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vendredi 1 janvier 2016

L’Asie de l’Est dominera le monde de demain : 10 raisons


Les pays de « l’Asie de l’Est », Chine, Corée, Japon, Mongolie, Taïwan, Viêt Nam et Singapour, occupent encore assez peu le devant de la scène médiatique, toute concentrée sur nos propres crises ou sur l’affrontement très voyant entre nous et l’islamisme.

Comme toujours, ce sont les changements discrets qui peuvent se révéler décisifs, loin du retentissement bruyant des premières pages. Beaucoup voient dans l’Asie de l’Est une force émergente mais confuse, faisant peu parler d’elle, ayant sans conteste une grande influence, mais vouée éternellement aux seconds rôles.

La majorité qui reste dans ce sentiment ne perçoit pas les changements de fond qui sont en cours. L’objet de ce texte est de montrer que contrairement aux impressions confuses et lointaines, des signes clairs annoncent que c’est l’Asie de l’Est qui tiendra les commandes du monde civilisé dans les décennies qui viennent. J’ajoute que je n’y vois nullement une menace, mais que cela ne serait en sorte que justice si le monde occidental poursuit la déliquescence qui est la sienne.

Pendant que nous nous perdons dans les affrontements les plus voyants et les plus bruyants, des forces discrètes travaillent et progressent. L’erreur serait de croire que dans l’affrontement actuel entre l’occident et l’islamisme, c’est l’un des deux protagonistes qui l’emportera. L’issue la plus probable est que c’est la troisième force de l’Asie de l’Est qui s’imposera, laissant les deux destructeurs s’entre-déchirer jusqu’à perdre l’essentiel de leurs forces.

Ceci n’a rien d’étonnant. Ne sachant précisément plus faire la différence entre la destruction et le combat, n’étant pas du tout assez fermes sur ce qui mériterait de l’être et tyrannique contre ceux qui devraient avoir la parole, nous employons la plus mauvaise stratégie qui soit contre l’islamisme. A contrario, ceux qui se sont construits patiemment et savent se défendre implacablement lorsqu’il le faut, ont toutes les chances d’émerger  au milieu des décombres, pour être la force vive de demain.



1. Le modèle de l’homme stoïcien n’est plus occidental

Nombreuses sont les raisons expliquant l’essor de l’occident dans les siècles récents. Nous pensons cependant qu’elles se résument à une seule. Une société devient essentiellement ce qu’elle valorise, dans sa culture consciente ou inconsciente.

Au-delà de tous les remous qu’elles ont connus, les sociétés occidentales ont été traversées pendant des siècles par un certain modèle de l’homme de bien : celui forgé par le stoïcisme, qui a imprimé sa marque sur la civilisation romaine avant de nous le transmettre.

Tout ce que l’occident a produit de valable, toutes ses avancées notables, ont été dues à l’homme stoïcien. Il pourrait être objecté qu’au contraire, c’est l’esprit de conquête et de domination de l’occident qui a fait son succès, non sans une certaine arrogance. Ce serait là s’attacher à la superficie des choses. Les conquérants n’ont dû de tous temps leur succès qu’à un tissu d’hommes à la fois modestes, déterminés, intègres, prisant la connaissance et la patience, acceptant le monde mais sans s’y résigner, qui conduisit toutes les avancées scientifiques, artistiques, littéraires et militaires de notre civilisation.

Le mélange de l’abnégation, de l’honneur, de l’oubli de soi, de la confiance en l’homme ont été la trame de ce que notre civilisation a valorisé jusque dans les années récentes. Depuis quelques décennies, le paradigme occidental a changé. La valorisation d’homme vulgaires, vaniteux, bruyants et sans substance, bravaches mais sans courage véritable, impatients et capricieux comme des enfants mal élevés, est le nouveau modèle de nos dirigeants politiques et économiques. Le déclin annoncé de l’occident ne trouve pas de signe plus clair que celui-ci : c’est dans cette résignation cynique à la dominance de dirigeants incapables et corrompus, assorti de la croyance « qu’il en a toujours été ainsi », que l’on mesure le passage d’une civilisation à la décadence.

