1. Civilisation et barbarie
Le monde moderne
aime à se présenter comme l’aboutissement et le gardien de la civilisation.
« Moi ou le chaos ». Il ne semble pas se souvenir qu’il doit son
existence à l’ancienne tradition de la discussion critique et à la lutte contre
l’arbitraire monarchique. Un discours - quel qu’il soit - se présentant comme le
seul raisonnable et possible est précisément l’inverse d’un discours civilisé.
C’est une barbarie avide, qui a pris une apparence convenable pour mieux
parvenir à ses fins.
L’absence d’une recherche
sincère du vrai dans le monde moderne se trahit par des contradictions qu’il
parvient de moins en moins à masquer.
Ainsi défend-il des
valeurs universelles, l’aspiration de tout homme à la liberté, à la justice, à
l’égalité devant la loi, contre toutes les formes de communautarisme ou de
particularisme.
Fort bien, mais
c’est aussitôt pour ajouter qu’il est l’inventeur et le détenteur de ces
valeurs. Curieux universalisme, en vérité, que celui qui affirme être universel
mais seulement s’il réserve à une minorité d’hommes le privilège d’en montrer
la voie.
Le monde moderne
montre-t-il un attachement sincère à ces valeurs ? Ou seulement l’attachement
flatteur au fait d’appartenir aux classes supérieures, dont l’adhésion à ces
valeurs n’est plus qu’un signe extérieur de richesse, une parure qu’il faut
posséder entre gens de la bonne société ?
Un universaliste
sincère n’aurait pas besoin de marquer d’un titre de propriété les valeurs
qu’il défend : il admettrait qu’elles sont une construction commune de l’humanité
à travers l’histoire, non la découverte d’une civilisation particulière, qui se
trouve comme par hasard être la sienne.
Et il serait
heureux de voir éclore ces valeurs dans d’autres civilisations que la sienne,
sans y voir une menace pour sa position dominante. La crainte d’être dépassé
dans une conviction trahit l’hypocrisie vis-à-vis de cette même conviction, pour
cacher le désir le plus banal de dominer.
L’homme moderne est
victime d’un réflexe irrépressible : celui de s’auto-promouvoir. Il n’y a
plus une seule parole qui ne sorte de sa bouche sans que le désir de s’auto-promouvoir
ne précède la conviction sincère, comme l’ombre qui devrait normalement la
suivre mais maintenant la précède en tout.
Mais comment lui en
vouloir ? Il a été conditionné à cela. Il a pris l’habitude de tenir en
permanence un double discours, car sa survie en dépend : le travail d’entreprise
dans la société libérale ne consiste plus qu’en cela, au détriment du travail
réel.
Il parle de société
ouverte. Mais emploie tout moyen masqué pour réaliser son auto-promotion, pour
la satisfaction maladive de son besoin de reconnaissance. Par tous les moyens,
sans considération aucune pour l’authenticité de ce qu’il a réalisé. Il a pu se
vanter des réalisations des autres, obtenir ce résultat par la fraude, par la
communication sans action véritable, qu’importe. Du moment que son curseur
personnel sur l’échelle factice du monde moderne est à une bonne position.
Il ne vit plus que
pour cela, pour une marque sur une échelle graduée, sa vie se résumant à une
seule dimension, dont la métrique est décidée par d’autres. Et il dit être
libre et être heureux de cela. D'ailleurs la notion d’authenticité n’a plus pour
lui, aucun sens. Savoir s’il a bien accompli et franchi la multitude d’étapes
nécessaire à toute réalisation de valeur, ou bien triché, cela ne se juge même
plus en bien ou en mal, cela est dénué de sens.
Car seule compte la
position sur la dimension unique de l’échelle. Fascinante, captivante,
hypnotique. Addictive comme un jeu vidéo, car lui susurrant constamment :
« que vaux-tu ? », jouant à chaque instant sur sa satisfaction
narcissique. Au lieu de « qu’aimes-tu ? », quelle discipline
admires-tu, que tu explorerais d’un amour gratuit, sans but et sans retour, pour
la seule raison que tu la trouves belle ?
Difficile de
défendre les valeurs universelles, mais de ne pas voir les pièges élémentaires
de son propre ego. Complexe de prétendre planifier très loin le futur, mais
d’être totalement myope sur ses propres désirs de domination. Etrange de dire
la leçon sur l’état de droit, mais de ne pas détecter la satisfaction
narcissique de s’accaparer à soi seul le droit de le dire.
L’on ne peut vivre
dans le déni permanent, dans l’hypocrisie de défendre des valeurs quand on ne
défend plus que son petit soi. Alors l’homme moderne s’est donné des ennemis.
Comme en photographie, l’image possède son négatif. Et comme en photographie,
le négatif est à la fois l’inverse complet de l’image, son opposé parfait,
en-même temps qu’il est son double exact, son reflet. Le négatif permet
d’engendrer indéfiniment l’image d’origine. Et de l’image d’origine, on peut
générer une infinité de négatifs.
