A propos de cinq croyances
qui empêchent le dialogue :
1. Le
« discours objectif » : se croire au-dessus de la mêlée
Présenter son point de vue comme celui qui est
« objectif » relève de la falsification. Cela sous-entend qu’il
existerait une seule explication estimable (la mienne, par le plus heureux des
hasards …), les autres ne pouvant être qu’entachées de parti-pris et
d’idéologie.
Personne ne peut sortir de sa propre appréhension
du monde. Il ne s’agit pas de céder au relativisme, car nos visions peuvent
être confrontées à l’expérience, afin de découvrir comment elles y résistent.
Mais elles n’en restent pas moins subjectives, même trempées à cette épreuve.
L’on n’atteint pas l’objectivité, l’on classe les subjectivités par degrés de
vraisemblance.
Personne n’est « au-dessus de la mêlée »
et celui qui pense l’être ne fait que confirmer sa mégalomanie, non sa prise de
recul.
La condition humaine est de se jeter dans la
mêlée, d’avancer ses arguments que l’on sait partiaux et imparfaits, et d’avoir
le courage de les passer au feu de l’expérience. C’est ce travail que celui qui
se veut « objectif » refuse de faire, par paresse, par peur de se
remettre en question, par volonté d’être intouchable, par le sentiment
mégalomaniaque de dire aux autres la leçon.
Personne ne peut s’arroger une position
privilégiée dans une discussion. Le seuls avantages doivent se gagner par la
pertinence des arguments, aucunement parce que certains arguments seraient
investis d’une nature différente de ceux des autres.
Celui qui se prétend objectif se dit honnête. Il
n’aime pas l’honnêteté, mais l’image que son ego aime à donner de lui, en le
parant de cet attribut.
2. « Regarder
les faits » : croire que l’on se limite à l’observation
Lorsque l’on défend une thèse, les faits dont
celle-ci rend compte font aussi partie de la thèse. On ne peut donc juger d’une
théorie selon une simple « vérification par les faits », car ceux-ci
font aussi l’objet d’un a priori.
On juge d’une théorie par la quantité de faits
observables dont elle rend compte. Notre thèse est un récit qui rencontre des
faits saillants sur son passage, et il nous est alors loisible de comparer les
faits du récit avec les faits correspondants du réel. Une telle compréhension
ne peut se faire en dehors du récit, qui est notre interprétation proposée du
phénomène que l’on étudie.
Celui qui nous admoneste par les phrases :
« ramenez-vous aux faits », « regardez les faits », se
pense capable de regarder des faits « neutres » en s’extrayant de son
propre récit.
Comme pour l’objectivité, la condition humaine est
de relater des faits seulement au sein d’un récit qui les coordonne. Penser
s’extraire de cette condition est encore une fois une manifestation d’ego et de
vanité, non d’honnêteté et de neutralité. Nous sommes plongés dans le bain de
nos propres représentations, comme le sont tous les hommes, et prétendre y
échapper est prétendre au « point de vue divin ».
Nous devons admettre que notre confrontation aux
faits ne se déroulera qu’à partir d’un récit personnel qui n’a rien de neutre.
Si ce récit rend compte de nombreux faits observés, et s’il parvient à
maintenir en cohérence le plus grand nombre de faits qui lui sont opposés, de
son récit ou d’autres récits, il possédera une grande valeur d’explication.
Nous sommes tous logés à la même enseigne, aucune « vérification par les
faits » ne possède un statut supérieur à celle des autres.
Tout comme dans le domaine militaire, la
« neutralité » n’est pas marque de sagesse mais de fuite face à la
responsabilité qui nous incombe de reconnaître notre subjectivité, et de la
mettre au défi. L’on ne peut pas plus convoquer un morceau du réel à notre
service, que l’on ne peut lire dans celui-ci à livre ouvert : telles sont
les erreurs de l’accaparation des « simples faits » et de
l’accaparation du « point de vue objectif ».
3. Penser
qu’il y a des sujets du bien et du mal, au lieu de les mettre en tension
dialectique
Un concept ne naît pas d’une thématique que l’on
brandit comme une incantation, mais du dilemme de devoir choisir entre deux
thématiques opposées, toutes deux également nécessaires.
