Les pays de « l’Asie de l’Est », Chine,
Corée, Japon, Mongolie, Taïwan, Viêt Nam et Singapour, occupent encore assez
peu le devant de la scène médiatique, toute concentrée sur nos propres crises
ou sur l’affrontement très voyant entre nous et l’islamisme.
Comme toujours, ce sont les changements discrets qui
peuvent se révéler décisifs, loin du retentissement bruyant des premières
pages. Beaucoup voient dans l’Asie de l’Est une force émergente mais confuse,
faisant peu parler d’elle, ayant sans conteste une grande influence, mais vouée
éternellement aux seconds rôles.
La majorité qui reste dans ce sentiment ne perçoit pas
les changements de fond qui sont en cours. L’objet de ce texte est de montrer
que contrairement aux impressions confuses et lointaines, des signes clairs
annoncent que c’est l’Asie de l’Est qui tiendra les commandes du monde civilisé
dans les décennies qui viennent. J’ajoute que je n’y vois nullement une menace,
mais que cela ne serait en sorte que justice si le monde occidental poursuit la
déliquescence qui est la sienne.
Pendant que nous nous perdons dans les affrontements les
plus voyants et les plus bruyants, des forces discrètes travaillent et
progressent. L’erreur serait de croire que dans l’affrontement actuel entre
l’occident et l’islamisme, c’est l’un des deux protagonistes qui l’emportera.
L’issue la plus probable est que c’est la troisième force de l’Asie de l’Est
qui s’imposera, laissant les deux destructeurs s’entre-déchirer jusqu’à perdre
l’essentiel de leurs forces.
Ceci n’a rien d’étonnant. Ne sachant précisément plus
faire la différence entre la destruction et le combat, n’étant pas du tout
assez fermes sur ce qui mériterait de l’être et tyrannique contre ceux qui
devraient avoir la parole, nous employons la plus mauvaise stratégie qui soit
contre l’islamisme. A contrario, ceux qui se sont construits patiemment et
savent se défendre implacablement lorsqu’il le faut, ont toutes les chances
d’émerger au milieu des décombres, pour être la force vive de demain.
1. Le modèle de l’homme
stoïcien n’est plus occidental
Nombreuses sont les raisons expliquant l’essor de
l’occident dans les siècles récents. Nous pensons cependant qu’elles se
résument à une seule. Une société devient essentiellement ce qu’elle valorise,
dans sa culture consciente ou inconsciente.
Au-delà de tous les remous qu’elles ont connus, les
sociétés occidentales ont été traversées pendant des siècles par un certain
modèle de l’homme de bien : celui forgé par le stoïcisme, qui a imprimé sa
marque sur la civilisation romaine avant de nous le transmettre.
Tout ce que l’occident a produit de valable, toutes ses
avancées notables, ont été dues à l’homme stoïcien. Il pourrait être objecté
qu’au contraire, c’est l’esprit de conquête et de domination de l’occident qui
a fait son succès, non sans une certaine arrogance. Ce serait là s’attacher à
la superficie des choses. Les conquérants n’ont dû de tous temps leur succès
qu’à un tissu d’hommes à la fois modestes, déterminés, intègres, prisant la
connaissance et la patience, acceptant le monde mais sans s’y résigner, qui
conduisit toutes les avancées scientifiques, artistiques, littéraires et
militaires de notre civilisation.
Le mélange de l’abnégation, de l’honneur, de l’oubli de
soi, de la confiance en l’homme ont été la trame de ce que notre civilisation a
valorisé jusque dans les années récentes. Depuis quelques décennies, le
paradigme occidental a changé. La valorisation d’homme vulgaires, vaniteux,
bruyants et sans substance, bravaches mais sans courage véritable, impatients
et capricieux comme des enfants mal élevés, est le nouveau modèle de nos
dirigeants politiques et économiques. Le déclin annoncé de l’occident ne trouve
pas de signe plus clair que celui-ci : c’est dans cette résignation
cynique à la dominance de dirigeants incapables et corrompus, assorti de la
croyance « qu’il en a toujours été ainsi », que l’on mesure le
passage d’une civilisation à la décadence.
Il n’est pas nécessaire d’avoir été baigné par Epictète
et Marc-Aurèle pour être stoïcien. Le modèle du stoïcisme est un universel
humain, que nous avons traduit en occident par la lignée de pensée de l’école
du Portique, mais que l’on retrouve dans d’autres civilisations, accommodée
selon la culture locale, mais portant le même message.
Le Junzi (君子), terme introduit par
Maître Kong (Confucius) est l’équivalent de notre gentilhomme ou du gentleman
anglais. Les qualités qui lui sont propres dérivent, comme pour nous, de celles
de l’homme stoïcien : défense de la justice au-dessus des convenances
sociales, principe de réciprocité comme fondateur de la morale, connaissance de
soi et examen sans fard de ses défauts, action véritable préférée à sa
récompense ou son prestige, recherche de dirigeants ou fonctionnaire intègres,
appel à la réflexion et à la conviction personnelle.
Le Junzi est celui qui doit montrer par l’exemple et par
l’action ce qu’il compte demander ensuite par la parole. Quel contraste avec
nos propres mœurs d’aujourd’hui ! Il cherche avant tout à se rendre utile,
avant que de penser à sa propre reconnaissance personnelle. Il essaye enfin de
se perfectionner sans cesse avec l’humilité de celui qui se demande si le
défaut qu’il voit en l’autre n’est pas aussi le sien. Ainsi de la célèbre
maxime de Maître Kong : « Si tu rencontres un homme de valeur, cherche à lui ressembler. Si
tu rencontres un homme médiocre, cherche ses défauts en toi-même. »
Depuis quarante ans, l’occident a tourné le dos au modèle
stoïcien de l’homme de bien, rompant avec des siècles, voire des millénaires de
ce qui a fait sa force. Il lui préfère la vulgarité du modèle néo-libéral,
l’homme roublard, profitant de tout mais engagé sur rien, égoïste et infiniment
narcissique, confondant ego et personnalité, remplaçant la fermeté d’âme par la
tyrannie envers les faibles et la veulerie envers les puissants. Toutes les
civilisations en phase de déclin ont vu l’émergence au premier plan de tels
« personnages », avant la chute. Il est accompagné d’un relativisme
moral au sein du plus grand nombre, qui n’a plus le courage de se révolter et
se résigne à cet état de fait, en prétendant qu’il a toujours appartenu à
l’ordre des choses. Les nations en phase terminale présentent toujours ce
visage.
La nature ayant horreur du vide, ce sont vers d’autres
civilisations que cet universel de l’homme de bien resurgit. La matrice
confucéenne lui a donné tout autant de mémoire et de lettres de noblesse
qu’elle a pu en avoir chez nous. Car Maître Kong ne fut pas seulement
exceptionnel en lui-même : il eut des continuateurs, tels que Mengzi ou
inspira beaucoup plus tard d’autres contrées, tel un Hayashi Razan au Japon qui
introduisit le confucianisme au sein des premiers Shogun du clan Tokugawa.
Les premiers pères jésuites débarquant en Chine furent
stupéfaits par les enseignements de Maître Kong et de Mengzi. Il y a un
humanisme chinois, et son modèle de l’homme de bien est celui que l’on voit
apparaître de façon universelle dans toute civilisation en bonne santé. Nous en
avons quelques aperçus dans la production cinématographique de l’empire du
milieu, avec les portraits de la légende de Shenzhen ou du maître de Wing Chun,
Ip Man :
J’entends déjà des protestations quant à une vision
idéalisée de la Chine et de sa civilisation, ainsi que le rappel à des faits de
la Chine moderne, tels qu’une corruption endémique ou un appât du gain
obsessionnel, devenu le seul but d’existence de la population chinoise.
Je répondrai que concernant ces deux points, nous ferions
bien de commencer par balayer devant notre porte. Et que par ailleurs, si ces
défauts sont consubstantiels à toute nation parvenant au développement
économique (n’oublions pas les portraits balzaciens de la haute bourgeoisie
française), ils ne sont en rien le seul aspect de la société chinoise en essor.