L’homme moderne
joue ainsi avec sa propre image en négatif, le barbare, le communautariste,
l’obscurantiste, le terroriste. Mais il ne voit pas qu’il en est à la source. Que
plus il en détruit, plus il en engendre d’autres démultipliés. Il ne voit pas
non plus que le négatif est son autre soi-même, son frère, sa copie. Que si les
couleurs sont inversées, elles représentent la même réalité, à un niveau plus
profond.
Pour voir à
nouveau, il faut passer à travers le miroir.
2. A travers le miroir
Image : L’homme
« civilisé » du monde libéral, investi dans le jeu de l’économie
moderne. Vivant pour sa course aux postes. Sa culture même, n’est plus qu’un
instrument permettant de faire partie des classes reconnues.
Négatif : Le
barbare islamiste de Daesch, ou les folies meurtrières de Mohamed Merah et de
Mehdi Nemmouche.
A travers le
miroir : L’homme moderne et le barbare islamiste ont une même origine :
un besoin maladif de reconnaissance. Merah et Nemmouche ont à peine lu le
Coran, ils n’agissent que pour combler le vide de leur existence, et faire
parler d’eux. Eux-aussi veulent coûte que coûte leurs 5 minutes de gloire sur
le curseur de la reconnaissance. Ils sont terriblement modernes, ce sont eux
aussi des hommes pressés de réussir. L’échelle n’est pas la même mais qu’importe :
le piège est construit de la même façon. Une échelle unique, un curseur, un
défi flattant leur orgueil et leur ego.
Ils ne peuvent être
mis sur le même plan, car les uns n’ont pas tué et les autres sont des
criminels ? Oui, assurément : il ne faut pas jouer avec les faits, l’honnêteté
nous y oblige. Mais si la responsabilité n’est pas la même, les conséquences
sont quant à elles, redoutablement semblables. Combien de vies fracassées dans
la logique moderne ? De travail et d’esclavage d’enfants qui ne se
réaliseront jamais en tant qu’hommes, de personnes poussées au désespoir,
parfois jusqu’à l’acte ultime, de Bhopals à retardement, pour le gain immédiat.
Est-ce parce que les tués le sont à petit feu et sous des responsabilités
noyées que la logique est si différente ?
Image : La
femme libérée et érotisée, également femme active et femme d’affaire
Négatif : La
femme cloitrée, voilée, habillée en burqa
A travers le miroir :
Deux femmes-objet. Deux sœurs, pouvant se reconnaître, parvenues à des destinations
opposées, mais auxquelles on a tendu le même piège. Le porno-chic et la burqa
sont deux facettes d’une même médaille : l’utilisation de la femme comme
objet, servant les desseins de chacune des sociétés. Femme libre ? N’a-t-elle
donc le choix qu'entre le modèle traditionnel du puissant protecteur, et celui
de la compétition agressive avec l’autre sexe, pour jouer au même jeu étroit de
l’échelle et du curseur ?
Et si elle disait non aux deux ? Si elle
refusait à la fois de se soumettre et de prendre le dessus ? N’accorderait
son estime qu’à celui qui s’accomplit dans des disciplines auxquelles elle a
décidé par elle-même d’accorder de la valeur, non en fonction de l’échelle
sociale ? La libération de la femme ne consiste pas à passer à l’autre
extrémité du même piège, à osciller perpétuellement entre les deux bouts de ce
même rail.
Image : Le
patron de grande entreprise du CAC 40, ou un directeur de l’un de ces grands
groupes.
Négatif : Le
seigneur féodal afghan, despote et patriarche de sa tribu, s’autorisant tous
les trafics (drogue, armes, traite humaine, …). Jouant sur les deux tableaux,
ami du pouvoir officiel et des talibans.
A travers le miroir :
Une fermeté affichée mais une versatilité incessante dans les faits.
Impitoyable avec les subalternes, veule avec les puissants. La lutte pour se
maintenir au pouvoir, plus aucun souci d’entreprendre, d’accomplir, de
réaliser. Un seigneur de la guerre, c’est-à-dire l’inverse de l’honneur du
guerrier. La rapacité comme seul code moral. L’incapacité à maîtriser sa force,
c’est-à-dire à être véritablement fort.
Image : Le
combattant « légitime », envoyé par la communauté internationale.
Négatif : Le
terroriste assassinant des innocents.
A travers le miroir :
Bombardiers lâchant ses explosifs à plusieurs kilomètres de distance, dégâts
collatéraux, drones, mines anti-personnel. Tuer en toute bonne conscience, pour
l’un comme pour l’autre. Combat inégal et déséquilibré, pour l’un comme pour l’autre,
menant à l’écrasement complet de l’ennemi, et au massacre de dizaines d’innocents
au passage. Une soi-disant guerre qui est l’inverse de l’honneur du guerrier :
celui d’un combat face à face, qui permet ensuite la paix des braves. Ont-ils
oublié que les croisés et Saladin ont fini par s’estimer réciproquement ?
