« La dictature parfaite serait une
dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont
les prisonniers ne songeraient pas à s’évader, un système d’esclavage où, grâce
à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur
servitude. »
…
« Sous la poussée d’une
surpopulation qui s’accélère et d’une sur-organisation croissante et par le
moyen de méthodes toujours plus efficaces de manipulation des esprits, les
démocraties changeront de nature. Les vieilles formes pittoresques — élections,
parlements, Cours suprêmes, et tout le reste — demeureront, mais la substance
sous-jacente sera une nouvelle espèce de totalitarisme non violent.
Toutes les appellations traditionnelles,
tous les slogans consacrés resteront exactement ce qu’ils étaient au bon vieux
temps. La démocratie et la liberté seront les thèmes de toutes les émissions de
radio et de tous les éditoriaux. Entretemps, l’oligarchie au pouvoir et son
élite hautement qualifiée de soldats, de policiers, de fabricants de pensée, de
manipulateurs des esprits, mènera tout et tout le monde comme bon lui
semblera. »
Aldous
Huxley, « Retour au Meilleur des mondes »
« Je pense que l'espèce d'oppression, dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l'idée que je m'en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.
Je veux imaginer sous quels traits
nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule
innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes
pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme.
Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les
autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce
humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il
ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en
lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire
du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sut leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
C'est ainsi que tous les jours il rend
moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre ; qu'il renferme l'action de
la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen
jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses
: elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un
bienfait.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans
ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain
étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un
réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers
lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne
sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés,
mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il
s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêche de
naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il
hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux
timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »
Alexis
de Tocqueville, « De la démocratie en Amérique »
« Vos actions vont peut-être
laisser de profondes traces dehors dans la neige de la cour, mais pas
davantage. »
Franz
Kafka, « Le Château »
Vous souvenez-vous de la dernière fois où vous avez fait appel à une
plateforme d’assistance téléphonique, un « call-center » selon le
néologisme anglo-saxon en vigueur ? Ou encore, lorsque vous avez fait
appel à votre assurance pour vous faire rembourser un dégât sur votre voiture,
incluant nombre d’intermédiaires tels que les différents services de
l’assurance elle-même, le garage, les experts, le dépanneur, etc. ?
A part si vous avez bénéficié d’une chance ou d’une situation privilégiée,
c’est à vous simple individu qu’il est revenu la totalité du travail de
coordination entre ces différents acteurs.
Notamment si l’un d’eux n’avait pas fait la tâche qui lui incombait, si
vous n’avez pas eu la bonne idée de rappeler peu de temps après pour savoir si
elle était réalisée, personne ne s’en serait soucié, ni son responsable, ni ceux
dont la suite dépendait de sa tâche à accomplir. Votre demande aurait pu rester
indéfiniment bloquée.
Souvent à chaque étape, un piège vous a été tendu, une clause à lire
et à déjouer : chaque maillon a tenté de vous « arnaquer », de
profiter au maximum de chaque faille de la situation. Vous étiez seul face à
chacun de ces rouages, extraordinairement solidaires pour faire peser sur vous
un faisceau de nombreuses contraintes dont chacune est indispensable, totalement
isolés et égoïstes quant à la passation de l’un à l’autre, dont vous dépendez.
Enfin, en cas de litige, ou encore si des manquements graves ont été commis
au cours du traitement de votre demande, vous avez eu la nette sensation d’une
totale impuissance en tant qu’individu, la responsabilité étant diluée entre
tous vos interlocuteurs.
Les véritables responsables sont d’ailleurs bien cachés derrière ceux qui
vous répondent au téléphone, se réfugiant derrière ce statut de simple
exécutant pour vous faire comprendre qu’aucune de vos plaintes ne serait reçue.
Et de façon subliminale, la menace de laisser traîner indéfiniment votre
dossier à la moindre remarque achève de vous dissuader d’émettre le moindre
reproche, même formulé poliment.
Enfin à chacun de vos coups de téléphone vous êtes tombé sur un
interlocuteur différent, anéantissant toute velléité de résistance, maintenant
à une distance inatteignable ceux qui traitent effectivement votre dossier, que
vous ne verrez ni n’entendrez jamais et auprès desquels vous ne pourrez pas
même fournir une explication ou un détail à prendre en compte.