L’on trouve aussi en elle les germes du modèle stoïcien, coexistant avec les
excès du développement économique, comme il en a toujours été ainsi lorsqu’une
civilisation émergeait.
Les caricatures de la société chinoise sont généralement
le fait d’occidentaux cherchant à se rassurer sur l’éternité de leur
prédominance : il n’est donc question pour ceux-ci nullement de morale, de
justice ou de défense de valeurs, mais de pur appétit de domination de celui
qui s’inquiète de voir poindre un rival.
Il est devenu classique de voir des occidentaux
« universalistes » et « partisans de la société ouverte »
se lancer dans des attaques à la limite du racisme à l’encontre des pays de
l’Asie de L’Est : ces « modernes » ne vont pas plus loin que la
primaire et archaïque dénonciation du « péril jaune ». En d’autres
termes, ils défendent l’universalité à la seule condition que l’occident, et
généralement les seuls Etats-Unis, puissent conserver indéfiniment la haute
main dessus.
Curieuse universalité en vérité, que celle qui en fait la
chasse gardée d’une seule civilisation, se trouvant être par le plus
extraordinaire des hasards, la leur propre. Comment peut-on à ce point manquer de
décence et de conscience pour ne pas voir que dans un tel cas, c’est le petit
ego qui parle sous couvert de justice ?
Etre universaliste et partisan sincère d’une société
ouverte, c’est accepter d’en jouer le jeu, c’est-à-dire de considérer qu’elle
est une construction commune de l’humanité. Par voie de conséquence, elle peut
être portée par des civilisations autres que la nôtre à travers l’histoire. Ce
thème est d’ailleurs le test décisif permettant de distinguer en nous-mêmes ce
qu’il y a de sincère dans notre discours explicite, et ce qui n’est que l’effet
de notre vanité avançant masquée sous le visage de la vertu. Les
« universalistes-mais-seulement-sous-commandement-américain »
devraient y réfléchir : la lucidité sur soi-même est la première des
vertus à cultiver.
Quels que soient les excès que l’on observe dans le
développement des sociétés de l’Asie de l’Est, leur inconscient collectif
renferme bien le trésor de l’homme stoïcien, venant contrebalancer la
dislocation de toute valeur opérée par le néo-libéralisme. Les observateurs
superficiels négligent ou méconnaissent la puissance symbolique que le cinéma
ou la littérature de l’Asie de l’Est nous envoient par leurs messages. Cette
sous-estimation très partiale – qu’ils assimilent à une forme de niaiserie ou
de sentimentalisme – est pourtant la réaction de sociétés qui ne s’abandonnent
pas à la déliquescence, contrairement aux nôtres. Mais cela, il est hors de
question pour eux de le voir et de l’admettre. Le cynisme gratuit qui se fait
passer pour de l’intelligence est l’excuse des sociétés en déclin.
2. Une diaspora étendue et
dynamique
La culture de l’Asie de l’Est s’étend aussi à travers les
nombreux migrants qui ont essaimé de par le monde. Si la diaspora chinoise ne
représente encore qu’entre 30 et 40 millions de personnes, le phénomène
d’émigration est en croissance constante et n’est en rien freiné par les
autorités chinoises. Le phénomène connu de réinvestissement dans le pays
d’origine joue pleinement, pour une communauté qui ne représente que 2% de la
population chinoise, mais pèse entre 200 et 500 milliards de dollars, profitant
en grande partie au pays d’origine.
Les diasporas japonaises, coréennes et vietnamiennes ne
sont pas moins actives, représentant des parts importantes de l’immigration
américaine et européenne, avec certaines spécificités telles que l’implantation
de Japonais au Brésil ou de Vietnamiens en France, pour des raisons
historiques.
Aux vagues d’émigration de première, deuxième et
troisième génération, se superposent des installations définitives dans le pays
d’accueil et des changements de nationalité. Même dans ce cas, l’attachement à
la culture asiatique d’origine reste important, d’autant plus qu’elle est
souvent le facteur de succès d’intégration dans le pays d’accueil.
Ainsi les étudiants d’origine asiatique aux USA
obtiennent des résultats scolaires tels que les lois d’affirmative action sont
obligées de limiter leur proportion d’accès aux meilleures universités, sans
quoi les étudiants d’origine asiatique en trusteraient les places ! La
discrimination par l’ethnie pratiquée ainsi aux Etats-Unis renforce
l’attachement des populations asiatiques à leur culture d’origine, même
lorsqu’elles ont été naturalisées américaines.
Eclatées mais extrêmement soudées, discrètes mais
réussissant pleinement leur intégration, les communautés d’Asie de l’Est
établies dans d’autres pays développés sont un modèle d’adaptation à un pays
d’accueil, conservant cependant fermement leur identité et les points forts de
leur culture mère.
3. Investissement dans
l’éducation
En dehors des statistiques maintenant connues du
classement PISA, dans lesquelles les pays d’Asie de l’Est prennent la grande
majorité des premières places, l’école en Asie de l’Est devient de plus en plus
renommée pour ses méthodes pédagogiques.
Les travaux du mathématicien Laurent Lafforgue ont permis
une analyse comparative non pas des résultats mais des méthodes d’enseignement
à travers le monde. Il est avéré que Singapour, la Corée du Sud et Shangaï
mettent en place des méthodes d’apprentissage éprouvées, qui reprennent soi dit
en passant nombre de celles qui étaient appliquées en France il y a quarante
ans, avant la vague dévastatrice des « pédagogistes » qui ont démoli
notre éducation nationale. La fameuse « méthode de Singapour » est
maintenant un classique recherché de l’enseignement des mathématiques dans les
classes primaires.
Le bémol à signaler dans l’excellence pédagogique de
l’Asie de l’Est, est une propension à la compétition à tous crins dans le
milieu scolaire, et ce dès les classes primaires. Si une bonne émulation ne
fait pas de mal, celle pratiquées en Asie de l’Est verse visiblement dans des
excès, la plupart des écoliers suivant des cours du soir parfois jusqu’à 22 h
en supplément de l’école, aboutissant à un taux de suicides important dans le
milieu scolaire.
Cela a été maintes fois prouvé, un acharnement excessif
au travail et aux résultats n’est pas la clé de l’efficacité scolaire : ce
sont ceux qui ont su cultiver un amour gratuit de la connaissance, qui
atteignent les niveaux ultimes. Cet amour désintéressé doit cependant être
étayé par une pédagogie rigoureuse, nullement celle des catastrophes
constructivistes de la rue de Grenelle. L’Asie de l’Est possède la méthode
pédagogique. Il lui suffira d’assouplir un peu la course aux résultats
scolaires et à développer des pépinières plus douces pour ses élèves, pour que
ses résultats déjà impressionnants deviennent exceptionnels.
Deux derniers points sont à signaler en matière
d’environnement pédagogique, éléments soulignés par les travaux de Laurent
Lafforgue.
Le premier est d’entretenir une ambiance quasi familiale
entre le professeur et ses élèves, ce que par exemple l’éducation russe réussit
bien. En surplus du confort affectif procuré aux élèves, le signal qui leur est
renvoyé est précisément la mise entre parenthèses d’enjeux compétitifs trop
poussés, et une atmosphère sereine où l’apprentissage prend le temps
nécessaire. Il est connu que Maître Kong entretenait déjà ce type de relations
au sein de son école de lettrés, similaire à celle des élèves groupés autour de
Socrate ou du lycée d’Aristote.
Maître Kong savait que les jeunes gens qu’il formait
seraient appelés aux plus hautes fonctions administratives du gouvernement
impérial, et seraient donc soumis aux tentations et aux enjeux du pouvoir
politique. Il souhaitait les garder auprès de lui le plus longtemps possible,
de façon à leur transmettre en legs cet environnement sans but ni objectif
autre qu’une exploration désintéressée de la connaissance, trésor salvateur qui
leur permettrait par la suite de garder la tête froide face aux pressions du pouvoir.
Il y a dans tout enseignement véritable une nécessité d’apprentissage à
court-terme, pour qu’il demeure performant, mais aussi une mise en perspective
selon une vision bien plus longue de ce que l’enseignant souhaite insuffler.
