceux ayant déposé nombre de brevets.
Egalement, les pratiques d’offshoring / outsourcing présentent l’avantage
de placer à distance les centres d’excellence, en externalisant des compétences
du cœur de métier de l’entreprise et en les enracinant dans des fonctions
subalternes. Le discours d’ouverture au monde de l’offshoring est d’ailleurs d’une
rare hypocrisie, car il relève généralement dans les faits d’un colonialisme
paternaliste et d’un mépris des populations au sein desquelles l’activité sera
offshorée.
Le « asshole manager » sera ainsi entouré de coordinateurs
généralistes au siège, ne menaçant plus ses propres positions, et lui laissant
les mains libres pour des stratégies d’usurpation du mérite vis-à-vis des
équipes compétentes vassalisées et placées à distance. L’offshoring parachève
ainsi le dispositif d’usurpation du mérite initié avec l’organisation
matricielle. Les détails de cette stratégie se trouvent relatés plus en détail
ici :
La lutte entre « asshole managers » et véritables entrepreneurs
n’est pas nouvelle : elle existe depuis que l’humanité existe. Nous ne
demandons donc pas une netteté idéaliste des organisations : je ne connais
que trop le fonctionnement des grandes sociétés pour cela. Mais un ratio de 50
% / 50 % entre véritables dirigeants et « asshole managers » est un
taux de corruption raisonnable pour toute organisation humaine : je n’ai
rien d’un idéaliste. Lorsque ce taux est à 90/10 dans le mauvais sens, il ne
s’agit plus de l’acceptation roborative et réaliste des impuretés de tout
organisme vivant, mais bel et bien d’un cancer généralisé par prolifération de
la tumeur. Ceux qui professent un cynisme mondain en réponse aux réalités
énoncées ci-dessus ne semblent pas faire la différence entre saleté naturelle
et tumeur endémique, … à moins qu’ils ne veuillent pas la voir, s’ils font
corps avec la tumeur.
Comment en est-on arrivé à une telle dégradation ? L’instauration de
l’organisation matricielle explique le mécanisme par lequel les « usines à
usurpation » se sont mises en place dans les grands groupes. Mais il
s’agit plus d’une technique qu’une cause première. L’hypothèse que nous
avançons est que le paradigme de la concurrence « pure et parfaite »,
qui polarise notre société depuis quelques décennies, en est à l’origine.
La mise en concurrence généralisée dans tous les domaines, à tout moment et
de façon continue, cette « extension du domaine de la lutte » si bien
décrite par Houellebecq, ne fait pas émerger l’excellence mais un règne de
faussaires et de tricheurs. La pauvreté intellectuelle du néo-libéralisme pense
naïvement que les effets résultent directement des causes apparentes. Que la compétition
faisant émerger les meilleurs, une compétition généralisée ouvrira une ère
messianique de l’excellence et du meilleur des mondes possibles.
Ce raisonnement simpliste ignore deux facteurs très importants. Le premier
est que le terme « les meilleurs » ne veut rien dire dans l’absolu,
ceci étant relatif à une règle du jeu et à un objectif de maximiser un score.
La compétition est un moyen très efficace d’aboutir rapidement à un objectif
qui a été fixé. Si l’objectif est d’obtenir le maximum par la tricherie et
l’usurpation, la compétition permettra effectivement d’atteindre rapidement et
infailliblement ce magnifique but.
Le second facteur est que passé une certaine échelle dans le phénomène que
l’on observe, l’évolution d’un système n’est plus la résultante directe de
quelques événements. Notre monde est parcouru de courants de Foucault, de
forces en retour qui apparaissent a contrario de toute force qui est exercée.
Dans une analogie physique, le néo-libéralisme serait comme une théorie qui
limiterait la physique aux seuls chocs élastiques entre les corps, sans tenir
compte de la modification de l’état interne de ces corps.
Transposé à notre situation, cela signifie que les différentes stratégies
d’acteur, surtout s’ils sont nombreux, deviennent beaucoup plus complexes que le
naïf « que le meilleur gagne ». Notamment parce que, selon les
dynamiques que nous avons exposées, la possibilité de tricher et de contourner
la sélection des meilleurs en récupérant leur excellence devient possible. Ceci
nous ramène d’ailleurs à la première objection : la notion de
« meilleur » est relative, car elle peut désigner les meilleurs
entrepreneurs comme les « meilleurs » dans le jeu des usurpations. A
partir d’une certaine masse critique, ces stratégies se croisent et
complexifient énormément la dynamique des groupes.
Or, dans un monde de concurrence permanente et immédiate, il apparaît
évident que faire montre d’excellence n’est plus la stratégie gagnante. Car
l’atteinte de toute excellence nécessite du travail et du temps. Si une
compétition s’établit en temps réel, il est beaucoup plus simple et rapide de
guetter la formation de la valeur et de l’excellence pour la dérober. Les
stratégies court-termistes seront favorisées, et la convergence limite du court-terme
est le vol et la rapine, non l’excellence. Le néo-libéralisme applique des
raisonnements sans effet de temporalité, si essentiel pourtant pour comprendre
le monde de l’entreprise.
Il est souvent reproché au socialisme d’être un mode de société dans lequel
tout le monde vit au crochet de tout le monde. Mais le paradigme « tout le
monde arnaque tout le monde » aboutit à quelque chose de semblable :
une forme de parasitisme, la tendance atavique de l’homme à obtenir le maximum
en en faisant le moins possible. Dans un monde de concurrence permanente, il
sera beaucoup plus rentable de récupérer le travail d’autrui que de le
construire. Cela fait partie des « effets retour » de la dynamique
des stratégies possibles que le néo-libéralisme est incapable de penser. Un
autre exemple d’effets en retour vis-à-vis de la compétition simple et directe
est celle des équilibres de Nash, résumée par la vidéo suivante : https://www.youtube.com/watch?v=RnbZ-vkkWo0
Enfin, le néo-libéralisme est d’une grande hypocrisie concernant le
« règne de l’excellence », car il sait pertinemment que la grande
compétence qu’il sélectionne est celle des fraudeurs, non celle à laquelle le terme
« d’excellence » fait naturellement penser. Ceci provient de
l’héritage de Bernard Mandeville, auteur de « La fable des
abeilles », qui introduisit le célèbre principe : « les vices
privés font les vertus publiques », version très cynique de « la main
invisible ».
Une erreur courante fait de cette maxime l’une des pierres angulaires du
libéralisme historique. Or Francis Hutcheson, père des « lumières
écossaises » considérées comme la source du premier libéralisme,
inspirateur de David Hume et … Adam Smith, combattit fortement la thèse de
Mandeville. L’imposture du néo-libéralisme à l’encontre de la tradition
libérale véritable, c’est en résumé la victoire de Mandeville sur Hutcheson, du
primat d’une société fondée sur l’intérêt égoïste et l’avidité, par opposition
à celle de la liberté de conscience et de réalisation de ses potentialités,
appuyées par l’éducation.
En matière de pensée économique, le néo-libéralisme n’a hérité que de la
théorie dite « classique » de l’équilibre général de Walras. Celui-ci
est d’une grande pauvreté intellectuelle, comparé par exemple aux modèles des
sciences physiques, montrant que l’économie est une science qui en est encore à
ses balbutiements. L’équilibre général est celui vers lequel convergent les
volumes et les prix des biens échangés sur un marché, en « concurrence
pure et parfaite ».
Or la pratique du monde économique réel, notamment dans l’entreprise,
nécessiterait que des modèles d’équilibre des stratégies des acteurs
économiques soient développés. La théorie des jeux a permis de grands apports
dans ce domaine, avec des simulations informatiques croisant les automates
cellulaires et des variantes du dilemme du prisonnier.
Les équilibres dans le domaine des sciences physiques obéissent à des
modèles beaucoup plus complexes qu’en économie, par la notion
« d’attracteur ». Le meilleur moyen d’expliquer ceci est de se
représenter une nappe de tissu sur laquelle des creux et bosses s’alternent. En
se déplaçant à la surface de la nappe, les creux forment différents puits qui
attirent chacun les mobiles qui passent à proximité, comme des planètes
attirant des astres passant dans leur champ de gravitation. L’équilibre ne
correspond pas à la situation simple d’un élément central attirant tout à lui,
mais de plusieurs équilibres locaux concurrents, dont on ne peut prévoir à
l’avance lequel va capter quelle proportion de la situation économique :
Il peut donc y avoir plusieurs situations d’équilibre très
hétérogènes : l’économie peut se stabiliser de plusieurs façons très différentes
l’une de l’autre. La théorie de Walras autorise aussi plusieurs situations
d’équilibre, mais celles-ci sont cependant équivalentes, car devant rester dans
l’optimalité de Pareto. Dans la réalité, l’économie peut aboutir à des
équilibres non seulement multiples mais hétérogènes, c’est-à-dire pas du tout
équivalents selon le critère de Pareto, parce que des facteurs exogènes à
l’économie pure rentrent en ligne de compte. Et parmi ces facteurs exogènes,
les stratégies d’acteur que nous venons de décrire, tenant à la fois de la
psychologie et de la lutte territoriale, arrivent en premier. Les simulations à
base d’automates cellulaires parviennent aussi à des situations d’équilibre,
mais cette fois entre les différentes stratégies d’accaparation. Ce sont ces autres
équilibres que la théorie économique ne prend pas en compte, et qui la rendent
irréaliste.
L’on peut ainsi se trouver coincé dans un équilibre local, qui n’a rien
d’optimal pour nombre d’acteurs, mais représente cependant un puits important
duquel il est difficile de sortir.
Il faut en être conscient : l’organisation en mafia, qui revient à ce que nous avons décrit précédemment, est un
attracteur extrêmement fort de l’économie de marché, une tendance récurrente et
atavique. La lecture de Roberto Saviano est essentielle : c’est elle qui
nous fournit les clés du monde moderne. Car l’on peut se demander comment une
gabegie telle que celle des « bullshit jobs » peut tenir encore
longtemps, la perte d’efficacité induite devant la condamner à terme.
La mafia est la réponse à cette question : une organisation très
efficace, parfaitement inique et terriblement stable. L’on perçoit la mafia
uniquement comme une sorte de compagnie du crime (avec des compagnies
concurrentes comme en économie : Camorra, Ndrangheta, Triades, Mafias de
l’est, etc.). La force de Saviano est de montrer que son fonctionnement est
très instructif par extension, pas seulement concernant le domaine criminel.
Car il décrit son organisation de l’intérieur, de façon clinique.
La stratégie d’accaparation d’une haute valeur ajoutée par des
« asshole managers » y est très bien exemplifiée, dans l’industrie de
la haute couture italienne (cf le chapitre « Angelina Jolie » de
« Gomorra »). La différence est encore que dans la mafia criminelle,
l’élimination physique des éléments gênants est de règle, encore que cette
différence peut devenir ténue dans les cas les plus critiques du monde
économique (cf les cas de harcèlement et de poussée aux suicides de France
Telecom). Mais le fonctionnement sur le plan organisationnel et sur celui des
jeux d’acteurs est le même : extorsion des véritables compétences de
leadership et de création de valeur ajoutée par des « asshole
managers », concentrant toute leur énergie sur le vol et l’usurpation.
Plus une économie est court-termiste, plus la puissance de la mafia comme
attracteur d’organisation est importante, en regard des autres attracteurs. La
société accroît donc sa probabilité de tomber dans ce puits. Sans être
forcément le plus efficace de tous, il est largement assez efficace pour ne pas
s’effondrer et extrêmement stable, rendant très difficile de s’en échapper.
La société continue de bien fonctionner, les meilleurs éléments à valeur
ajoutée contribuant à son bien-être et à son expansion. Que la valeur et le
mérite des individus soient reconnus ou non, cela ne change pas le résultat
final. La création de valeur qui doit être captée est captée, même si cela est
de façon totalement inique.
Ainsi le monde néo-libéral ne souffre pas de cette
petite perte d’efficacité, et peut continuer de perdurer. Les tenants de la
concurrence à tout crin n’avaient pas prévu cet effet en retour : l’on
peut spécialiser son « excellence » dans le vol du mérite d’autrui,
non dans la construction de ce mérite, ce qui engage un jeu de stratégies
gagnantes bien différent de ce qui était prévu au départ.
Bonjour,
RépondreSupprimerMerci pour ce billet des plus poussés et instructifs. Ayant fait des études en Ressources Humaines, je me rends compte maintenant de la forte tendance de cette fonction à tourner en job à la con, voir pire et de devenir une sorte de asshole manager transversal, empechant les travailleurs de réaliser leurs travails dans les meilleures conditions (alors que c'etait LA raison qui m'avait orientée dans cette voie).
La lecture de cet article est des plus instructives, et me conforte dans l'idée que, dans les conditions économiques et sociales actuelles, une (ré)orientation vers l'entreprenariat social a nettement plus de chance de m'éviter de devenir ce que je méprise.
Je vous remercie d'avoir partager votre expérience et votre connaissance.
Pierre.