C’est un grand travers de prétendus
« philosophes » modernes que d’investir une thématique de la force du
bien et son opposé de la force du mal, puis de scander ceci ad infinitum. Ce
faisant, ils ne savent pas extraire un seul concept, et compromettent toute
réflexion.
Ainsi pendant nos années modernes, nous a-t-on
seriné que la liberté était le bien et l’autorité le mal, que l’absence de tout
attachement à sa nation était le bien et le patriotisme était le mal, que
toujours plus de dérégulation et toujours moins d’état était le bien et que
l’intervention de la puissance publique était le mal, que la compréhension à
l’égard des délinquants et criminels était le bien, et que la rigueur punitive
était le mal.
Il n’est pas plus intelligent « d’inverser
les polarités », c’est-à-dire de reprendre les phrases précédentes en
échangeant ce qui est bien et ce qui est mal. A d’autres époques, le discours
inverse pouvait avoir cours.
Les concepts intéressants n’apparaissent que
lorsque l’on se rend compte que chacune des deux notions porte un rôle
indispensable, et que choisir unilatéralement l’une ou l’autre est un dilemme
insoluble : la véritable réflexion commence par une gêne et une aporie.
Ainsi nos « philosophes »
s’aperçoivent-ils trop tard que la liberté du renard dans le poulailler n’est
pas celle qu’ils recherchaient, et font la découverte du concept de liberté
éthique, résultant de la tension entre autorité et liberté.
De même s’aperçoivent-ils bien tard que les
symboles de leur pays, surtout les plus sentimentaux, sur lesquels ils n’ont eu
de cesse de cracher et de déverser leurs moqueries étaient le sentier par
lequel le pays dans lequel ils vivaient a su accéder à des notions
universelles, indispensables à sa préservation et à la justice.
Ils découvrent que ces notions sont tout à la fois
universelles et partie intégrante de l’histoire et de l’héritage propre de leur
pays, lorsque des circonstances dramatiques nécessitent d’en défendre la valeur.
Ils n’ont pas jeté un seul regard à la phrase de
Jaurès : « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup
y ramène ». Elle était probablement hors de leur portée intellectuelle,
Jaurès s’étant engagé – en vrai philosophe - dans la tension entre des notions
apparemment contradictoires, en réalité conditions l’une de l’autre.
Il en est de l’histoire d’un pays comme de
l’histoire d’un homme. Dissocier artificiellement sa raison et ses sentiments,
sa pensée et ses émotions, n’a pas de sens. Il s’agit d’ailleurs encore de l’un
de ces couples opposés en apparence, en réalité ne cessant de s’appuyer l’un
sur l’autre : l’entrelacement de la raison et des émotions – a contrario
de la vision cartésienne – a été bien exposée par ce grand biologiste qu’est
Antonio R Damasio.
Les concepts les plus élevés auxquels un homme a
abouti, comme ceux d’une nation, l’ont été à travers une construction
historique personnelle. Sectionner ces concepts de leur mémoire historique les
fait flétrir, comme une plante dont les racines ont été coupées. Toutes les
nations finissent par retrouver des valeurs universelles à l’humanité. Mais
chacune le fait à sa façon. Celui qui a été élevé au sein de l’une de ces
cultures a besoin de garder en mémoire le cheminement de son enfance qui lui a
fait comprendre, par des exemples, pourquoi ces notions sont importantes. Le
concept ne prend son sens que lorsqu’on comprend comment il s’applique
pratiquement à des situations historiques, il en est ainsi des droits de
l’homme, de l’égalité devant la loi, de la liberté de conscience, etc : il
faut les comprendre à la fois dans l’abstrait et dans le concret de situations
de notre mémoire historique, pour pleinement les comprendre.
Lorsque l’on ne parvient pas à penser l’équilibre
entre deux thématiques opposées mais complémentaires, l’on ne navigue plus que
dans un marigot d’associations d’idées en lieu et place de réflexion, assorties
d’une séparation simpliste entre le bien et le mal.
Les maux de l’humanité proviennent surtout de ces
dichotomies triviales, qui obtiennent l’inverse exact de ce qu’elles prônaient,
tels le régime soviétique, le néo-libéralisme, ou l’angélisme juridique, qui
nous ont apporté respectivement un asservissement des peuples au lieu de leur
libération, un règne de faussaires et d’imposteurs plus au moins mafieux au
lieu de l’atteinte de l’excellence, un état de haine et de quasi guerre civile
du fait de « tribus » ayant oublié toute notion de devoir au lieu de
l’intégration à la société française.