Gageons que si l’Asie de l’Est renoue entièrement avec la tradition confucéenne
- ce qui a plus que commencé - elle saura se doter de cet atout supplémentaire
à sa pédagogie déjà forte.
Le second facteur observé est que les éducations
performantes opèrent dans des sociétés où la reconnaissance sociale accordée
aux professeurs est très élevée. Ce facteur apparaît d’autant plus prépondérant
que parallèlement aux écoles de l’Asie de l’Est, celles qui viennent leur
contester le leadership sont issues de pays nordiques. Or le modèle de rapport
au professeur est très différent entre ces deux régions du monde : la
discipline et l’obéissance sont non discutables en Asie de l’Est, tandis que le
rapport au maître est plus souple dans les pays nordiques. Au-delà de cette
différence, il a été observé un facteur commun : les instituteurs et
professeurs jouissent d’une grande considération sociale, traduite également
dans leur traitement économique, en réalité celle dont notre propre corps
enseignant bénéficiait en France il y a plus de quarante ans.
L’Asie de l’Est a fort bien compris cet enjeu. Le corps
enseignant bénéficie d’un investissement en moyens et en reconnaissance sociale
à la hauteur de ce qui en dépend : l’avenir des enfants et du pays. Par
lâcheté, nous n’osons plus imposer un respect équivalent dans nos propres
écoles. Nous avons d’ailleurs laissé dériver la situation à tel point qu’il
faudrait une intervention de la police ou de l’armée dans le milieu scolaire
pour rétablir la discipline et remonter la pente du laxisme. Encore un facteur
prépondérant qui joue en faveur de l’Asie de l’Est : les plus petites
dérives nécessitent un courage et une fermeté de tous les instants, qui leur
permet de bénéficier d’un respect naturel dû aux enseignants.
4. La solidarité a encore un
sens
Si les sociétés de l’Asie de l’Est ont été converties à
nombre des pratiques de l’économie de marché, à commencer par une recherche du
profit égoïste, elles ont aussi créé une façon unique d’accommoder le
capitalisme.
En premier lieu, le monde de l’entreprise montre déjà une
forte différence culturelle entre l’Asie de l’Est et l’occident, concernant le
travail en équipe. Celui-ci n’est pas un vain mot en Asie, la capacité à
travailler collectivement étant bien plus valorisée que sous nos latitudes. Le
discours lénifiant de l’entreprise ne peut faire office ici de
contradiction : chacun sait ce qu’il en est des appels au « team
building » en Europe et aux USA : derrière les mots, le comportement
valorisé et adopté reste celui de tirer toute la couverture à soi et démontrer
par tous les moyens possibles et imaginables qu’une action réussie est due à
soi seul ou au département que l’on dirige.
Le monde de l’entreprise regorge de discours
« d’intégration », « processus transverse », « esprit
d’équipe », quand dans les faits il se balkanise de plus en plus en
« silos », adoptant des comportements prévisibles jusqu’à la
caricature : revendication de l’initiative et des actions d’éclat,
masquage de l’information ou préemption des réunions clés vis-à-vis des autres
départements, accaparation du travail d’autrui, renvoi des responsabilités en
cas d’échec ou de délai, au jeu de celui qui sera le dernier à reconnaître ses
manquements.
Les caricaturistes de la vie en Asie de l’Est puisent
souvent dans un fonds xénophobe, en les accusant de comportement stéréotypé. En
matière d’action conformiste, celle des techniques de l’égoïsme dans le monde
de l’entreprise occidentale sont pourtant un modèle du genre.
Le Japon est connu pour une cellule atomique de travail
qui n’est pas celle de l’individu, mais de l’équipe de 6 personnes. Les
comportements puérils d’accaparation du mérite décrits plus hauts sont
sanctionnés dans l’Asie de l’Est, la capacité à reconnaître les contributions
d’une action collective faisant partie des compétences clés.
Ce sens de la solidarité s’observe également dans la vie
sociale, en dehors du monde économique. Les membres élargis d’une famille
mettent en place une parentèle, système de pot commun, véritable réserve de
micro-crédit ou d’assurance maladie pour l’ensemble du groupe. Il ne s’agit en
aucun cas d’un système d’usure qui ne profiterait qu’à quelques-uns : le
système de parentèle chinois est fondé sur la confiance et l’honneur familial,
permettant d’échapper au contraire aux taux élevés et aux conditions de
remboursement des banques.
Si l’Asie de l’Est a bien compris les apports
incontournables de l’économie de marché, notamment sa formidable capacité
d’auto-ajustement et de multiplication des interactions opportunes, elle ne les
a pas reliés aux dogmes supplémentaires que nous avons institués, notamment la
croyance tenace selon laquelle la somme d’égoïsmes individuels constitueraient
un bien collectif.
C’est aussi un fait récent en occident, d’être en incapacité
de maintenir un équilibre entre deux thèmes contradictoires :
l’indépendance est pensée comme opposée et exclusive de toute forme de
solidarité. Les cultures de l’Asie de l’Est remplacent – et nous y reviendrons
– ces oppositions simplistes par une complémentarité. Elles savent que deux
principes en apparence contradictoires sont en réalité conditions de survie
l’un de l’autre : exagérer l’un d’eux conduit à les tuer tous les deux.
La solidarité est très souvent la condition indispensable
permettant de rester indépendant, lorsque l’on fait face à des difficultés que
l’on ne sait résoudre seul. L’occident a été autrefois capable de penser de
telles complémentarités, qui sont d’ailleurs au fondement de l’acte de penser
tout court. Le remplacement de telles analyses par des mots d’ordre binaires
sont un signe supplémentaire de décadence.
5. Des fiertés nationales
sereines et assumées
Contrairement à ce que nous vivons en France, les
citoyens des pays de l’Asie de l’Est n’ont pas à s’excuser d’appartenir à leur
pays, ni de honte à revendiquer les traits forts qui ont fondé son identité. Le
patriotisme imprègne aussi bien le monde scolaire que celui de l’entreprise, ce
quels que soient d’ailleurs les régimes politiques ou économiques des pays de
l’Asie de l’Est.
Cette attitude les a-t-elle empêchés de s’ouvrir au
monde ? Nullement, si l’on en croit les données statistiques d’échanges commerciaux
des « dragons » avec le reste du monde. Là encore, les oppositions
simplistes sont dépassées : les cultures de l’Asie de l’Est ont bien
compris que c’est à partir d’identités fortes que l’on va sereinement à la
rencontre des autres. Le discours d’un mondialisme sans âme pensant que
l’ouverture nécessite d’immoler toute nation et toute culture spécifique se
voulait moderne : il est à présent ringardisé, incapable de comprendre à
quoi est due la richesse des échanges.
Le monde scientifique a en cela bien mieux ouvert la voie
que celui des beaux parleurs économiques dépourvus d’expérience réelle. Un
Laurent Lafforgue ou un Cédric Villani ont ainsi organisé nombre de rencontres
franco-chinoises très fructueuses dans le domaine des mathématiques, louant
tout à la fois l’esprit d’ouverture et d’échange comme la noblesse de deux
cultures millénaires bien affirmées. Les esprits faibles du mondialisme
économique ont-ils réfléchi une seule seconde à la leçon des avantages
comparatifs de Ricardo - dont ils se réclament souvent - pour comprendre que le
bénéfice des échanges croisés n’est perçu que si la différenciation de chaque
acteur est bien marquée ? L’ouverture et l’attachement à sa propre culture
sont là encore de ces polarités qu’il est simpliste d’opposer, mais bénéfique
de faire fonctionner ensemble.
La Chine ne s’est pas laissée de même impressionner par
le discours d’une grande hypocrisie que les USA tiennent sur le libre-échange,
qu’ils pratiquent essentiellement à sens unique. Il est maintenant bien connu
que les USA protègent fortement nombre de leurs industries de pointe, notamment
celle du numérique, à partir de lois interventionnistes et protectionnistes
édictées sous couvert de sécurité nationale : la lutte contre le
terrorisme a servi d’excellent prétexte à des termes de l’échange totalement
faussés. Le Tafta actuellement en préparation est de la même veine, négocié
d’ailleurs avec la plus grande opacité et dans une dissymétrie totale
d’information en faveur des USA.