Il n’est pas nécessaire d’avoir été baigné par Epictète et Marc-Aurèle pour être stoïcien. Le modèle du stoïcisme est un universel humain, que nous avons traduit en occident par la lignée de pensée de l’école du Portique, mais que l’on retrouve dans d’autres civilisations, accommodée selon la culture locale, mais portant le même message.

Le Junzi (君子), terme introduit par Maître Kong (Confucius) est l’équivalent de notre gentilhomme ou du gentleman anglais. Les qualités qui lui sont propres dérivent, comme pour nous, de celles de l’homme stoïcien : défense de la justice au-dessus des convenances sociales, principe de réciprocité comme fondateur de la morale, connaissance de soi et examen sans fard de ses défauts, action véritable préférée à sa récompense ou son prestige, recherche de dirigeants ou fonctionnaire intègres, appel à la réflexion et à la conviction personnelle.

Le Junzi est celui qui doit montrer par l’exemple et par l’action ce qu’il compte demander ensuite par la parole. Quel contraste avec nos propres mœurs d’aujourd’hui ! Il cherche avant tout à se rendre utile, avant que de penser à sa propre reconnaissance personnelle. Il essaye enfin de se perfectionner sans cesse avec l’humilité de celui qui se demande si le défaut qu’il voit en l’autre n’est pas aussi le sien. Ainsi de la célèbre maxime de Maître Kong : « Si tu rencontres un homme de valeur, cherche à lui ressembler. Si tu rencontres un homme médiocre, cherche ses défauts en toi-même. »

Depuis quarante ans, l’occident a tourné le dos au modèle stoïcien de l’homme de bien, rompant avec des siècles, voire des millénaires de ce qui a fait sa force. Il lui préfère la vulgarité du modèle néo-libéral, l’homme roublard, profitant de tout mais engagé sur rien, égoïste et infiniment narcissique, confondant ego et personnalité, remplaçant la fermeté d’âme par la tyrannie envers les faibles et la veulerie envers les puissants. Toutes les civilisations en phase de déclin ont vu l’émergence au premier plan de tels « personnages », avant la chute. Il est accompagné d’un relativisme moral au sein du plus grand nombre, qui n’a plus le courage de se révolter et se résigne à cet état de fait, en prétendant qu’il a toujours appartenu à l’ordre des choses. Les nations en phase terminale présentent toujours ce visage.

La nature ayant horreur du vide, ce sont vers d’autres civilisations que cet universel de l’homme de bien resurgit. La matrice confucéenne lui a donné tout autant de mémoire et de lettres de noblesse qu’elle a pu en avoir chez nous. Car Maître Kong ne fut pas seulement exceptionnel en lui-même : il eut des continuateurs, tels que Mengzi ou inspira beaucoup plus tard d’autres contrées, tel un Hayashi Razan au Japon qui introduisit le confucianisme au sein des premiers Shogun du clan Tokugawa.



Les premiers pères jésuites débarquant en Chine furent stupéfaits par les enseignements de Maître Kong et de Mengzi. Il y a un humanisme chinois, et son modèle de l’homme de bien est celui que l’on voit apparaître de façon universelle dans toute civilisation en bonne santé. Nous en avons quelques aperçus dans la production cinématographique de l’empire du milieu, avec les portraits de la légende de Shenzhen ou du maître de Wing Chun, Ip Man :


J’entends déjà des protestations quant à une vision idéalisée de la Chine et de sa civilisation, ainsi que le rappel à des faits de la Chine moderne, tels qu’une corruption endémique ou un appât du gain obsessionnel, devenu le seul but d’existence de la population chinoise.