Qui joue aux apprentis sorciers avec des thèmes
qu’il faudrait équilibrer, en sacralisant l’un et abaissant l’autre, reçoit le
prix de son inconséquence en boomerang. De la boursouflure de son ego
également, car il s’agit bien de cela : qui peut résister à l’envie simpliste
- une fois de plus - de dire le point de vue divin, et de parader dans le camp
du bien ? Nous vivons ainsi depuis quelques décennies dans une misère de
la pensée, étouffée derrière le « show » de ces exhibitionnistes.
4. Les arguments
d’autorité : se croire détenteur de la Raison ou de l’Histoire
Il n’y a pas d’attitude plus arbitraire et
irrationnelle que de se croire détenteur de la raison, ni de comportement plus
contraire à la déontologie historique que de se penser porté par l’histoire.
Un faible d’esprit, un inconséquent ou un
superstitieux sont plus rationnels que celui qui pense détenir la raison pour
lui tout seul. Car même sous une forme faussée, ils appliquent encore une
rationalité limitée à l’étroitesse de leurs croyances et après tout, ce n’est
qu’une question de degré qui les sépare de l’esprit fort.
Celui qui se pense détenteur de la raison a cessé
d’accepter la contradiction : il le fera encore en apparence, mais avec
une nuance de mépris et de dédain montrant qu’il considère par avance avoir le
point de vue supérieur, et que s’il nous parle, c’est par indulgence et
commisération, pour nous éduquer.
Même dans le cas où la détention d’un diplôme ou
d’une expérience conférerait une supériorité de fait à son bénéficiaire,
celui-ci doit à chaque fois la redémontrer en en faisant usage dans ses
arguments, non en s’en prévalant en tant que telle : s’il possède la
supériorité à laquelle il prétend, elle s’imposera naturellement dans la force
de ses arguments, et s’il ressent le besoin de l’invoquer explicitement, cela
trahit le fait qu’elle n’est peut-être pas si forte.
Une compétence supérieure se vit et s’impose par
sa mise en action, sans qu’il y ait besoin de s’en prévaloir, tout comme celui
qui sait jouer aux échecs sait rapidement quelle est la force de son adversaire,
sans que celui-ci ait besoin de le lui dire : ses coups parlent
d’eux-mêmes. Si quelqu’un tient à se placer explicitement en position de
supériorité par un argument d’autorité, pourquoi commence-t-il seulement la
discussion ? S’il considère que celle-ci est déjà conclue et close en sa
faveur, la seule raison restante sera de flatter son ego.
Cette « hauteur » n’est pas celle des
aigles, mais celle des précieux ridicules. Celui qui se pense fort mais tombe
dès le départ dans des pièges aussi élémentaires de son ego ne voit pas son
propre abaissement.
Il n’y a pas de « cercles de la
raison », pas plus que de « missionnaires du sens de
l’histoire » ou de hérauts de sa finalité. Nous sommes, là encore, à la
même enseigne que tous nos frères humains. Tous, forts comme faibles, doivent
chaque fois et à nouveau franchir les seizième, huitième, quart et demi-finales
des épreuves du débat, afin de prouver la valeur à laquelle il prétendent, dont
nulle autorité ne les dispense.
5. Les arguments
d’autorité sympathique : se croire détenteur du bien et de la bonne
attitude, ouverte aux autres
Il s’agit d’une variante de l’argument d’autorité
intellectuelle : l’on ne se place plus sur une compétence ou une expertise
qui serait supposée clore le débat avant même qu’il ne soit commencé, mais sur
une supposée supériorité morale ou supériorité d’attitude. C’est la variante
sentimentale et émotionnelle de l’argument d’autorité.
Ceux qui l’emploient ne semblent pas s’apercevoir
de l’auto-contradiction et de l’auto-destruction de cette façon de faire.
Démarrer une discussion avec comme préambule que l’on
représente l’ouverture et la tolérance, tandis que son contradicteur est
considéré comme le représentant de la fermeture et du repli est la forme la
plus achevée du sectarisme.
Le fat souriant et auto-satisfait se révèle bien
plus sectaire que celui-qui clame les limites de sa tolérance et de son
ouverture en se fermant sur certains sujets.