En 2011, la Chine a promulgué une loi en tous points
semblable au fameux « Foreign investment in National Security Act »
de 2007 aux Etats-Unis, lui permettant d’intervenir pour la sauvegarde
d’activités stratégiques, sous la raison de la sécurité nationale :
véritable réponse du berger à la bergère, les Chinois montraient ainsi qu’ils
n’étaient pas dupes du jeu américain, et lui apportaient la meilleure
réponse : « et si nous faisions de même » ? On rêve que
l’UE fasse preuve du même cran et de la même détermination.
Il est toujours plaisant de voir à cette occasion les
thuriféraires de la mondialisation heureuse s’empêtrer dans leurs propres
contradictions. Furieux lorsqu’un coup bien joué n’émane pas des Etats-Unis,
ils hurlent devant l’intransigeance chinoise en oubliant de rappeler ce à quoi
elle répondait. Par ailleurs, leur discours confinant au racisme reprend
généralement le triste et faux poncif des cultures asiatiques oppressant
l’affirmation individuelle de soi, mais les voit indignés quand précisément,
des dirigeants asiatiques affirment avec fermeté leur position.
Nous reviendrons sur ces stéréotypes concernant
l’individualité - tout à fait faux et superficiels - montrant en revanche que
ceux qui les propagent confondent ego et personnalité, dans la lignée de
l’abandon des valeurs stoïciennes. Ces bavards bruyants de la mondialisation se
doutent-ils qu’ils montrent que de personnalité et d’individualité c’est
eux-mêmes qui en sont totalement dépourvus. Mais pour cela, il faut dépasser
les apparences immédiates.
Les cultures de l’Asie de l’Est sont bien souvent louées
pour réussir leur intégration lorsqu’elles s’installent à l’étranger, sans
perdre leur mémoire d’origine, mais sans avoir non plus la nécessité de la
revendiquer avec agressivité : elles la font simplement fonctionner.
Il pourra nous être objecté que le nationalisme chinois
ou japonais a pu faire preuve d’une grande agressivité. Cela se produit
effectivement, mais il faut noter que les discours agressifs sont généralement
réservés entre voisins de l’Asie de l’Est, notamment dans les antagonismes
historiques de la Chine, du Japon et de la Corée. Même sur ce plan les
mentalités progressent, les productions littéraires et cinématographiques
poursuivant la critique mais échappant au manichéisme.
Par exemple, le récent « Fist of Legend »
reprend les thèmes de la dénonciation du militarisme japonais par les Chinois,
mais met en scène une femme japonaise dont Jet Li s’éprend, ainsi qu’un maître
japonais avec qui des relations de grande estime s’instaurent. Ces
manifestations d’agressivité sont compréhensibles : le passé récent est
douloureux, semblable aux grandes tensions que les nations d’Europe ont
entretenues longtemps entre elles.
Enfin, lorsque les pays d’Asie de l’Est sont taxés
d’agressivité vis-à-vis de l’Europe ou des Etats-Unis, la raison véritable en
est très souvent une légitime fermeté face à des conditions iniques de
« libre-échange », dont les USA et l’UE ont le secret. Difficile de
prétendre être des parangons du droit lorsque l’on pratique grossièrement le
poker menteur tous les six mois.
6. Aucune complaisance face
aux tentatives d’invasion de l’Islamisme
La Chine fait montre d’une fermeté à l’égard de
l’islamisme que l’on souhaiterait voir en France. L’Islam doit s’y plier à la
règle commune, selon des directives qui ne sont pas de vains mots. Ainsi la
capitale de la province du Xinjiang, à majorité musulmane, a-t-elle interdit le
port du voile islamique dans les lieux publics. Le ramadan fait l’objet de
restrictions pour les fonctionnaires et étudiants, et l’endoctrinement des
jeunes est directement empêché par les autorités.
La Chine veille avec beaucoup de vigilance à ce que les
minorités ouïghoures ne dérivent pas vers l’islamisme. La région est une
passerelle vers le Caucase, dont l’importance stratégique engendrerait des
tensions catastrophiques si elle tombait entre les mains des fanatiques.
Par contraste, nous voyons que nous n’appliquons pas la
fermeté quand il le faut, en France et dans le reste de l’Europe. Les discours
de l’Islam conquérant ont été tolérés avec beaucoup de complaisance dans des
manifestations publiques, et plus grave encore au sein de l’école, où même
l’enseignement de l’histoire devient un choix « à la carte » en
fonction des pressions exercées par un discours musulman activiste.
Par peur du face à face et de la confrontation directe,
nous n’avons trop souvent fait qu’anticiper les desiderata d’une population qui
montrait qu’elle n’avait aucune intention de s’intégrer, mais d’agir par la
rivalité territoriale et l’intimidation. Tous ces signaux de lâcheté et de
faiblesse à affirmer notre identité et nos valeurs et à les faire respecter ont
été perçus comme autant d’encouragements par les populations musulmanes à
imposer sa loi en France.
La Chine ne risque pas de connaître de « territoires
perdus de la république » : leur fermeté s’applique aux points clés,
sur lesquels il ne faut absolument pas céder, ceux de l’égalité de la loi
partout sur le territoire et l’impossibilité de zones de non-droit. Si le
régime chinois est décrit comme autoritaire, avons-nous compris de notre côté
qu’une fermeté inflexible ainsi que la détermination à mourir pour son pays
demeurent des conditions indispensables de l’unité et de la survie d’une
nation ?
7. La Chine truste les
premières places aux olympiades de mathématiques depuis 2000, avec des
incursions de la Corée
La Chine a remporté 11 fois la première place dans les
quinze dernières olympiades de mathématiques, et la seconde place sur les
quatre années où elle n’est pas arrivée première. Si l’on rajoute les résultats
de la Corée du Sud, de Taïwan, Singapour, du Vietnam et du Japon, la
prédominance de l’Asie de l’Est aux olympiades de mathématiques dans les quinze
dernières années devient écrasante.
L’occident a longtemps fait du rationalisme critique sa
création réservée, comme si la raison n’était pas commune à toute l’humanité.
Le discours mondialiste cachant en réalité un désir de domination politique
sans partage, principalement du fait des Etats-Unis, s’est accaparé la raison
comme une création exclusive de l’occident. Ceci est patent dans le discours
des néo-conservateurs américains : les universaux sont bons, à condition
qu’ils aient été inventés par nous et que nous conservions toujours une avance
dans leur domaine, les autres civilisations devant être cantonnées au rôle
d’éternel suiveur. Bel universalisme en vérité, …
Les résultats des pays de l’Asie de l’Est aux olympiades
de mathématiques sont un démenti cinglant au faux universalisme hypocrite des
épigones de la mondialisation heureuse. Même le rationalisme grec n’est pas
sorti tout armé de la cuisse de Jupiter, par génération spontanée. L’histoire
sérieuse a établi des passerelles beaucoup plus nombreuses que nous le pensions
entre la « pureté grecque » et les apports égyptiens, en géométrie,
arithmétique, harmonie, résistance des matériaux.
L’histoire des mathématiques montre que l’apport chinois
a été plus que conséquent. L’aventure de la connaissance et de la raison fait
aussi partie de la geste d’une civilisation. L’Asie de l’Est nous montre par
ces résultats qu’elle n’a plus rien à prouver en matière de pensée conceptuelle
et que nous ne pouvons plus nous prévaloir d’une quelconque longueur d’avance
dans ce domaine, bien au contraire. Bien entendu, les efforts exceptionnels
consentis à l’éducation, que nous avons décrits plus hauts, ne sont en rien
étrangers à ces résultats.
8. Une science de l’homme
millénaire
Si l’occident a pu revendiquer une certaine avance dans
le rationalisme critique, avance maintenant inexistante comme nous l’avons vu
plus haut, il n’est pas souvent remarqué que le rapport est inversé dans ce que
nous appelons en occident les « sciences humaines ».
L’occident s’est lancé dans une course à la connaissance
et à l’exploration du monde qui l’a tourné essentiellement vers l’extérieur de
lui-même. Ce n’est que récemment que la psychologie ou la sociologie ont été
inventées dans nos civilisations. Elles ont d’ailleurs de la peine à naître,
beaucoup leur contestant encore le statut de disciplines sérieuses.