Je répondrai que concernant ces deux points, nous ferions bien de commencer par balayer devant notre porte. Et que par ailleurs, si ces défauts sont consubstantiels à toute nation parvenant au développement économique (n’oublions pas les portraits balzaciens de la haute bourgeoisie française), ils ne sont en rien le seul aspect de la société chinoise en essor. L’on trouve aussi en elle les germes du modèle stoïcien, coexistant avec les excès du développement économique, comme il en a toujours été ainsi lorsqu’une civilisation émergeait.

Les caricatures de la société chinoise sont généralement le fait d’occidentaux cherchant à se rassurer sur l’éternité de leur prédominance : il n’est donc question pour ceux-ci nullement de morale, de justice ou de défense de valeurs, mais de pur appétit de domination de celui qui s’inquiète de voir poindre un rival.

Il est devenu classique de voir des occidentaux « universalistes » et « partisans de la société ouverte » se lancer dans des attaques à la limite du racisme à l’encontre des pays de l’Asie de L’Est : ces « modernes » ne vont pas plus loin que la primaire et archaïque dénonciation du « péril jaune ». En d’autres termes, ils défendent l’universalité à la seule condition que l’occident, et généralement les seuls Etats-Unis, puissent conserver indéfiniment la haute main dessus.

Curieuse universalité en vérité, que celle qui en fait la chasse gardée d’une seule civilisation, se trouvant être par le plus extraordinaire des hasards, la leur propre. Comment peut-on à ce point manquer de décence et de conscience pour ne pas voir que dans un tel cas, c’est le petit ego qui parle sous couvert de justice ?

Etre universaliste et partisan sincère d’une société ouverte, c’est accepter d’en jouer le jeu, c’est-à-dire de considérer qu’elle est une construction commune de l’humanité. Par voie de conséquence, elle peut être portée par des civilisations autres que la nôtre à travers l’histoire. Ce thème est d’ailleurs le test décisif permettant de distinguer en nous-mêmes ce qu’il y a de sincère dans notre discours explicite, et ce qui n’est que l’effet de notre vanité avançant masquée sous le visage de la vertu. Les « universalistes-mais-seulement-sous-commandement-américain » devraient y réfléchir : la lucidité sur soi-même est la première des vertus à cultiver.

Quels que soient les excès que l’on observe dans le développement des sociétés de l’Asie de l’Est, leur inconscient collectif renferme bien le trésor de l’homme stoïcien, venant contrebalancer la dislocation de toute valeur opérée par le néo-libéralisme. Les observateurs superficiels négligent ou méconnaissent la puissance symbolique que le cinéma ou la littérature de l’Asie de l’Est nous envoient par leurs messages. Cette sous-estimation très partiale – qu’ils assimilent à une forme de niaiserie ou de sentimentalisme – est pourtant la réaction de sociétés qui ne s’abandonnent pas à la déliquescence, contrairement aux nôtres. Mais cela, il est hors de question pour eux de le voir et de l’admettre. Le cynisme gratuit qui se fait passer pour de l’intelligence est l’excuse des sociétés en déclin.


2. Une diaspora étendue et dynamique

La culture de l’Asie de l’Est s’étend aussi à travers les nombreux migrants qui ont essaimé de par le monde. Si la diaspora chinoise ne représente encore qu’entre 30 et 40 millions de personnes, le phénomène d’émigration est en croissance constante et n’est en rien freiné par les autorités chinoises. Le phénomène connu de réinvestissement dans le pays d’origine joue pleinement, pour une communauté qui ne représente que 2% de la population chinoise, mais pèse entre 200 et 500 milliards de dollars, profitant en grande partie au pays d’origine.

Les diasporas japonaises, coréennes et vietnamiennes ne sont pas moins actives, représentant des parts importantes de l’immigration américaine et européenne, avec certaines spécificités telles que l’implantation de Japonais au Brésil ou de Vietnamiens en France, pour des raisons historiques.