Il est un moyen infiniment plus efficace que l’oppression pour exercer la
tyrannie, c’est l’amortissement, l’étouffement de toute contestation dans une
ouate douce et épaisse, dont un individu ne vient jamais à bout.
Le tyran moderne ne contraint pas, il décourage. Il ne prend pas les
révoltes de front, il fait en sorte de les anesthésier, de leur ôter leurs
nerfs, de les faire boxer dans le vide, dans une glu qui finira pas les
épuiser.
De même la figure tutélaire du tyran est dangereuse, trop sujette à
concentrer les attaques sur une cible clairement désignée : mieux vaut diluer
toute responsabilité, remplacer des décisions humaines par des processus
anonymes, et lorsqu’un homme est victime de leurs rouages, y ajouter
l’hypocrisie de le déplorer et de plaindre celui qui en souffre, comme on le
ferait d’une malchance aveugle.
Il a souvent été reproché aux sociétés socialistes d’aboutir à un mode de
société où « tout le monde vit au crochet de tout le monde »,
aboutissant à des bureaucraties impénétrables et oppressantes pour gérer cet
assistanat généralisé. Mais le capitalisme tel qu’il est devenu aujourd’hui a
adopté cet autre slogan : « tout le monde arnaque tout le monde »,
avec des conséquences finalement similaires, celles de bureaucraties
pléthoriques.
David Graeber fait très justement remarquer que les économies de marché qui
se veulent l’instrument de sociétés « libres »,
« ouvertes », « communicantes »,
« transversales », finissent par générer des monstres bureaucratiques
tout aussi oppressants que ceux du socialisme. Ils combinent la brutalité
écervelée du néo-libéralisme avec la lourdeur d’une administration digne du
stalinisme : l’UE actuelle en est une excellente illustration.
Le génie de Franz Kafka est d’avoir anticipé ces formes modernes
d’oppression, et de comprendre qu’elles s’appliquent à nombre de sociétés
différentes, car obéissant au même schéma de contrôle par-delà les différences
idéologiques.
Ainsi Kafka fut d’abord considéré comme le visionnaire des bureaucraties
soviétiques. Nous ne réalisons que maintenant que l’étrange et inquiétante
ambiance qui règne dans ses romans s’applique tout aussi bien à nos démocraties
post-modernes, régies par l’économie de marché, qu’à l’oppression sourde du
communisme.
Le paradoxe d’une « bureaucratie libérale » n’est qu’apparent. La
résultante logique d’une société où chacun est en affrontement avec chacun est
la mise en place de bureaucraties de la mise à distance, de l’ostracisme
considéré comme moyen suprême d’arriver à ses fins.
Dans une situation d’affrontement généralisé, d’arène permanente, il ne
faut pas longtemps pour s’apercevoir que la meilleure stratégie est de ne
surtout pas rentrer dans le combat, de se mettre prudemment à distance et de
venir ramasser ce que chaque combattant aura à donner une fois qu’il aura été
bien affaibli. En société néo-libérale c’est le charognard, la hyène et non le
lion, qui détient la stratégie gagnante.
Les dirigeants qui en émergent sont à l’avenant. Ils ont développé un art
du non-engagement, de la défausse. Ils se font une profession d’envoyer
d’autres qu’eux au feu. Ils préfèrent la manœuvre en sous-main à la
confrontation directe. Enfin leur moyen privilégié d’éliminer un adversaire est
l’ostracisme, la création de situations dans lesquelles celui qui se révolte ne
sera pas combattu directement mais ignoré, isolé, coupé le plus possible du
soutien de ses proches, par la menace si on lui vient en aide, d’être soi-même
ostracisé. On tue maintenant très efficacement en fermant des portes, par le simple dépérissement.
Naturellement, ces professionnels de la défausse et du comportement fuyant
n’ont à la bouche que les mots d’engagement, de responsabilité, de
confrontation au réel, à l’instant même où ils agissent de façon contraire. Il
est indispensable pour un dirigeant post-moderne de mimer le courage à la
perfection par les mots et par les postures, mais de ne surtout pas en faire
preuve dans les actes.