Nous n’avons pas encore franchi une étape décisive, celle
de reconnaître que si sciences humaines il y a, c’est en Asie de l’Est qu’elles
sont véritablement nées. Avec la notable différence qu’elles ne sont pas
pratiquées depuis un peu plus d’un siècle là-bas, mais depuis des millénaires,
ce qui leur confère une avance considérable. Les civilisations de l’Asie de
l’Est ont beaucoup plus progressé que nous sur la connaissance que l’homme a de
lui-même, notamment de son propre psychisme.
Les interrogations d’un Freud ou d’un Jung sont des
éléments qu’un novice dans les arts martiaux ou dans la spiritualité bouddhiste
connaît déjà on ne peut mieux. Nos propres maîtres en psychologie sont des
débutants en comparaison de la science de l’homme élaborée en Asie de
l’Est : nul reproche à cela, le temps consacré à ces recherches varie dans
un facteur de un à plusieurs dizaines.
L’occident et l’Asie de l’Est ont toutes deux pris une
bifurcation très importante lorsqu’il s’est agi de penser l’Ethique,
c’est-à-dire la façon pour un homme de bien se comporter et bien conduire sa
vie. La première possibilité est de traiter la question sur un plan moral, par
l’énoncé de règles et de prescriptions. La seconde possibilité est de
considérer que la grande affaire de l’homme n’est pas de savoir ce qu’il doit
faire et respecter – il le sait généralement très bien – mais que même le
sachant, il va très souvent s’empresser de faire le contraire.
L’éthique est alors essentiellement une question de
connaissance et de gestion de son ego, non le respect de règles morales.
Celles-ci ne servent à rien, voire accélèrent la chute de l’homme, si elles ne
font qu’exciter un peu plus la cause fondamentale qui réside dans l’ego humain.
L’homme en occident est d’ailleurs passé maître pour déguiser les pulsions de son
ego en nobles justifications morales.
L’approche occidentale de l’éthique a culminé avec la
philosophie kantienne. Cette dernière aborde bien le conflit qui existe entre
le moi moral et le moi sensible et matériel, mais « expédie » cette
question dans la « Critique de la raison pratique » en quelques
lignes : l’éthique est respectée en vertu d’une « admiration »,
une « bewunderung » que notre être sensible ressentirait vis-à-vis de
notre être moral… Des ouvrages entiers sont ainsi consacrés par le philosophe
de Königsberg aux lourdes constructions des règles morales, mais ce qui
constitue la clé d’explication véritable est traité en quelques lignes d’un
tour de passe-passe.
Toute l’affaire de l’homme est pourtant bien qu’en
lui-même claudique le couple improbable de Don Quichotte et de Sancho Pança,
l’idéalisme de ce qu’il faudrait faire, mais qui se berce souvent d’illusions
et manque de pragmatisme, et le réalisme terre-à-terre qui ne possède pas de
guide, mais est bien plus en prise avec la réalité. Contrairement au souhait
kantien qui prend ici ses désirs pour des réalités, ce sont bien plus souvent
les appétits de Sancho qui l’emportent sur les principes de Don Quichotte, que
le contraire, selon une supposée « bewunderung ». Du reste, l’éthique
équilibrée consiste à assembler en permanence le couple des deux compères, à
tenter de discerner ce qui vient de l’un ou de l’autre.
Les pièges de l’ego peuvent s’avérer plus raffinés, car
nos pulsions aiment s’affubler du déguisement des principes moraux. En matière
humaine, il est donc rarement question du respect explicite de ceux-ci (sauf
dans le cas extrêmes des crimes et délits), mais beaucoup de savoir ce qu’ils
recouvrent. Plonger dans les méandres de l’ego, c’est admettre que tout
discours comporte deux versants : son message explicite et apparent, et
son intention sous-jacente.
Ainsi, lorsque quelqu’un prend la parole sur une question
politique ou économique, faut-il tenter de démêler la proportion de son
discours consacrée au problème qu’il expose explicitement, et l’autre
proportion dédiée à se mettre en valeur. Lorsque nous disons de quelqu’un qu’il
s’écoute parler, nous voulons signifier par là qu’il consacre une partie
beaucoup plus importante de son effort oratoire à flatter son narcissisme qu’à
échanger avec ses semblables pour résoudre des problèmes.
Il est impossible de discerner exactement ce qui
appartient à l’une ou l’autre part du discours, le versant performatif et le
versant dédié à notre propre mise en valeur psychologique. Mais être conscient
de ces deux aspects est déjà un progrès. Les philosophies de l’Asie de l’Est
ont profondément exploré ces aspects du psychisme humain, d’où leur méfiance
face à un discours trop abondant qui ne se paierait jamais d’action. L’occident
a repris épisodiquement ces chemins, par exemple dans la querelle entre
jésuites et jansénistes, relevant la partie explicite et la partie narcissique
du discours, mais se disputant sur une question de verre vide ou plein
concernant ces deux aspects.
Bien entendu, il y eut une tentative occidentale de
revenir vers le chemin emprunté par les philosophies asiatiques : celle de
Spinoza, diamétralement opposée en cela à l’approche kantienne. Il n’en reste
pas moins que les premières tentatives véritables et soutenues que l’occident
mit en œuvre pour rentrer dans l’exploration de l’ego durent attendre les
débuts de la psychanalyse.
En matière d’éthique, et nous en sommes désolés pour les
épigones de Kant dont nous estimons d’autres aspects de son œuvre, la voie
asiatique nous semble bien supérieure. Mais tandis que nous démarrions à peine
les travaux à partir de Freud, l’Asie de l’Est alignait des millénaires
d’entrainement sur le sentiment humain.
Elle nous renvoie d’ailleurs perpétuellement à l’une de
nos insuffisances concernant les sciences humaines : l’importance
prépondérante du corps, et les influences sous-jacentes qui en résultent sur
notre psychisme : dans sa parabole de l’ivrogne, Spinoza avait déjà bien
détecté que la conscience peut se penser parfaitement lucide tandis qu’elle est
entièrement sous influence, et que seule une action non verbale peut la tirer
de son illusion.
Lorsque la psychanalyse proteste en soutenant qu’elle
tient précisément compte de l’importance du corps, notamment à travers la sexualité,
elle prétend cela pour ne rester ensuite que dans le champ du discours verbal.
Les asiatiques ont très bien compris qu’il n’est pas d’analyse psychologique
qui vaille sans une gymnique qui y soit associée, non pour le seul exercice
physique, mais parce que le rappel du corps est le seul capable de nous tirer
des illusions de la conscience, dans lesquelles le discours qui se pense
éclairé ne fait que patauger dans l’entretien de ses propres artifices.
Les arts martiaux constituent en cela une « super
psychanalyse », bien plus puissante que la nôtre, parce qu’elle emploie le
corps comme vérification de notre état, quand le discours ne peut être que juge
et partie. La sophrologie constitue la reconnaissance par l’occident de ce
primat de l’Asie de l’Est dans les sciences humaines. Les arts martiaux
permettent également de nous confronter avec les éléments simples de l’émotion
humaine, peur, agressivité, enthousiasme, contrôle, abandon, certainement bien plus
universelles que les catégories freudiennes dont il est impossible de savoir ce
qu’elles doivent à des émotions partagées par toute l’humanité ou aux névroses
et obsessions propres de Freud.
Du reste, nous ne blâmons pas le père de la psychanalyse
pour cela : il fit l’expérience première du retour de flamme du psychisme
cherchant à s’analyser lui-même, ne sachant démêler son discours analytique de
la manifestation de son ego propre. L’intervention directe du corps sert
précisément à être le juge de paix. Freud ne doit donc pas être blâmé, mais il
faut remarquer que n’importe quel novice d’un temple bouddhiste fait cette
expérience comme l’une de ses toutes premières et élémentaires leçons.