Aux vagues d’émigration de première, deuxième et troisième génération, se superposent des installations définitives dans le pays d’accueil et des changements de nationalité. Même dans ce cas, l’attachement à la culture asiatique d’origine reste important, d’autant plus qu’elle est souvent le facteur de succès d’intégration dans le pays d’accueil.

Ainsi les étudiants d’origine asiatique aux USA obtiennent des résultats scolaires tels que les lois d’affirmative action sont obligées de limiter leur proportion d’accès aux meilleures universités, sans quoi les étudiants d’origine asiatique en trusteraient les places ! La discrimination par l’ethnie pratiquée ainsi aux Etats-Unis renforce l’attachement des populations asiatiques à leur culture d’origine, même lorsqu’elles ont été naturalisées américaines.

Eclatées mais extrêmement soudées, discrètes mais réussissant pleinement leur intégration, les communautés d’Asie de l’Est établies dans d’autres pays développés sont un modèle d’adaptation à un pays d’accueil, conservant cependant fermement leur identité et les points forts de leur culture mère.


3. Investissement dans l’éducation

En dehors des statistiques maintenant connues du classement PISA, dans lesquelles les pays d’Asie de l’Est prennent la grande majorité des premières places, l’école en Asie de l’Est devient de plus en plus renommée pour ses méthodes pédagogiques.

Les travaux du mathématicien Laurent Lafforgue ont permis une analyse comparative non pas des résultats mais des méthodes d’enseignement à travers le monde. Il est avéré que Singapour, la Corée du Sud et Shangaï mettent en place des méthodes d’apprentissage éprouvées, qui reprennent soi dit en passant nombre de celles qui étaient appliquées en France il y a quarante ans, avant la vague dévastatrice des « pédagogistes » qui ont démoli notre éducation nationale. La fameuse « méthode de Singapour » est maintenant un classique recherché de l’enseignement des mathématiques dans les classes primaires.

Le bémol à signaler dans l’excellence pédagogique de l’Asie de l’Est, est une propension à la compétition à tous crins dans le milieu scolaire, et ce dès les classes primaires. Si une bonne émulation ne fait pas de mal, celle pratiquées en Asie de l’Est verse visiblement dans des excès, la plupart des écoliers suivant des cours du soir parfois jusqu’à 22 h en supplément de l’école, aboutissant à un taux de suicides important dans le milieu scolaire.

Cela a été maintes fois prouvé, un acharnement excessif au travail et aux résultats n’est pas la clé de l’efficacité scolaire : ce sont ceux qui ont su cultiver un amour gratuit de la connaissance, qui atteignent les niveaux ultimes. Cet amour désintéressé doit cependant être étayé par une pédagogie rigoureuse, nullement celle des catastrophes constructivistes de la rue de Grenelle. L’Asie de l’Est possède la méthode pédagogique. Il lui suffira d’assouplir un peu la course aux résultats scolaires et à développer des pépinières plus douces pour ses élèves, pour que ses résultats déjà impressionnants deviennent exceptionnels.

Deux derniers points sont à signaler en matière d’environnement pédagogique, éléments soulignés par les travaux de Laurent Lafforgue.

Le premier est d’entretenir une ambiance quasi familiale entre le professeur et ses élèves, ce que par exemple l’éducation russe réussit bien. En surplus du confort affectif procuré aux élèves, le signal qui leur est renvoyé est précisément la mise entre parenthèses d’enjeux compétitifs trop poussés, et une atmosphère sereine où l’apprentissage prend le temps nécessaire. Il est connu que Maître Kong entretenait déjà ce type de relations au sein de son école de lettrés, similaire à celle des élèves groupés autour de Socrate ou du lycée d’Aristote.