Qu’à cette époque, les deux camps réalisaient qu’une chevalerie existait de l’autre
côté ? Des siècles bien avant nous et se déroulant au moyen-âge, mais ô
combien plus civilisés que nous.
3. Les conditions du monde civilisé
Je choisis mes
buts. Je constitue des communautés de frères dans des disciplines que nous
partageons et que nous estimons. Ceci donne un sens à la fois à ma recherche
personnelle, et à un but collectif, au sein de ma communauté. Ces communautés
centrées sur l’effort et la pratique d’une discipline reine, prennent le pas
sur l’échelle sociale, toujours réductrice, appauvrissante et menant à une perversion
de la notion de mérite : sur l’échelle sociale, l’on préférera donner tous
les gages extérieurs de reconnaissance par des gains faciles et frauduleux, que
d’effectuer des accomplissements authentiques.
Je ne confonds pas
ego et personnalité. L’affirmation de soi n’est pas celle de l’enfant
capricieux, mais de celui qui sait retenir ses buts et ses appétits pour une
recherche plus haute qu’il veut faire partager.
Je sais faire la distinction
entre usage légitime et illégitime de la force. Les sociétés qui réprouvent
tout usage de la force et toute autorité appellent leur lâcheté « humanisme ».
Toute civilisation a su se dresser et se tenir debout parce qu’elle avait le
courage de s’opposer implacablement à la loi du plus fort, qu’il s’agisse de
menaces intérieures ou extérieures. Un discours sirupeux sur l’usage légitime
de la force aboutit en boomerang à un usage inique de la force. Après un
discours lénifiant ne jugeant personne, une terrible violence est exercée
lorsqu’il est trop tard, mais pas à l’encontre de ceux qui l’auraient mérité.
Ce sont les victimes ou ceux qui ont respecté les règles qui subissent ce
retour de flamme, parce que cela nécessite moins de courage de les affronter.
4. La redoutable puissance du post-modernisme
La vacuité et le
simplisme de l’idéologie post-moderne pourraient nous rendre optimistes, et
nous assurer de sa fin proche. Il est malheureusement beaucoup plus difficile qu’il
n’y parait de s’en débarrasser. Car toute simpliste et vide qu’elle est, elle
met en place un jeu trivial mais puissant vis-à-vis de nos émotions, de nos
peurs, de notre estime de nous-mêmes.
L’idéologie
post-moderne procède d’une demande et d’une motivation au départ très légitime,
peut-être la plus légitime de toutes : qu’est-ce que l’accomplissement de
soi ? Comment un être humain peut-il se réaliser, dans toutes ses
capacités ?
Deux réponses peuvent
y être apportées. La reconnaissance sociale dans le regard des autres, ou la
recherche du sens. L’idéologie post-moderne consiste à tenir en façade le
discours du sens, mais de ne vivre en réalité que par le regard des autres.
Dans le film de Wim
Wenders « Jusqu’au bout du monde », les hommes ont mis au point une
machine qui permet de visualiser leurs rêves de la nuit sur un écran : une
sorte de tablette, déjà. A la fin du film, tous les personnages explorent
indéfiniment leur écran personnel, chacun restant seul et isolé de tous les
autres, absorbé sans limite dans la contemplation narcissique de ses propres
rêves.
Là est la très
grande force du post-modernisme : la récupération de nos rêves, et leur normalisation
par un placement sur la seule échelle marchande. Le néo-libéralisme joue sur
nos rêves d’accomplissement de nous-mêmes, en même temps qu’il les rabaisse et
les appauvrit sur une triste échelle dont nous ne décidons pas et qu’il n’est
pas possible de véritablement partager. L’orgueil et le sens du défi sont
attisés par cet aiguillon, comme le ferait un jeu vidéo addictif. Difficile de
ne pas se laisser prendre au jeu de faire le plus haut score pour éprouver ce
que l’on vaut. Même si l’on a oublié au passage ce qui faisait la valeur véritable
et la richesse de nos rêves.
La société qui nous
libérera de ce piège, est celle qui nous rendra le temps qui nous appartient,
le temps de partager librement et gratuitement l’accomplissement dans les
disciplines que l’on estime, au milieu d’une tribu partageant la même passion.
L’accomplissement de soi ne sera alors par récupéré et perverti pour servir les
intérêts de quelques-uns. Une communauté qui vivra selon ses propres valeurs,
sans haine de la société moderne. Mais en lui faisant comprendre qu’elle ne
veut plus rien avoir de commun avec elle.
« Il existe infiniment plus d’hommes qui acceptent
la civilisation en hypocrites que d’hommes vraiment et réellement civilisés »
Sigmund Freud
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire