1
Les
deux principes de l’économie de marché
Toute économie de marché est fondée sur deux principes, l’un sans cesse
brandi et loué par les néo-libéraux, l’autre beaucoup moins connu et mis en
avant, qui en est pourtant le véritable moteur.
Ce n’est que de la tension entre ces deux principes, d’ailleurs
contradictoires, que provient toute création de richesse et toute économie bien
gérée.
La méconnaissance de ces deux forces contraires et de leur tension
dynamique pour animer le moteur économique est la misère du néo-libéralisme,
qui lui préfère la vénération abêtissante d’une seule idée.
Il est vrai que se prosterner indéfiniment devant un principe unique doit
avoir pour eux quelque chose de rassurant, à la mesure de la capacité et de la
force de leur esprit. Afin de déjouer la bêtise de ces dévots, explorons ce
qu’est la véritable tension créatrice de l’économie.
1.1
Le
premier principe : la libre concurrence
Celui-ci est le plus connu et le seul mis en avant par les néo-libéraux. Dans
la pensée libérale, la libre concurrence est supposée apporter une prospérité
constante et réaliser la meilleure répartition des ressources économiques
disponibles. Le raisonnement en est simple, et peut s’exposer selon deux
arguments :
1.1.1 L’ajustement de l’offre et de la demande
La libre concurrence est le mécanisme qui permet d’ajuster le plus
finement, le plus rapidement et le plus efficacement l’offre à la
demande : les besoins des consommateurs sont satisfaits du fait que les
offrants étant constamment en concurrence, ils doivent adapter ce qu’ils
proposent. La libre concurrence agit comme un aiguillon poussant ceux qui
produisent à être plus performants, de peur qu’une autre offre ne leur soit préférée.
1.1.2
L’ajustement
des prix
Les prix auxquels les biens produits sont vendus s’ajustent également le
plus rapidement possible, une différence de prix qui ne serait pas justifiée
étant tout de suite sanctionnée par une attractivité moindre.
Il y a une part véridique dans le raisonnement de la libre concurrence, si
l’on considère que c’est l’un des mécanismes – et non le seul – de la dynamique
économique, et si l’on considère que c’est seulement un moyen de fixation des
prix et du rapport offre / demande et non une fin.
La part véridique est ce que Paul Watzlawick appelait « l’argument du
thermostat ». Je peux régler la température de ma pièce avec un radiateur
de deux façons. Soit je développe un modèle extrêmement compliqué de
météorologie et essaie de prévoir exactement le temps qu’il fait, afin de fixer
à tout moment la température adéquate du radiateur. Soit j’emploie un mécanisme
bien plus simple mais efficace : un thermostat : je fixe seulement un
seuil de température, et tant que la pièce est moins chaude que ce seuil,
j’active mon radiateur, tant qu’elle est plus chaude je l’éteins. Je ne cherche
pas exactement à savoir comment cela s’ajuste, ni à connaître la loi
d’évolution de la température. Je sais seulement que la température de la pièce
sera à peu près celle désirée, sans trop d’écarts.
L’argument du thermostat permet de comprendre que toute économie nécessite
de s’en remettre à un minimum d’ « auto-organisation », et
qu’une économie totalement planifiée n’est pas possible. Lorsque de très grandes
organisations sont en jeu, la complexité des paramètres en présence est telle
qu’une planification totale reviendrait à vouloir prévoir exactement le temps
qu’il va faire. Nous savons depuis la connaissance des systèmes chaotiques que
cela n’est pas possible. Des mécanismes d’auto-ajustements, tels que ceux du
thermostat, sont nécessaires. Ils sont du reste largement employés dans tous
les organismes vivants, qui sont une collection de très nombreux thermostats
maintenus dans un équilibre fin.
Nous reconnaissons le fameux argument d’Adam Smith en faveur de « la
main invisible », décrivant l’auto-ajustement du système économique. De
fait, et c’est cela qui a souvent fasciné la pensée libérale, ce sont des
mécanismes très efficaces de répartition des prix et d’ajustement à la demande,
permettant d’écouler en quelques heures une très grande masse de biens sans un
système compliqué de répartition.
Si l’on admet qu’elle est un mécanisme important, mais un mécanisme parmi
d’autres et non le seul, et encore moins une fin en soi, l’argument du
thermostat exprime la part de vérité de la libre concurrence. Il faut en
retenir que toute économie ne peut se passer d’un certain degré
d’auto-organisation. Adam Smith lui-même, et cela a été relevé aussi par « l’œil
de Brutus » dans un article antérieur, n’a jamais considéré que la
« main invisible » était l’alpha et l’oméga de la vie économique et
sociale : il serait consterné pas la stupidité et le caractère primaire
des néo-libéraux qui se réclament de lui. Car il connaissait l’existence
d’autres forces agissant sur l’économie, dont celle qui va suivre.
1.2
Le
deuxième principe : La création de valeur. Le paradoxe concurrence versus
compétitivité
Dans l’exposé de l’économie de marché, c’est toujours le principe de la
libre concurrence qui est présenté en premier. Or, et cela est finalement peu connu,
une économie de marché ne peut fonctionner sur la seule libre concurrence. Un
second principe indispensable et trop souvent passé sous silence, est celui de
la création de valeur.
Un entrepreneur, un homme qui cherche à réaliser une idée nouvelle sur un
produit ou un service, souhaite engranger un bénéfice du fait que son idée se
différencie de l’offre existante. Ce souhait est légitime, le concepteur et
producteur d’un nouveau produit ou service devant toucher le bénéfice d’une
initiative dont il est à la source. Or s’il est plongé dans un marché de
concurrence « pure et parfaite », ce qui le différencie sera
immédiatement absorbé : dans ce type de marché, la circulation de l’information
est supposée immédiate et complète, il ne pourrait donc conserver longtemps le
secret de son idée et de ses procédés de fabrication. L’ajustement des prix et
l’apparition de produits similaires et concurrents fera chuter très rapidement
sa marge, jusqu’à un bénéfice nul. La « concurrence pure et
parfaite » chère aux néo-libéraux aboutit à un nivellement de la valeur,
aboutissant à ce que le concepteur d’une nouvelle idée n’ait aucun intérêt à la
réaliser : le bénéfice de son idée serait presque immédiatement raboté par
le jeu de la concurrence, dès son apparition.
Ce problème a été repéré très tôt par Joseph Schumpeter. Le concepteur d’un
nouveau produit ou service ne toucherait presque rien pour son innovation en
situation de concurrence parfaite : la concurrence absolue décourage
l’initiative. Si au contraire il cherche à protéger à toute force son
innovation, il bloquera l’échange d’information sur son produit et la
réalisation de produits similaires par tous les moyens possibles, ce qui aboutira
à une situation de monopole, une rente de situation.
La dynamique de l’économie oscille toujours entre ces deux extrêmes, dont
aucun n’est souhaitable : la concurrence absolue, qui ne récompense pas
l’initiative et la créativité, celles-ci étant immédiatement
« aplaties » par l’apparition de produits concurrents, et le monopole
qui crée des rentes de situation. Tout l’art de l’économie, souligne
Schumpeter, est de se placer dans un juste milieu entre monopole et concurrence
sauvage en offrant une « quasi-rente » à l’entrepreneur ou à
l’innovateur : il faut que son innovation soit protégée suffisamment
longtemps pour qu’il en touche le juste fruit, mais pas trop pour qu’elle ne
dégénère pas en abus de position dominante. Ce n’est qu’à cette condition que
l’économie est créatrice de richesse.
Dès lors, la description correcte du fonctionnement d’une économie de
marché n’est pas une ode perpétuelle à la libre concurrence, mais la
compréhension de cette tension constante entre deux forces
contradictoires : la création de valeur, qui insuffle la richesse dans
l’économie, et la concurrence, qui la répartit et la consomme. Un
entrepreneur mettant sur pied une idée nouvelle ne peut être exposé facialement
à la concurrence – il perdrait le fruit de sa découverte – ni indéfiniment
protégé. Il est bon qu’il expose son innovation à la concurrence, afin de la
tester, mais doit conserver un temps privilégié pendant lequel son produit reste
unique, de façon à rentrer dans son investissement. Une économie de concurrence
permanente découragerait très rapidement la prise d’initiative et l’innovation,
contrairement à l’antienne néo-libérale.
2
Quatre
lieux communs revisités
2.1
La
concurrence ne crée pas de richesse en soi
Comme nous venons de le voir, ce n’est pas la concurrence qui est créatrice
de valeur. Seule l’inventivité humaine l’est. La concurrence est au contraire
ce qui consomme la valeur, c’est-à-dire ce qui la nivelle, puis la détruit. Ce
rôle n’est pas que négatif : elle permet d’éviter les situations de
monopole ou d’abus de position dominante, en poussant celui qui a introduit une
innovation à ne pas rester indéfiniment barricadé dans l’avantage qu’elle lui
procure. Mais ce n’est pas à elle que l’on doit la source d’un bienfait, elle
n’est qu’un mode assez efficace de répartition et de consommation de ce
bienfait, non son origine.
Il est toujours assez risible de voir ainsi des néo-libéraux s’agiter,
cravate au vent, en chantant l’ode à la concurrence et de la relier à l’esprit
d’entreprise. L’esprit d’entreprise vient de la seule force de la créativité
humaine, qui ne produit un fruit seulement lorsqu’elle s’est soustraite pendant
un temps assez long, … à la concurrence. La concurrence n’est, en tant que
telle, qu’une force de destruction et de consommation comme l’est le feu :
utile pour libérer l’énergie du bois et la diffuser, mais n’ayant rien à voir
avec le lent processus qui a conduit à la croissance d’un arbre, destructeur et
incendiaire s’il est perçu comme une fin en soi.
2.2
Etre
en concurrence constante ne rend pas compétitif, au contraire
Un entrepreneur se soumettant en permanence à la concurrence ressemblerait
à un athlète n’alternant jamais la tension et le relâchement, mais étant
perpétuellement sous tension : il brûlerait rapidement toutes ses
ressources, et ses muscles se crisperaient rapidement jusqu’à la crampe
paralysante.
Le secret de la compétitivité consiste à demeurer pendant un temps assez
important en dehors de toute notion de concurrence, avant de se lancer sur le
marché.
Un véritable concepteur et un véritable entrepreneur ne poursuit jamais au
départ un but intéressé : il est habité par une sorte de passion de son
produit et de son idée, qui le poussera à la chérir et à la peaufiner jusqu’à
une quasi-perfection. Il ressemble en cela à une sorte d’artiste dans son
atelier : paradoxalement, c’est en ne cherchant pas à tout prix à être
compétitif qu’on le devient, c’est en ne cherchant pas l’intérêt immédiat que
l’on touche des richesses, c’est en n’étant pas obnubilé par un score et un
classement que l’on en franchit les étapes sans même s’en apercevoir.
Cette vision n’a rien d’idéaliste. Un Steve Jobs a toujours expliqué qu’il
n’a jamais recherché au départ à remporter des sommes considérables d’argent,
ni à se comparer aux autres, mais avant tout à rechercher une forme de
perfection dans ce qu’il produisait.
A contrario, celui qui ne cesse de se comparer et à briguer un classement
et des médailles plafonnera rapidement, car il passera l’essentiel de son
énergie à cette « activité » plutôt qu’à la création de quelque chose
de véritablement nouveau. Il faut ne pas se préoccuper de la compétition pour
être compétitif, et il ne faut pas rentrer immédiatement et aveuglément dans le
jeu de la concurrence pour survivre à la concurrence.
Il existe à ce titre une différence de mentalité intéressante entre la
vision pervertie par le néo-libéralisme et certaines traditions asiatiques.
Dans la plupart de nos sociétés prétendument « évoluées », comme se plaît
à le revendiquer l’idéologie néo-libérale, louer les bienfaits de la
concurrence « fait sérieux ». Le discours de la concurrence est relié
à un esprit de responsabilité, à une connaissance du monde réel, à une
expérience du monde de l’entreprise. Ceux qui le tiennent aiment à prendre des
postures d’ « endurcis ».
Dans la tradition des arts martiaux japonais ou chinois, la concurrence et
l’esprit de compétition sont perçus exactement de façon contraire : ils sont
considérés comme le fait de personnalités un peu puériles, instables, ayant
besoin de signes de reconnaissance externes, colifichets et médailles, pour se
sentir valorisés. Du reste, il est assez facile de les manipuler avec de telles
« récompenses », qui pervertissent leur comportement. Dans ces
traditions, l’homme de valeur est celui qui recherche avant tout le
perfectionnement constant de son art et de lui-même, indépendamment du jeu des
récompenses et des classements. Les compétitions sont considérées à ce titre
comme une sorte de jeu puéril. Cette vision du monde provient de l’origine même
des arts martiaux : ils ne sont pas un jeu, car à l’époque de leur
naissance, la vie et la mort en dépendaient. La recherche d’ultimes
perfectionnements prenait alors le pas sur les courses puériles.
Ceux qui sont de véritables entrepreneurs, ceux qui connaissent le monde de
l’entreprise autrement que par le discours, ceux qui sont les véritables
« endurcis », sont pareils aux anciens maître d’arts martiaux. Ils
regardent avec mépris les petits bavards s’agiter autour de leur activité en
louant « l’esprit de compétition », comme les poilus et les
légionnaires regardent avec mépris les postures agressives et prétendument
martiales de ceux qui n’ont jamais connu le feu. Les véritables combattants sont
discrets et pudiques, c’est à cela qu’on les reconnaît, et la méconnaissance
des vraies batailles se traduit toujours par un discours boursouflé : les
va-t-en guerre ont toujours été les planqué de l’arrière, dans la guerre
militaire comme dans la guerre économique.
« L’efficacité » dont se targuent les néo-libéraux n’a pas plus
de réalité que le vide de leur pensée. Tout ce qui est efficace en économie est
produit par des hommes de valeur faisant exactement le contraire de ce que
préconisent les néo-libéraux, mais dont les fruits sont récupérés par ceux qui
ne savent que discourir et en attribuent stupidement le mérite à la
concurrence.
Enfin la prétention à un mode « avancé » de civilisation par les
néo-libéraux est l’imposture la plus ridicule qui puisse être imaginée. Ce qui
a permis à l’occident de développer ce qu’il a produit de valable a toujours
été dû à des hommes similaires aux maîtres d’arts martiaux, non à des cliques
d’opportunistes agités. Il y a un pendant dans les sciences, les arts ou l’économie
de ce que nous décrivons dans l’esprit des arts martiaux : des hommes
cherchant à perfectionner sans cesse leur discipline et à travers cette
recherche à se perfectionner eux-mêmes, sans recherche initiale d’honneurs ou
de richesses. Si celles-ci viennent tant mieux, mais elles ne constituent en
rien le but et le moteur de tels hommes. Fidèles à cet esprit, le
perfectionnement dans leur art en dehors des calculs humains les a d’abord
guidés. Par la suite, ils ont confronté leurs conceptions à celles du monde.
Mais jamais en faisant de cette mise en concurrence l’origine de leur
recherche.
Du reste, ceci n’est pas l’apanage de l’occident : toute civilisation
a produit des réalisations de valeur lorsqu’elle a été guidée par des hommes
agissant dans cet esprit. L’établissement de sociétés régies par le droit et
promouvant la connaissance et le courage, sous toutes les époques et contrées,
a été le fait d’une forme d’esprit stoïcien et d’une notion d’homme de bien,
quel que soit le nom qu’il porte. Des personnalités telles que celles du grand
peintre Hokusai, ou plus proche de nous d’un Hayao Miyazaki en sont une bonne
illustration.
Les néo-libéraux vivent quant à eux au crochet de cet héritage, pillant et
détruisant en quelques années ce qu’une civilisation a mis des siècles à
construire, s’arrogeant de surcroît le titre de sommet du monde civilisé, alors
qu’ils lui ont inoculé la barbarie et la bassesse. Ils parlent de prise
d’initiative et d’autonomie, alors qu’ils ne font qu’usurper l’héritage et les
réalisations d’hommes bien meilleurs qu’eux, de courage alors qu’ils ne
progressent que par de serviles combinaisons, d’état de droit alors qu’ils ne
font qu’en ânonner les formes et le mettre à sac dans les faits. Peu de fois
dans l’histoire aura-t-on vu une aussi éclatante illustration de la célèbre
expression : « big mouth and no guts ».
2.3
La
concurrence « pure et parfaite » n’est pas le point naturel de
l’équilibre économique
En théorie économique dite « classique », c’est-à-dire celle dont
s’inspirent généralement les néo-libéraux, il est fait référence à une sorte de
schéma idéal, de référence intangible, qui est l’état de « concurrence
pure et parfaite » (le titre est déjà en soi tout un programme). Dans cet
état, toutes les entités économiques sont en concurrence permanente,
l’information circule à la vitesse de l’éclair, les biens produits sont
indifféremment substituables. Selon les néo-libéraux, il s’agit du modèle
« idéal » de société, qu’il n’est jamais possible de complètement atteindre,
mais dont il faudrait se rapprocher le plus possible. Si la plupart des
néo-libéraux admettent qu’il subsiste toujours des « impuretés » et
que le modèle idéal ne peut se réaliser parfaitement, les écarts doivent être
le plus réduits possible pour se rapprocher du paradis total du libre marché.
Autrement dit, ce qui nous éloigne encore de la concurrence pure et
parfaite n’est qu’un résidu, une scorie, autour d’une colonne parfaite et
unique censée représenter l’essence de l’économie. Tout le « travail »
de l’économiste sera alors de calciner le plus étroitement possible ces
variations impures autour de la colonne lumineuse de l’économie, l’humanité devant
être éclairée par le progrès et les lendemains qui chantent que nous
apporteraient le libre marché, associés dans une même confusion d’esprit à la
civilisation, à l’ouverture aux autres et à l’état de droit. Selon le principe
bien connu de terrorisme intellectuel selon lequel « ceux qui ne sont pas
avec nous sont contre nous », tout ce qui pourrait s’opposer ou entraver
cette marche grandiose doit être considéré comme force de réaction, de
fermeture aux autres et d’entrave au progrès, ne méritant que l’éradication
totale.
Ce beau « modèle » représente en réalité une fermeture d’esprit
idéologique digne des khmers rouges, et est responsable de dégâts assez
comparables.
En premier lieu, le modèle de la concurrence pure et parfaite est faux dans
sa construction même. Il ne représente aucune réalité économique. Nous ne
parlons pas du fait qu’il présente toujours des imperfections résiduelles, car
alors l’on pourrait considérer qu’il est une bonne approximation de la réalité.
Non, il présente une erreur intrinsèque dans ses hypothèses fondatrices.
L’information imparfaite, les économistes parlent d’information asymétrique,
est le moteur, l’essence même de l’économie, non une imperfection de second
ordre venant perturber une tendance idéale de premier ordre. Comme l’avait
remarqué Schumpeter, c’est parce que l’innovateur préserve pendant un temps
assez long le secret ou le droit sur son procédé de fabrication qu’il en
touchera la juste récompense : l’esprit d’entreprise n’est encouragé que
si toute initiative permet de garder une avance suffisamment durable. La
concurrence parfaite n’est en rien la récompense des meilleurs mais celle des
faussaires, qui imitent une innovation presqu’au moment même où elle est
sortie. La stratégie gagnante n’est pas dans ce cas de faire preuve
d’initiative et d’esprit de décision, mais de dérober et d’usurper ce que les meilleurs
ont inventé et produit, par un pillage industriel ou par des actions de
communication tonitruantes visant à faire croire que l’on est à l’origine de la
percée.
Ceux qui sont les véritables acteurs de l’économie, c’est-à-dire qui
produisent, innovent, pilotent des projets, font aboutir des livrables, savent
en voyant le modèle de concurrence pure et parfaite que « cela ne se passe
pas comme cela ». La marche de l’économie et de l’entreprise est pleine
d’informations masquées ou protégées, permettant à ceux qui ont effectué une
percée de la faire valoir. Le jeu consiste à avoir toujours un temps d’avance
dans l’information vis-à-vis des concurrents. Et ceci n’est pas une simple « impureté »
sur un modèle prétendument parfait. C’est le moteur même de l’économie, sans
lequel prendre une initiative et se différencier de l’offre existante ne serait
tout simplement pas possible. La « concurrence pure et parfaite » est
à ranger dans le même magasin que le mouvement perpétuel ou la quadrature du cercle.
Les économistes renfermés dans la théorie universitaire ou les hommes
fascinés par le seul pouvoir mais qui ne produisent rien, tels ceux des
instances européennes, sont quant à eux aveuglés par le lyrisme d’une idéologie
agglomérant pêle-mêle libre concurrence, progrès social, état de droit et
ouverture aux autres, dans un galimatias informe. Tandis qu’en imposant un tel
modèle, ils ne voient pas qu’ils détruisent l’initiative et l’esprit
d’entreprise, donnent l’avantage aux faussaires et aux usurpateurs sur les
vrais entrepreneurs, recevant en boomerang le masquage de l’information mais
cette fois dans ce qu’elle a de pire : celle des truqueurs, pilleurs et
usurpateurs de la valeur, dans une société de défiance permanente, pilotée par
des individus louches au profil de chef de gang. Egalement, le nivellement par
le bas et la standardisation complète des produits est le résultat observé
d’une société ne s’en remettant qu’à la libre concurrence. Le retour à la
réalité est brutal, car l’on ne triche pas impunément avec la guerre pour
l’information, qui fait valoir sa logique.
Dans la véritable économie, il existe bien une compétition, mais qui ne
ressemble en rien à celle décrite par les néo-libéraux. Elle n’en est pas moins
féroce, mais obéit à des règles toutes autres que celle de la « libre
concurrence ». Elle s’appelle « concurrence monopolistique »,
dans le jargon des économistes universitaires, pour ceux qui ont été un peu
plus fins et un peu plus au fait du monde réel de l’entreprise. Dans la
concurrence monopolistique, l’auteur d’une avancée technologique ou commerciale
va tout faire pour que de nouveaux entrants ne viennent pas produire des biens
similaires aux siens, par les moyens du secret industriel, de la guerre de
brevets ou de licences d’exploitation, ou par des politiques de rachat massifs
des petites sociétés qui pourraient présenter un danger à terme.
Le paysage économique qui se dessine est non pas celui de cette multitude
de sociétés en concurrence permanente assurant des prix compétitifs et un choix
renouvelé pour le plus grand bien des consommateurs, mais celui d’oligopoles de
quelques sociétés phares dans chaque secteur voire de quasi monopoles.
L’industrie digitale en est un excellent exemple, avec des sociétés telles
qu’Apple, Google ou Microsoft. Qui pourrait aujourd’hui concurrencer Google sur
la plupart de ses terrains de développement ? Même des start-up
prometteuses qui commenceraient de le faire seront très vite rachetées à prix
d’or par le géant de Mountain View, afin de prévenir toute velléité de
concurrence. Si un Serguei Brin et un Larry Page voyaient le jour aujourd’hui,
ils n’auraient aucune chance de s’imposer, les deux fondateurs d’origine ne
laissant aucune possibilité à ceux qui pourraient leur ressembler.
La concurrence monopolistique rend bien mieux compte de la tension entre
les deux modèles extrêmes que sont la concurrence pure et parfaite et le
monopole : l’économie réelle consiste en un ajustement entre ces deux
tendances ataviques et contradictoires. L’auteur d’une innovation cherchant à
préserver son avance par tous les moyens, et de nouveaux entrants cherchant par
tous les moyens à le concurrencer et à piller sa découverte. La prospérité
provient d’un juste équilibre entre ces deux tendances, toutes deux
intolérables lorsqu’elles sont prises seules.
L’imbécilité des néo-libéraux est d’avoir nié ce qui a été démontré par les
faits et l’expérience historique. Une tentative de libéralisme total et sans
frein fut essayée dans la fin du XIXème siècle aux Etats-Unis. Elle obligea le
gouvernement américain à intervenir vigoureusement par le moyen du Sherman act
en 1890, complété par le Clayton act en 1914. Que sont ces deux
législations ? Celles connues plus communément sous le nom de « lois anti-trust ».
Le libéralisme total, la main invisible à laquelle on n’opposerait aucun frein,
ne converge pas naturellement vers un paysage de sociétés multiples permettant
les bénéfices supposés de la concurrence pure et parfaite. Il converge vers une
hyper-concentration des pouvoirs entre quelques mains, des trusts agissant en
situation de quasi-monopole et protégeant leur position dominante au moyen de
l’entente illégale sur les prix, du rachat, du dumping et du blocage de
l’information. L’équilibre économique n’est donc en rien le résultat d’une
évolution naturelle, il nécessite des règles pour fonctionner et éviter les
gouffres vers lesquels il est naturellement entraîné.
Du reste, tout ceci n’a rien de surprenant : les supposées lois
économiques du néo-libéralisme sont réfutées par des lois bien plus anciennes
et avérées par l’expérience : les lois de la guerre et du combat,
codifiées depuis Sun-Tzu jusqu’à Clausewitz. Et celle-ci stipulent que le
premier élément de toute stratégie est de masquer l’information, de se rendre
le moins visible et identifiable possible, de feinter. C’est-à-dire de créer en
permanence des situations d’information asymétrique. En niant cette réalité,
les néo-libéraux la reçoivent en retour dans toute sa violence. Il ne faut idéaliser
en rien le monde économique, qui est une guerre sans merci, et comme toute
guerre, un combat avant tout pour l’information et le temps d’avance que l’on
aura sur elle. Ce combat peut apporter une forme de prospérité, si des règles
sont établies qui en équilibrent les forces et qui n’ont rien de naturel. Faute
de quoi, il convergera naturellement vers une bête et prévisible guerre de
prédateurs et de seigneurs de la guerre, sans vision et sans grandeur,
entraînant le reste du monde dans leur puéril égo.
2.4
Rester
compétitif implique d’intervenir dans l’économie
La vraie vie étant celle de la concurrence monopolistique, la clé de la
compétitivité n’est pas le non interventionnisme de l’état, mais son action sur
des éléments clés.
La plupart des nations fortes en économie ont un état interventionniste, à
commencer – et la désinformation est à ce titre extraordinaire – celui des
Etats-Unis. Les Etats-Unis faussent en permanence les règles de la « libre
concurrence » en subventionnant massivement leurs industries en difficulté
(cf l’exemple récent de General Motors parmi d’autres, qui aurait purement et
simplement disparu sans l’intervention de l’état fédéral), en protégeant leurs
secrets industriels par tous les moyens, en sponsorisant publiquement la
R&D dans des proportions sans commune mesure avec celle de l’Europe, en
empêchant des concurrents étrangers de déployer des produits ayant trop de
succès sur leur territoire, sous des prétextes légaux (cf l’exemple du
Concorde, également je conseille au lecteur curieux de se renseigner par
lui-même sur la genèse du « Roi Lion », qui n’est nullement une
création de Disney mais du créateur japonais de mangas, Osamu Tezuka).
Lorsque l’on a compris que le paramètre essentiel de l’efficience était de
garder un temps d’avance dans la guerre de l’information et de l’innovation, il
s’en suit naturellement que l’état peut intervenir très favorablement dans
cette guerre, par les moyens qu’il est le seul à posséder d’importation, de
réglementation de la production sur le territoire, d’espionnage industriel,
d’injection de capitaux publics , ou bien par des moyens qu’il n’est pas le
seul à pouvoir mobiliser mais dans lesquels il possède une puissance majeure,
telle que le mécénat de la R&D et la détection de nouveaux talents.
Nombreux sont ceux qui ont souligné par exemple le rôle du MITI dans
l’essor du Japon, jouant le rôle d’une pépinière qui permettait aux innovateurs
de rester protégés un temps de la concurrence faciale, afin de prendre leur
essor.
Un autre bon exemple fut celui de la Corée du Sud après la crise asiatique
de 1997. Après l’intervention désastreuse (comme à son habitude) du FMI,
démantelant des appareils gouvernementaux qui assuraient la compétitivité de la
Corée en concurrence monopolistique, la Corée finit par faire sortir
énergiquement les « experts » du Fonds et par appliquer une politique
d’indépendance et de spécialisation de leur marché sur ses forces, employant
des institutions gouvernementales semblables au MITI japonais, privilégiant les
programmes éducatifs et de formation. Une fois les brillants experts du FMI
remerciés et après l’application d’une politique d’indépendance exactement
contraire, la Corée put repartir avec le résultat que l’on connaît.
Mais pourtant les Etats-Unis tiennent le discours de la libre concurrence
et du marché ouvert ? Oui, en tant que discours uniquement, qu’ils
sont les derniers à s’appliquer à eux-mêmes : c’est une excellente fable
permettant d’inciter les industries des pays déjà faibles à ouvrir grand leurs
marchés sans aucune défense, afin de les piller et de les conquérir
intégralement. Les gouvernants américains doivent hurler de rire en voyant la
commission européenne continuer de croire à cette histoirette et à l’appliquer
consciencieusement. Ils doivent se demander pendant encore combien de temps la
supercherie va-t-elle tenir. Tant qu’il se trouve encore suffisamment de gens
assez bêtes pour le croire …
3
La
stratégie du combattant véritable
La politique économique menée par Charles-de-Gaulle, sans que le Général
soit un grand économiste, est un très bon modèle de survie en concurrence
monopolistique. Il est vrai qu’il suffit d’appliquer les lois militaires du
combat pour s’y retrouver, sans suivre les pseudo-théories du néolibéralisme.
Interventionniste sans rentrer dans les travers de l’économie planifiée,
conservant un temps d’avance dans l’information et l’innovation par la création
de filières (nucléaire, aéronautique, ..) et par la protection des jeunes
pousses pour qu’elles puissent prendre leur essor, partisan d’un partage
prudent de l’information avec des alliés bien intentionnés, le Général menait
de main de maître une stratégie de concurrence monopolistique sans le savoir.
Il suffit de comprendre que pour se différencier, il faut être indépendant
et consacrer suffisamment de temps à tracer sa propre voie et élaborer la
conception à laquelle on croit. Sans cela, rien ne nous distingue des autres,
et nous ne pouvons rentrer dans le jeu de la concurrence qu’en bradant notre
valeur sur la seule variable des prix. Est-ce si difficile à comprendre pour
les néo-libéraux ?
4
L’incompétence
totale des dirigeants européens en économie
Il est de notoriété publique que Barroso se signale par une morgue et une
attitude méprisante vis-à-vis de ceux qui ont eu affaire à lui. Il ne faut en
rien réagir à cela par de l’indignation, ce serait lui faire trop d’honneur.
Amusant. Cet individu ex-maoïste passé au néo-libéralisme, très révélateur
d’une obsession d’un pouvoir n’admettant aucune contestation, ne mérite
lui-même que le mépris dévolu aux minables.
Barroso n’a jamais conduit de véritable activité en entreprise, n’a jamais
rien produit de réel, n’a jamais piloté de projet nécessitant le
professionnalisme, la rigueur et l’engagement de ceux qui font vivre l’économie.
Il a navigué toute sa vie dans des intrigues d’appareil, des institutions ne
connaissant rien à la réalité. Il n’a pas la plus petite idée de ce qu’est une
véritable stratégie économique, ni de la détermination et de l’imagination que
nécessitent la guerre pour le temps d’avance en innovation.
Il ne faut pas arriver auprès de telles personnes avec un sentiment de
révolte, ni d’accusation vis-à-vis de la dureté de l’économie de marché :
cela ne ferait que le conforter dans le sentiment qu’il serait lui-même un dur
se confrontant aux réalités. Tandis qu’il n’est qu’une petite personne, ne
s’étant jamais frottée à la vie et au vrai combat, ayant toujours choisi des
idéologies sectaires de façon opportuniste sans jamais avoir affronté de
véritables contradictions, d’une incompétence totale enfin, vis-à-vis du
fonctionnement de l’économie.
Plus que jamais notre attitude ne doit pas être celle de la plainte, même
lorsqu’elle prend les habits de la révolte, contre la dureté des réalités. Il
faut au contraire avoir la confiance naturelle des hommes libres et déterminés,
des véritables combattants qui ont mené toutes les actions économiques
déterminantes des dernières années. La supercherie des petits truqueurs de la
commission européenne s’effondrera d’elle- même : ils seront comme le
petit voyou qui est sûr de lui lorsque sa victime est faible, mais qui est se liquéfie
lorsqu’il tombe sous le regard de roc du combattant naturel. J’aime à
m’imaginer l’agitation de ces pleutres petits hommes s’ils avaient croisé le
regard du Général, lorsqu’ils auraient vu dans ses yeux les horizons des orages
mécaniques qu’il avait réellement affrontés comme ceux des temps d’avance
décisifs dont il avait doté la France lorsque la bataille était économique.
L’on peut ou non considérer qu’une construction européenne est possible, en
tous les cas si elle l’est ce n’est certainement pas dans les termes qu’elle
présente aujourd’hui, offrant toutes nos ressources au pillage et à l’aplanissement.
La France a sans doute besoin d’alliés européens, sa seule dimension ne
suffisant pas à mener tous ses combats. Si une construction européenne était
véritablement efficace, elle commencerait à mettre en place des institutions
faussant le jeu de la concurrence pour préserver nos avances dans tous les
domaines où nous innovons, comme passent leur temps à le faire les américains.
L’équivalent du MITI Japonais au niveau européen établirait des filières
d’excellence, les subventionnerait sans se soucier de l’accusation hilarante de
« concurrence déloyale » (celle des Etats-Unis l’est
systématiquement), empêcherait le rachat de nos start-up les plus innovantes,
mènerait une guerre juridique sans merci pour la protection de nos brevets.
L’Europe serait alors toute autre, faite d’hommes libres, souverains dans
leur nation mais ensemble pour la préservation de leur indépendance.
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