Maître Kong savait que les jeunes gens qu’il formait seraient appelés aux plus hautes fonctions administratives du gouvernement impérial, et seraient donc soumis aux tentations et aux enjeux du pouvoir politique. Il souhaitait les garder auprès de lui le plus longtemps possible, de façon à leur transmettre en legs cet environnement sans but ni objectif autre qu’une exploration désintéressée de la connaissance, trésor salvateur qui leur permettrait par la suite de garder la tête froide face aux pressions du pouvoir. Il y a dans tout enseignement véritable une nécessité d’apprentissage à court-terme, pour qu’il demeure performant, mais aussi une mise en perspective selon une vision bien plus longue de ce que l’enseignant souhaite insuffler. Gageons que si l’Asie de l’Est renoue entièrement avec la tradition confucéenne - ce qui a plus que commencé - elle saura se doter de cet atout supplémentaire à sa pédagogie déjà forte.

Le second facteur observé est que les éducations performantes opèrent dans des sociétés où la reconnaissance sociale accordée aux professeurs est très élevée. Ce facteur apparaît d’autant plus prépondérant que parallèlement aux écoles de l’Asie de l’Est, celles qui viennent leur contester le leadership sont issues de pays nordiques. Or le modèle de rapport au professeur est très différent entre ces deux régions du monde : la discipline et l’obéissance sont non discutables en Asie de l’Est, tandis que le rapport au maître est plus souple dans les pays nordiques. Au-delà de cette différence, il a été observé un facteur commun : les instituteurs et professeurs jouissent d’une grande considération sociale, traduite également dans leur traitement économique, en réalité celle dont notre propre corps enseignant bénéficiait en France il y a plus de quarante ans.

L’Asie de l’Est a fort bien compris cet enjeu. Le corps enseignant bénéficie d’un investissement en moyens et en reconnaissance sociale à la hauteur de ce qui en dépend : l’avenir des enfants et du pays. Par lâcheté, nous n’osons plus imposer un respect équivalent dans nos propres écoles. Nous avons d’ailleurs laissé dériver la situation à tel point qu’il faudrait une intervention de la police ou de l’armée dans le milieu scolaire pour rétablir la discipline et remonter la pente du laxisme. Encore un facteur prépondérant qui joue en faveur de l’Asie de l’Est : les plus petites dérives nécessitent un courage et une fermeté de tous les instants, qui leur permet de bénéficier d’un respect naturel dû aux enseignants.


4. La solidarité a encore un sens

Si les sociétés de l’Asie de l’Est ont été converties à nombre des pratiques de l’économie de marché, à commencer par une recherche du profit égoïste, elles ont aussi créé une façon unique d’accommoder le capitalisme.

En premier lieu, le monde de l’entreprise montre déjà une forte différence culturelle entre l’Asie de l’Est et l’occident, concernant le travail en équipe. Celui-ci n’est pas un vain mot en Asie, la capacité à travailler collectivement étant bien plus valorisée que sous nos latitudes. Le discours lénifiant de l’entreprise ne peut faire office ici de contradiction : chacun sait ce qu’il en est des appels au « team building » en Europe et aux USA : derrière les mots, le comportement valorisé et adopté reste celui de tirer toute la couverture à soi et démontrer par tous les moyens possibles et imaginables qu’une action réussie est due à soi seul ou au département que l’on dirige.

Le monde de l’entreprise regorge de discours « d’intégration », « processus transverse », « esprit d’équipe », quand dans les faits il se balkanise de plus en plus en « silos », adoptant des comportements prévisibles jusqu’à la caricature : revendication de l’initiative et des actions d’éclat, masquage de l’information ou préemption des réunions clés vis-à-vis des autres départements, accaparation du travail d’autrui, renvoi des responsabilités en cas d’échec ou de délai, au jeu de celui qui sera le dernier à reconnaître ses manquements.

Les caricaturistes de la vie en Asie de l’Est puisent souvent dans un fonds xénophobe, en les accusant de comportement stéréotypé. En matière d’action conformiste, celle des techniques de l’égoïsme dans le monde de l’entreprise occidentale sont pourtant un modèle du genre.

Le Japon est connu pour une cellule atomique de travail qui n’est pas celle de l’individu, mais de l’équipe de 6 personnes. Les comportements puérils d’accaparation du mérite décrits plus hauts sont sanctionnés dans l’Asie de l’Est, la capacité à reconnaître les contributions d’une action collective faisant partie des compétences clés.

Ce sens de la solidarité s’observe également dans la vie sociale, en dehors du monde économique. Les membres élargis d’une famille mettent en place une parentèle, système de pot commun, véritable réserve de micro-crédit ou d’assurance maladie pour l’ensemble du groupe. Il ne s’agit en aucun cas d’un système d’usure qui ne profiterait qu’à quelques-uns : le système de parentèle chinois est fondé sur la confiance et l’honneur familial, permettant d’échapper au contraire aux taux élevés et aux conditions de remboursement des banques.

Si l’Asie de l’Est a bien compris les apports incontournables de l’économie de marché, notamment sa formidable capacité d’auto-ajustement et de multiplication des interactions opportunes, elle ne les a pas reliés aux dogmes supplémentaires que nous avons institués, notamment la croyance tenace selon laquelle la somme d’égoïsmes individuels constitueraient un bien collectif.

C’est aussi un fait récent en occident, d’être en incapacité de maintenir un équilibre entre deux thèmes contradictoires : l’indépendance est pensée comme opposée et exclusive de toute forme de solidarité. Les cultures de l’Asie de l’Est remplacent – et nous y reviendrons – ces oppositions simplistes par une complémentarité. Elles savent que deux principes en apparence contradictoires sont en réalité conditions de survie l’un de l’autre : exagérer l’un d’eux conduit à les tuer tous les deux.

La solidarité est très souvent la condition indispensable permettant de rester indépendant, lorsque l’on fait face à des difficultés que l’on ne sait résoudre seul. L’occident a été autrefois capable de penser de telles complémentarités, qui sont d’ailleurs au fondement de l’acte de penser tout court. Le remplacement de telles analyses par des mots d’ordre binaires sont un signe supplémentaire de décadence.


5. Des fiertés nationales sereines et assumées

Contrairement à ce que nous vivons en France, les citoyens des pays de l’Asie de l’Est n’ont pas à s’excuser d’appartenir à leur pays, ni de honte à revendiquer les traits forts qui ont fondé son identité. Le patriotisme imprègne aussi bien le monde scolaire que celui de l’entreprise, ce quels que soient d’ailleurs les régimes politiques ou économiques des pays de l’Asie de l’Est.

Cette attitude les a-t-elle empêchés de s’ouvrir au monde ? Nullement, si l’on en croit les données statistiques d’échanges commerciaux des « dragons » avec le reste du monde. Là encore, les oppositions simplistes sont dépassées : les cultures de l’Asie de l’Est ont bien compris que c’est à partir d’identités fortes que l’on va sereinement à la rencontre des autres. Le discours d’un mondialisme sans âme pensant que l’ouverture nécessite d’immoler toute nation et toute culture spécifique se voulait moderne : il est à présent ringardisé, incapable de comprendre à quoi est due la richesse des échanges.

Le monde scientifique a en cela bien mieux ouvert la voie que celui des beaux parleurs économiques dépourvus d’expérience réelle. Un Laurent Lafforgue ou un Cédric Villani ont ainsi organisé nombre de rencontres franco-chinoises très fructueuses dans le domaine des mathématiques, louant tout à la fois l’esprit d’ouverture et d’échange comme la noblesse de deux cultures millénaires bien affirmées. Les esprits faibles du mondialisme économique ont-ils réfléchi une seule seconde à la leçon des avantages comparatifs de Ricardo - dont ils se réclament souvent - pour comprendre que le bénéfice des échanges croisés n’est perçu que si la différenciation de chaque acteur est bien marquée ? L’ouverture et l’attachement à sa propre culture sont là encore de ces polarités qu’il est simpliste d’opposer, mais bénéfique de faire fonctionner ensemble.