Nous sommes repartis de zéro, il faudra un jour admettre
que les sciences humaines ont été bâties en grande partie par l’Asie de l’Est,
tout comme l’avantage que l’occident a démontré en matière de rationalisme
critique pendant plusieurs siècles n’est guère contesté : cette
reconnaissance est là aussi une question d’ego et de blessure narcissique …
L’avance de l’Asie de l’Est en matière de science de
l’homme se fait ressentir particulièrement maintenant. En premier lieu parce
qu’il est plus facile de rattraper un retard concernant le rationalisme
critique que dans l’apprentissage du savoir être humain. En deux ou trois
générations, toutes les civilisations qui accusaient un retard de connaissance
scientifique et technologique sur l’occident l’ont comblé lorsqu’elles ont
fourni l’effort nécessaire. Eu égard aux résultats mentionnés plus haut, ce
rattrapage est avéré concernant l’Asie de l’Est.
L’apprentissage des disciplines humaines nécessite plus
de temps. Il n’est en rien impossible : l’engouement de l’occident pour
les arts martiaux a été réel, et des maîtres véritables de ces disciplines ont
pu émerger ailleurs qu’en Asie de l’Est. Mais il faudra sans doute compter
quelques siècles, à supposer que nous ayons l’humilité d’admettre que nous
avons à apprendre d’une civilisation qui n’est pas la nôtre, pour jouer jeu
égal.
Le monde moderne actuel pose maintenant bien plus de
problèmes de savoir être humain que d’exploration de ce qui nous est extérieur.
La course échevelée menée par l’occident pour la conquête des territoires
externes marque une pause, et ne peut subsister sur une terre peuplée de
milliards d’individus que par un savoir être qui permettra à autant d’êtres
humains de cohabiter à peu près pacifiquement. Les philosophies développées en
Asie de l’Est, notamment en matière d’évitement ou d’arbitrage des conflits
entre individus, sont certainement beaucoup plus adaptées au maintien d’un
équilibre du monde qui est le nôtre que nos approches qui poussent à une
agressivité non contrôlée.
9. Une finesse conceptuelle
que nous n’avons plus
La pensée conceptuelle en occident s’est longtemps
développée par la dialectique : tout problème important et intéressant
procède d’une aporie, une contradiction entre deux termes qui semblent opposés
et dont la conciliation apparaît insoluble en première approche. De telles
oppositions sont par exemple identité et ouverture aux autres, sécurité et
liberté, respect de l’ordre social et remise en question de celui-ci lorsqu’il
franchit les limites de l’injuste, etc. Jusqu’à une période récente, les débats
de société étaient présentés comme la tension entre deux ou trois positions
contradictoires mais également honorables, entre lesquelles une conciliation
devait être trouvée : les concepts apparaissent non au sein d’un thème
univoque, mais dans la tension entre plusieurs concepts contradictoires qui se
maintiennent en équilibre.
Depuis quelques décennies, tout débat de société est
présenté bien différemment, notamment à travers la presse. L’habitude est prise
de ne présenter qu’une seule thèse, dont on fait comprendre qu’elle représente
ce qu’il convient de penser, et toute proposition alternative comme le fait de
dangereux extrémistes, généralement qualifiés de « fascistes »,
« réactionnaires », etc. Toute critique de l’union européenne, même
modérée, de ses institutions et de sa monnaie, vous valait ainsi d’être rangé
dans le camp de la peste brune. La nécessité de sortir des explications
sociologisantes et de la culture de l’excuse face à l’explosion de la délinquance
ou de la violence en milieu scolaire était également disqualifiée. Des
mesurettes gérant des situations dramatiques comme de simples dossiers avec de
pseudo analyses psychologiques et une impunité générale furent présentées
longtemps comme le seul discours « rationnel »,
« admissible » et « civilisé ».
Bien que ce totalitarisme de la pensée commence d’être
repéré et dénoncé, il imprègne encore nombre de nos façons de présenter un
débat de nos jours. Cette tendance funeste doit beaucoup aux « nouveaux
philosophes », dont la façon péremptoire d’argumenter fut l’instrument de
leur opportunisme : adaptée au rythme du monde post-moderne,
l’accaparation de toute raison et de toute sagesse par une thèse unique,
servait fort bien l’intérêt d’une caste. Des avertissements avaient pourtant
été lancés : ainsi d’un Raymond Aron qui pointait l’absence totale de
déontologie de BHL lorsqu’il écrivit « l’idéologie française », ou la
critique de Cornelius Castoriadis vis-à-vis du même BHL, montrant que celui-ci
était incapable de former le moindre concept.
Qu’importe : l’époque était et est encore à la
superficialité, et la « méthode » de la thèse représentant ce qu’il
convient de penser à l’exclusion de toutes les autres a encore de beaux jours
devant elle. Il est à noter qu’elle était déjà largement employé par les
marxistes orthodoxes ayant noyauté l’université française. Ce sont les mêmes
hommes qui passèrent sans coup férir des creusets du totalitarisme soviétique
au libéralisme fraîchement reconverti, sans changer en rien leurs principes
rhétoriques.
La mise au pas simpliste et infantilisante de toute
discussion véritable a correspondu au passage en force de l’organisation de
l’UE telle que nous la connaissons maintenant, incapable de promouvoir de
véritables projets industriels comme par le passé, n’ayant plus pour seul rôle
que d’établir des règles de standardisation et de dérégulation. La
diabolisation de toute critique est le versant communicationnel d’une UE
s’affranchissant de tout contrôle démocratique.
Il est à noter que ces méthodes sont en grande partie une
reprise de la vulgate reagano-thatchérienne suivie de celle des
néo-conservateurs américains, y compris par l’ensemble des gauches
social-démocrates européennes. L’ironie de cette situation est qu’elle
rassemble selon un même schéma de pensée les anciens marxistes
soixante-huitards, les néo-conservateurs américains et les européistes socio et
libéro-démocrates, supposés être tous trois des ennemis jurés. Si le contenu
des idées défendue diffère grandement, la structure d’argumentation
s’apparentant à du terrorisme intellectuel plus qu’à de la dialectique
véritable s’est imposée dans tous les débats publics, tous les gouvernements et
dans une grande partie de la presse.
L’apparente contradiction idéologique trouve une
explication par le dénominateur commun des trois camps ayant pratiqué cette
rhétorique : une avidité sans limite pour l’accaparation de tout pouvoir.
La continuité des mêmes hommes - pas même des continuateurs - passés sans coup
férir du marxisme le plus sectaire au discours néo-libéral, achève la
démonstration : nous avons affaire à une dégénérescence de la pensée, muée
en guerre de clans simpliste, sous l’égide du paradigme néo-libéral de
l’accumulation infinie du pouvoir personnel et de la flatterie narcissique de
chacun. Les apparentes différences de contenu politique des discours ne
deviennent plus qu’un leurre, quand ils communient ensemble dans cette
structure du simplisme et de l’abêtissement interdisant tout véritable débat. Seuls
quelques résistants tels qu’Alain Finkielkraut ou Natacha Polony y virent
clair, montrant que le véritable danger était ce massacre de la pensée et de la
raison critique, quels que soient les déguisements idéologiques qu’il pouvait
emprunter pour assouvir sa soif de pouvoir.
Quel rapport de tout ceci avec l’Asie de l’Est me
direz-vous ? C’est que parallèlement celle-ci retrouve son chemin propre
lui ayant permis de pratiquer la dialectique. Car l’Asie de l’Est possède sa
propre transcription de la démarche aporétique : la dialectique du Yin et
du Yang. Je ne peux bien entendu en quelques lignes résumer cette toile de fond
de toutes les philosophies de l’Asie de l’Est, aussi le lecteur devra-t-il se
reporter à ses propres lectures plus approfondies de la célèbre polarité. Mais
l’on peut remarquer que Yin et Yang ne doivent surtout pas être appréhendés
dans une opposition binaire, mais comme la relation entre deux principes en
apparence contraires, dont la survie de l’un est condition de la survie de
l’autre. Lorsqu’un phénomène présente un principe Yin dans sa perception
immédiate, il doit sa manifestation à des principes Yang travaillant en
soubassement et inversement.
Un
exemple ? J’ai employé les notions de Yin et de Yang pour traiter du débat
actuel de la différenciation entre masculinité et féminité, des études de
genre, etc. :
Ce texte permet je l’espère de renvoyer dos-à-dos les
deux positions caricaturales qui se sont affrontées sous nos latitudes, celles
d’un retour aux stéréotypes les plus grossiers du masculin et du féminin – par
exemple dans les positions machistes d’un Eric Zemmour – et celle niant toute
différenciation entre le masculin et le féminin.
La plupart des stéréotypes du féminin et du masculin sont
faux, et les rôles sociaux que l’on veut faire jouer à l’homme et à la femme
n’ont pas de légitimité. Il est cependant possible de conserver une
différenciation sur un plan plus élémentaire : des « polarités »
masculines et féminines demeurent dans notre stratégie d’appréhension du réel,
intervention directe ou influence indirecte.
Là où les notions de Yin et de Yang révèlent toute leur
finesse est que ces deux sortes de stratégie sont non seulement indissociables,
mais que l’une sert toujours de sous-bassement à l’autre. Ainsi au jeu
d’échecs, les attaques directes à base de sacrifices ne sont rendues possibles
que parce qu’un lent travail de position a pu les préparer. Inversement, les
joueurs positionnels doivent savoir donner à tout moment l’estocade finale qui
conclut leur manœuvre d’encerclement.
Les grands joueurs d’échecs savent jouer de ces deux
leviers, et s’ils présentent toujours l’un d’eux comme style apparent, joueur
d’attaque ou joueur positionnel, ce distinguo doit être affiné en comprenant
que c’est l’un qui sert d’édifice à l’autre.
Un grand joueur d’attaque comme Kasparov ne l’est que
parce qu’il maîtrise toutes les finesses positionnelles permettant de préparer
ses assauts. Un grand joueur positionnel comme Carlsen tient compte des
variantes les plus tranchantes qui peuvent surgir à tout moment de ses
patientes manœuvres d’encerclement. Leur style est ce que chacun d’eux laisse
voir de façon apparente, le thème majeur d’une musique qui comporte pourtant
les deux mélodies, celle de l’attaque et celle de la position. Les polarités
féminines et masculines existent, mais l’une renferme l’autre.
Seul le Yin et le Yang permet d’atteindre ce niveau de
finesse, la séparation binaire entre masculinité et féminité donnant lieu à
l’affrontement de deux extrêmes également faux. Yin et Yang sont la façon dont
l’Asie de l’Est a réussi à penser la tension aporétique, équivalente de celle
qui a permis le développement de la philosophie en occident.
Ce très grand esprit que fut Niels Bohr ne s’y trompa
pas, en faisant graver le symbole du Yin et du Yang sur son blason personnel,
assorti d’une maxime en latin : Contraria sunt complementa (les
contraires sont complémentaires). Quelle meilleure reconnaissance peut-on
donner de l’intelligence du Yin et du Yang, tout en y voyant le même principe
aporétique qui a conduit la pensée occidentale, exprimé sous une autre forme ?
Nous avons perdu cette capacité et cette finesse dans la
pensée occidentale, par opportunisme, par goût du pouvoir, par culte de la
rapidité. Là encore, les pensées grossières se pensent fortes parce que
péremptoires, mais ne font que révéler leur faiblesse et le déclin de la
civilisation qui les portent. La brutalité du discours néo-libéral ou
européiste est bien plus violent et méprisant que celui des extrémismes qu’ils
prétendent dénoncer, devenu le prétexte commode et la justification de toutes
ses turpitudes. Nous payerons tôt ou tard ce mensonge suprême, cette
récupération du discours moral, cette usurpation vulgaire et grossière qui
détruit toute pensée et tout sens critique, devenus la tendance de notre
civilisation.
J’entends déjà se gausser ceux qui verraient dans ce
plaidoyer une idéalisation supplémentaire de la culture chinoise, arguant du
fait que la Chine demeure sous un régime très autoritaire, ne permettant
justement pas une telle finesse de discussion. Cet argument sous-estime un
facteur considérable : une civilisation ne se juge pas seulement sur
l’instantané que l’on en saisit au moment présent, mais sur son évolution et
sur la direction qu’elle prend.
Au-delà des tendances autoritaires du gouvernement chinois,
ce qui resurgit de la culture de la Chine actuelle montre qu’ils se dirigent
dans toutes les bonnes directions, renouant avec les traits de leur histoire et
de leur pensée orientés vers un monde plus civilisé. Du reste le gouvernement
chinois, pour autoritaire qu’il soit, favorise de plus en plus cet appel aux
éléments millénaires de leur culture, a contrario du maoïsme dont ils ont
clairement tourné la page. Encore une fois, la plupart des critiques
occidentales qui négligent ces avancées et ne font qu’appuyer sur une
« arriération » en matière de mœurs démocratiques se rassurent à bon
compte pour ne surtout pas voir les reculs considérables de leurs propres
nations.
Nous vivons dans un monde beaucoup plus complexe que
celui des années 1950, car dans ce dernier la démarcation entre le monde libre
et les totalitarismes était beaucoup plus nette. Elle permit à un Karl Popper
d’écrire « The open society, … », démolissant le relativisme moral de
ceux qui mettaient sur le même plan les défauts de l’URSS et ceux de nos
sociétés démocratiques. Mais Popper mettait déjà en garde contre certaines
dérives dont ceux qui se réclament de son héritage – en réalité le trahissent
complètement – devraient se méfier.
Aujourd’hui, se réclamer trop simplement du « monde
libre » par opposition aux sociétés autoritaires, c’est ne pas voir de
nuages qui nous environnent. Du reste, les tenants de ce discours agissent
aujourd’hui beaucoup plus par opportunisme que par amour véritable de la
liberté, simplement parce que se draper de ces beaux termes signifie être du
bon côté du manche : il s’agit bien plus de prédominance sociale que de
défense de la démocratie.
Car ce que ces beaux esprits ne voient pas ou ne veulent
pas voir, est que la démocratie possède non pas un seul mais deux ennemis. Le
premier est le modèle des régimes totalitaires, adversaire redoutable mais
facilement identifiable. Dans les années 1950, il était la principale menace
réelle et devait être combattu sans ambiguïté. Le second est plus discret mais
plus dangereux. Il vient de l’intérieur des sociétés démocratiques
elles-mêmes : ce sont les nombreuses dérives démagogiques et mensongères,
auxquelles la démocratie peut donner lieu.
Athènes n’est pas tombée sous les coups de la tyrannie
des trente et de la victoire finale de Sparte : ceci n’est que le résultat
final. Athènes a commencé de chuter avec l’apparition des sycophantes – les
calomniateurs professionnels – et l’expansion des sophistes à tous niveaux de
la société. Le détournement des fonctions de l’état à son profit personnel, le
règne des usurpateurs aux postes de décision, les alternatives fermées
présentées comme de véritables choix, tout ceci mine la démocratie bien plus
profondément que n’importe quel régime autocratique.
Le plus dangereux ennemi des libertés n’est pas la
dictature que l’on détecte facilement, mais le relativisme moral que les
libertés ont permis, ouvrant la voie à toutes les confiscations détournées du
pouvoir et à la défiance généralisée. Les sycophantes finirent par avoir la
peau de Socrate, et bien plus tard un Alexis de Tocqueville écrivit des pages
mémorables sur les dérives auxquelles tout régime démocratique doit prendre
garde.
Ceux qui se drapent aujourd’hui dans la défense du monde
libre ne sont pas les dignes héritiers de ceux qui se sont battus pour lui dans
les années 1950, mais leur copie dévoyée qui ne tient plus ce discours que par
arrivisme social. Car la principale menace provient maintenant de cette lente
déliquescence des démocraties, non de régimes autoritaires.
Les méthodes de confiscation du pouvoir dans les
démocraties dévoyées sont plus insidieuses que dans les dictatures : elles
ne procèdent pas de la coercition directe, mais du non-dit, de l’intimidation
intellectuelle, de la mise devant le fait accompli, du découragement face à une
série de procédures faites pour ne pas aboutir. La meilleure façon d’exercer
une tutelle sur l’homme n’est pas de lui mettre des entraves ou de lui dresser
des obstacles, mais de s’arranger pour qu’il boxe dans le vide. Celui qui ne
voit pas que c’est bien la pente vers laquelle nos sociétés versent - et
l’organisation de l’actuelle UE en est un archétype - se prépare des
lendemains difficiles.
Plutôt que de se donner bonne conscience et de se
rassurer sur notre chute de plus en plus visible en cherchant un exutoire tel
que celui du gouvernement chinois, nous devrions plutôt nous attacher à
détecter les signes de plus en plus nombreux dans la culture chinoise actuelle
qui en font un soutènement futur du monde civilisé, et tenter de discerner ce
qui dans nos propres sociétés nous rend de moins en moins légitimes à la
prétention d’en être les représentants. Etre en tête de la civilisation n’est
jamais un dû ni un acquis, et lorsque l’on pense en être le dépositaire perpétuel
par une forme d’auto-satisfaction béate, c’est déjà le début de la fin, la vie
à crédit du confort que les démocraties ont permis, non leur véritable défense.
En définitive, la dialectique malsaine pratiquée en
occident et dans sa presse depuis les dernières décennies, consistant à
simplifier à outrance et caricaturer les débats pour ne plus défendre que les
intérêts d’une classe dominante de moins en moins digne de l’être, devrait nous
alerter : lorsque la pensée devient grossière, la fin est proche. A contrario,
qui ne voit pas la floraison de réflexions très fines venues de l’Asie de
l’Est, malgré la dureté encore palpable de certains de leurs régimes
politiques, ne s’attache qu’à la surface des choses. Comme pour l’anticipation
d’un tsunami, tout est affaire d’observation de signaux faibles et à peine
perceptibles.
10. Alain Minc pense qu’ils ne
sont bons à rien
Il faut avoir beaucoup de gratitude envers Alain Minc,
car il nous rend deux très grands services.
Le premier est que lorsque l’on définit une échelle de
mesure, quelle qu’elle soit, il est nécessaire d’en fixer le zéro, la valeur
nulle. Grâce à Alain Minc, nous savons où se situe la valeur de nullité absolue
sur l’échelle de la pensée, il suffit de lire son œuvre.
Le second très grand service qu’il nous rend, est que si
nous avons encore quelque hésitation sur une prévision, il suffit de lire Alain
Minc pour nous donner de l’assurance : lorsqu’il prévoit une évolution
politique ou économique de toute nature, nous pouvons être certains que c’est
l’inverse de sa prévision qui se produira.
Il faut avouer qu’Alain Minc possède de sérieuses
références dans ce domaine. Auto-proclamé expert en économie, sa seule
expérience de terrain fut de piloter une OPA sur la société générale de
Belgique à partir de sa holding Cerus, qui se solda par plus de 2 milliards de
francs de pertes pour son actionnaire, Carlo de Benedetti.
Jean-François Kahn résume cette extraordinaire compétence
par la jolie formule « d’oracle à l’envers » et retrace un florilège
de l’art prévisionniste de notre « expert » : http://www.huffingtonpost.fr/jeanfrancois-kahn/alain-minc-ou-loracle-a-l_b_1247992.html
Quiconque est soutenu par Alain Minc a donc beaucoup de
soucis à se faire, et inversement celui qui concentre ses foudres peut avoir
confiance dans l’avenir.
Or précisément, voici ce qu’Alain Minc écrit sur la Chine
dans « Ce monde qui vient ». Je remercie « L’œil de
Brutus » - et cette fois sans ironie – pour avoir exhumé ces perles de la
pensée post-moderne (http://loeildebrutus.over-blog.com/2015/11/petite-miscellanee-des-meilleures-citations-d-alain-minc.html) :
« La Chine ne ferait-elle donc pas
d’émule en Asie avec son futur capitalisme d’apocalypse ? Même si son
modèle devait demeurer une exception, sa force suffira plus que largement à en
faire un facteur de déstabilisation mondiale. Elle sonnera le glas d’un ordre
économique international immensément civilisé, équilibrant le jeu du marché et
l’existence de contrepoids. »
Passons sur le qualificatif « d’immensément
civilisé » pour désigner le fonctionnement actuel de l’économie de marché
…. Alain Minc semble ignorer l’avertissement que lançait Georges Soros dès
1998, à travers son livre « La crise du capitalisme mondial ».
Extrait d’un résumé qu’en fit l’Express :
On peut évidemment trouver Georges Soros peu sympathique
(ce qui est mon cas), car s’il est un observateur infiniment plus fin et lucide
que Minc du fonctionnement actuel de l’économie de marché, il a amplement
profité à titre personnel des dérives qu’il dénonce. Cet aspect mis à part, il
faut se souvenir que Soros était un ami personnel de Karl Popper et un
connaisseur profond de sa doctrine. L’alarme qui déclencha son livre ne trompe
pas : la société libérale moderne s’est mise en position d’échapper à toute
réfutation, ce qui selon les critères poppériens est le chemin certain du
totalitarisme.
Ce qu’un esprit extraordinairement superficiel comme Minc
ne voit pas, est que « le monde libre » a profondément changé de
nature en trois ou quatre décennies, et que si ce qui le caractérisait était sa
capacité à admettre la réfutation, garant de la démocratie pour Popper, il
s’est mué en une société se débrouillant pour n’en tolérer aucune. Les moyens
de faire taire toute opposition sont plus subtils que la coercition : la
principale technique est celle de l’éviction, du champ du débat par
les méthodes décrites dans l’article de Jean-François Kahn, du champ de
l’action politique ou économique par des procédures éloignant tout contrôle
démocratique par des intermédiaires de plus en plus importants.
Concernant la position de Minc sur la Chine, elle suit la
lignée de toutes ses opinions : dès lors que le capitalisme n’est pas
occidental et que d’autres civilisations sortent de leur rôle de suiveur et de
second couteau, Alain Minc pousse des cris d’orfraie et les condamne comme
incapables d’un comportement civilisé. Le petit monsieur qui se pense garant de
l’ouverture au monde fait preuve ici du racisme le plus primaire et le plus
méprisable. Plutôt que de tenter de comprendre cette immense civilisation
qu’est la Chine, et de faire la part des choses entre ses défauts qui demeurent
actuels et ses immenses atouts qui poussent actuellement dans le bon sens, il
préfère condamner en bloc ce qui n’est pas la culture qu’il connaît.
Voilà le véritable visage de la
« mondialisation ». Pour notre part nous défendrons toujours un
véritable universalisme, celui qui admet que nous avons beaucoup à apprendre
des civilisations de l’Asie de l’Est, tout comme elles-mêmes ont eu l’humilité
d’apprendre beaucoup de nous.
Si nous ne savons plus montrer cet alliage de modestie et
de détermination, notre civilisation passera le témoin à la leur, pour qu’elle
prenne la tête des décennies qui vont venir. Si tel est le cas, il faudra
savoir être beau joueur, avoir la grâce du gentleman, du Junzi.
Si vous avez aimé cet article, retrouvez la communauté de l'Orque pour de plus amples échanges et pour un nouveau projet de société : La communauté de l'Orque
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Et oui, nous autres, pauvres victimes du cartésianisme binaire, condamnons l'échec et remplissons le cerveau de nos enfants de connaissances désormais inutiles depuis Internet, au lieu de les laisser développer leur intelligence (Je n'ai pas dit qu'apprendre par coeur était un mauvais exercice, pour des langues, du théatre... C'est parfait). Une étude intéressante: http://uhaweb.hartford.edu/BRBAKER/ actuellement, notre intelligence européenne régresse, après plusieurs décennies d'effet Flynn, où les enfants dépassaient l'intelligence de leurs parents, c'est fini... Sauf en Inde, lieu des prochaines universités d'informatiques avancées et innovantes, car en suisse comme en France, je crains que nous devenions des attardés digitaux, des sous-développés numériques, comme le mentionnait mon ami J.H.Morin dans LeTemps.ch. C'est pas grave, nos enfants motivés pourront suivre les MOOC indiens à distance... :( Merci pour ce post et toute bonne année 2016.
RépondreSupprimerFREE MAN
RépondreSupprimerMagnifique analyse !
RépondreSupprimerMartine