Ce double discours est patent dans le monde de l’entreprise. Depuis quatre
décennies, le discours managérial lénifiant ne cesse de répéter que les
différentes parties de l’entreprise travaillent trop en « silos »,
que l’économie moderne sourit aux gens « ouverts »,
« transverses », capables « d’esprit d’équipe ».
Rien n’est plus faux que cette fable. Particulièrement dans les grandes
compagnies, les « silos » managériaux se renforcent d’année en année.
L’esprit d’équipe est une comédie voire une farce jouée par des acteurs qui se
détestent.
Le jeu de chaque département devient stéréotypé jusqu’à la
caricature : prétendre que c’est son seul département qui a tout fait,
verrouiller toute information vis-à-vis de l’extérieur, tenter de s’accaparer
les réalisations des autres, courir après les invitations devant des
décisionnaires haut placés en évitant au maximum que d’autres soient invités et
mis en visibilité.
Les querelles entre services et entre personnes sont dignes de la cour
maternelle. Enfin l’élimination d’une personne se déroulera par la mise à
distance et par l’éviction accomplie sans le prévenir, bien plus que par un
reproche explicite et direct. Les situations de harcèlement, dans le monde adulte
comme dans le monde de l’école, n’ont pas d’autre source que cette généralisation
de stratégies d’exclusion considérées comme le crime parfait.
L’aggravation de l’organisation en silos dans les entreprises devient
manifeste, lorsque l’on en est un client externe. Les grandes entreprises
imposent de plus en plus leurs problèmes d’organisation internes à leurs
client, a contrario des grands principes à l’eau de rose que l’on trouve dans
tous les manuels de « management de la relation client ».
Qui n’a pas subi la réponse, en étant au prise avec l’un de ces services :
« ah là ce n’est plus moi c’est un autre service. Je vous les passe et
vous voyez directement avec eux. ». En cas de défaillance, l’individu n’a
aucun recours et se trouve dans une totale position de faiblesse, seul face à
une machine possédant toute la puissance de déni d’une grande entreprise. Les mots de "transparence" et "ouverture" sont usés et abusés, tandis que c'est l'opacité la plus totale qui est de mise.
K. ne parvient jamais à rentrer en contact avec Klamm, le responsable de
son dossier, protégé comme par une barrière invisible. Ceux qui tirent leur
épingle du jeu d’un univers de guerre permanente entre individus ne sont pas
eux-mêmes de grands guerriers, mais ceux qui s’engagent le moins possible,
rejettent leur responsabilité ailleurs, tout en donnant les apparences de la
décision ferme.
Ils se dépouillent de toute chaleur, de toute proximité et de toute
empathie, sous un dehors constamment souriant et sympathique. Les procédures et
règlements leur sont un merveilleux paravent, permettant à toute énergie
dirigée contre leurs agissements de s’épuiser et se perdre.
L’oppression dans nos sociétés modernes tient finalement du génie, car elle
n’impose pas son discours en usant de la force contre la contestation : le
débat n'a pas même la possibilité de commencer, et celui qui aurait voulu l’exprimer culpabilise en
s’imputant la faute de son enlisement, bien que ses règles aient été calculées
dès le départ pour qu’il n’ait jamais lieu. L'actuelle négociation du TAFTA - où devrait-on dire non négociation - est un modèle du genre.
Si vous avez aimé cet article, retrouvez la communauté de l'Orque pour de plus amples échanges et pour un nouveau projet de société : La communauté de l'Orque
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et si on est pas inscrit sur Facebook ? existe t'il une autre solution pour rejoindre la communauté de l'orque ?
RépondreSupprimerDésolé, la communauté de l'Orque est pour l'instant virtuelle. Je travaille à ce qu'elle devienne réelle, à travers le monde associatif, jusqu'à son aboutissement : une communauté organisée en village indépendant.
SupprimerDans l'intervalle, il vous est toujours possible de m'écrire : marc.c.rameaux@sfr.fr
Le blog comporte de nombreux autres textes, ainsi que des pages expliquant les fondamentaux de la communauté. Les explorer est aussi une bonne façon d'en faire partie.
Marc
je lis ici tous les textes depuis un bout de temps. Je vais vous écrire ainsi vous aurez qui je suis en attendant l'existence d'une association
SupprimerStan
Avec plaisir. Je vous ai vu intervenir ici et sur "Gaulliste libre". Nous pouvons échanger par mail.
SupprimerMarc