« Ce que l’on ne peut pas dire, il faut le
taire », disait Wittgenstein. Ainsi la prétention à une position
privilégiée sur la raison ou sur l’ouverture nous disqualifie quant à ces deux
qualités, dès lors que l’on énonce ce statut prétendument supérieur.
Il faut risquer de se jeter dans la vague des
arguments contradictoires avec nos infortunés frères humains pour montrer
sincèrement si nous étions fondés ou non à le faire.
En définitive, les cinq croyances qui empêchent le
dialogue sont toutes des façons de considérer que l’on se place du « point
de vue de Dieu », que l’on n’accepte pas sa condition humaine d’être le
porteur d’un argument parmi les autres, que si l’on peut revendiquer une
supériorité, c’est dans la confrontation qu’elle se révélera, non dans ce
dédain hautain qui ne cache que la fuite.
Sur quelques adeptes zélés des 5 croyances
Notre époque post-moderne abonde de divers groupes qui pratiquent les 5
croyances, signe des temps où les sophistes se multiplient. Si la rhétorique
des soviets en a été le meilleur canevas historique, d’autres sont venus en
reprendre la « brillante » continuation :
- Les
néo-libéraux, particulièrement lorsqu’ils sont venus appuyer l’actuelle union européenne.
Il a été montré maintes fois dans mes articles précédents que le
néo-libéralisme constitue une usurpation complète du libéralisme historique.
- Les
néo-conservateurs américains, également en usurpation de la tradition du
conservatisme véritable.
- Les « nouveaux
philosophes », qui ont massivement abusé de la troisième croyance, celle
de repérer les thèmes appartenant au camp du bien et ceux appartenant au camp
du mal, empêchant toute réflexion dialectique entre de riches oppositions.
Ainsi ont-ils sapé toute forme d’attachement à la France comme arriérée voire
raciste, la thématique du patriotisme ayant été définitivement rangée dans le
« camp du mal », ce qui était d’ailleurs un cas d’espèce unique à la
France. Toute réflexion sur la tension nécessaire entre identité et ouverture
fut ainsi frappée d’anathème pendant de nombreuses années.
Au-delà de cette mise au ban, le premier résultat fut de livrer ces thèmes importants aux seuls extrémismes qui s’en trouvèrent les représentants exclusifs. Nos « nouveaux philosophes » se demandèrent alors avec surprise pour quelle raison les extrémismes montaient, … et ne trouvèrent comme seul remède qu’un renforcement des imprécations, ne faisant qu’accroître encore un peu plus l’emprise des extrêmes. Le sage Raymond Aron ne vécut pas assez longtemps pour leur administrer la correction qu’ils méritaient, il n’eut le temps de le faire qu’au tout début de leur triste exercice, en montrant leur absence totale de déontologie historique.
Pour eux peu importe, ils peuvent tout aussi bien se draper dans le patriotisme et la république un peu plus tard, ce qu’ils n’ont pas manqué de faire lorsqu’ils se sont aperçus que ces thèmes constituaient un nouveau « créneau » porteur. Nos modernes Protagoras n’ont jamais craint de multiplier les reniements et les retournements de veste, si cela correspondait à l’opportunité du moment. Ils changent de thématiques favorites, et préservent ainsi l’essentiel à leurs yeux : casser toute possibilité de débattre sur des dilemmes de société fondateurs, afin de demeurer le seul à inculquer le bien et le mal et à être en droit de discourir.
Au-delà de cette mise au ban, le premier résultat fut de livrer ces thèmes importants aux seuls extrémismes qui s’en trouvèrent les représentants exclusifs. Nos « nouveaux philosophes » se demandèrent alors avec surprise pour quelle raison les extrémismes montaient, … et ne trouvèrent comme seul remède qu’un renforcement des imprécations, ne faisant qu’accroître encore un peu plus l’emprise des extrêmes. Le sage Raymond Aron ne vécut pas assez longtemps pour leur administrer la correction qu’ils méritaient, il n’eut le temps de le faire qu’au tout début de leur triste exercice, en montrant leur absence totale de déontologie historique.
Pour eux peu importe, ils peuvent tout aussi bien se draper dans le patriotisme et la république un peu plus tard, ce qu’ils n’ont pas manqué de faire lorsqu’ils se sont aperçus que ces thèmes constituaient un nouveau « créneau » porteur. Nos modernes Protagoras n’ont jamais craint de multiplier les reniements et les retournements de veste, si cela correspondait à l’opportunité du moment. Ils changent de thématiques favorites, et préservent ainsi l’essentiel à leurs yeux : casser toute possibilité de débattre sur des dilemmes de société fondateurs, afin de demeurer le seul à inculquer le bien et le mal et à être en droit de discourir.
- Les
post soixante-huitards de tout acabit, qu’ils se soient convertis au
néo-libéralisme en ayant repéré que celui-ci constituait un excellent débouché
à leur grande maîtrise du terrorisme intellectuel, ou qu’ils en soient restés à
la bonne vieille rhétorique marxiste du Dr Lyssenko : remarquable économie
de moyens, car les procédés n’ont pas changé : les marxistes les plus
sectaires et les plus incendiaires ont fourni au néo-libéralisme nombre de ses
dirigeants actuels, ce qui n’est en rien un hasard.
Pourquoi chargeons-nous ces groupes d’influence ? Pour chacun d’eux, demandons-nous
s’ils n’ont pas eu la prétention à représenter le point de vue
« objectif » contre les idéologies, la prise en compte des
« faits » par eux seuls, comme s’ils possédaient un pouvoir surhumain
de lecture neutre des événements, la catégorisation des dilemmes de sociétés en
thématiques binaires du bien et du mal, les cercles de la raison et les fers de
lance de l’histoire, enfin les représentants exclusifs de l’ouverture aux
autres, ce dont la seule formulation prête en soi à rire.
L'on notera enfin que de tels groupes sont totalement indépendants des clivages politiques traditionnels : la recette du sectarisme souriant peut s'appliquer aussi bien à gauche qu'à droite.
Frères humains ...
Peut-être est-ce un signe des temps : les cités grecques commencèrent
à décliner en même temps que la capacité à raisonner se perdait, au profit des
effets d’opportunité : il ne s’agissait plus de rentrer dans la
dialectique, mais de se positionner sur les thèmes permettant d’être du
« bon côté du manche ». Ce remplacement du raisonnement par des
associations d’idées dont le seul but était de se donner le beau rôle fut le
début de la fin. Espérons qu’il ne soit pas trop tard pour retrouver les
chemins de la dialectique, et savoir encore présenter des sujets de société
importants comme la tension contradictoire de plusieurs voix également
estimables : en avons-nous encore la force et l’honnêteté ?
La force et le courage véritables résident dans l’acceptation de n’être
qu’un parmi les autres, de ne chercher à se distinguer que par une force du
discours qui demeure cependant dans notre condition humaine. C’est un paradoxe
qui n’est qu’apparent que ceux qui sont imbus de leur supériorité deviennent
interchangeables et indistincts - car il y en a tant - tandis que celui qui
cherche l’anonymat et ne tient pas à forcer sa supériorité sur les autres
devient pour cela un homme d’exception.
« Frères humains qui après nous vivez, … » : le poème de
François Villon, dans sa beauté noire, nous montre l’exemple. Même dans
l’apparente opulence, vivre bien c’est demeurer conscient que nous ne cheminons
qu’avec des compagnons d’infortune, au milieu de nos frères humains. Nous
marchons tous sur le chemin de la Ballade des pendus, et qui croit avoir une
position privilégiée lorsqu’il explore le monde, qui pense ne pas connaître le
lot de ses frères humains, ne se signale que par un ridicule pathétique.
Notre civilisation se pense forte, elle a pourtant usé et abusé de cette
drogue qui aiguise les appétits personnels et les ego. Le poème du grand Villon
est bien un exemple de ces tensions paradoxales que nous aimons : il faut
être français, ou connaître intimement la culture française pour comprendre
Villon, pourtant quelle grande fraternité universelle que celle chantée par la
Ballade des pendus : elle n’est pas seulement le récit de condamnés, mais une
image de notre condition humaine, pour l’ensemble de la vie.
Notre civilisation mérite-t-elle de perdurer, ou doit elle passer la main à
d’autres plus dignes, tant elle a trahi ses anciennes valeurs et perdu ses
anciennes lumières se restreignant à la seule étroitesse de l’avidité
? Appelons-en à l’ancien salut du poète : « Mais priez Dieu que
tous nous veuille absoudre ! »
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