La Chine ne s’est pas laissée de même impressionner par le discours d’une grande hypocrisie que les USA tiennent sur le libre-échange, qu’ils pratiquent essentiellement à sens unique. Il est maintenant bien connu que les USA protègent fortement nombre de leurs industries de pointe, notamment celle du numérique, à partir de lois interventionnistes et protectionnistes édictées sous couvert de sécurité nationale : la lutte contre le terrorisme a servi d’excellent prétexte à des termes de l’échange totalement faussés. Le Tafta actuellement en préparation est de la même veine, négocié d’ailleurs avec la plus grande opacité et dans une dissymétrie totale d’information en faveur des USA.

En 2011, la Chine a promulgué une loi en tous points semblable au fameux « Foreign investment in National Security Act » de 2007 aux Etats-Unis, lui permettant d’intervenir pour la sauvegarde d’activités stratégiques, sous la raison de la sécurité nationale : véritable réponse du berger à la bergère, les Chinois montraient ainsi qu’ils n’étaient pas dupes du jeu américain, et lui apportaient la meilleure réponse : « et si nous faisions de même » ? On rêve que l’UE fasse preuve du même cran et de la même détermination.

Il est toujours plaisant de voir à cette occasion les thuriféraires de la mondialisation heureuse s’empêtrer dans leurs propres contradictions. Furieux lorsqu’un coup bien joué n’émane pas des Etats-Unis, ils hurlent devant l’intransigeance chinoise en oubliant de rappeler ce à quoi elle répondait. Par ailleurs, leur discours confinant au racisme reprend généralement le triste et faux poncif des cultures asiatiques oppressant l’affirmation individuelle de soi, mais les voit indignés quand précisément, des dirigeants asiatiques affirment avec fermeté leur position.

Nous reviendrons sur ces stéréotypes concernant l’individualité - tout à fait faux et superficiels - montrant en revanche que ceux qui les propagent confondent ego et personnalité, dans la lignée de l’abandon des valeurs stoïciennes. Ces bavards bruyants de la mondialisation se doutent-ils qu’ils montrent que de personnalité et d’individualité c’est eux-mêmes qui en sont totalement dépourvus. Mais pour cela, il faut dépasser les apparences immédiates.

Les cultures de l’Asie de l’Est sont bien souvent louées pour réussir leur intégration lorsqu’elles s’installent à l’étranger, sans perdre leur mémoire d’origine, mais sans avoir non plus la nécessité de la revendiquer avec agressivité : elles la font simplement fonctionner.

Il pourra nous être objecté que le nationalisme chinois ou japonais a pu faire preuve d’une grande agressivité. Cela se produit effectivement, mais il faut noter que les discours agressifs sont généralement réservés entre voisins de l’Asie de l’Est, notamment dans les antagonismes historiques de la Chine, du Japon et de la Corée. Même sur ce plan les mentalités progressent, les productions littéraires et cinématographiques poursuivant la critique mais échappant au manichéisme.

Par exemple, le récent « Fist of Legend » reprend les thèmes de la dénonciation du militarisme japonais par les Chinois, mais met en scène une femme japonaise dont Jet Li s’éprend, ainsi qu’un maître japonais avec qui des relations de grande estime s’instaurent. Ces manifestations d’agressivité sont compréhensibles : le passé récent est douloureux, semblable aux grandes tensions que les nations d’Europe ont entretenues longtemps entre elles.

Enfin, lorsque les pays d’Asie de l’Est sont taxés d’agressivité vis-à-vis de l’Europe ou des Etats-Unis, la raison véritable en est très souvent une légitime fermeté face à des conditions iniques de « libre-échange », dont les USA et l’UE ont le secret. Difficile de prétendre être des parangons du droit lorsque l’on pratique grossièrement le poker menteur tous les six mois.


6. Aucune complaisance face aux tentatives d’invasion de l’Islamisme

La Chine fait montre d’une fermeté à l’égard de l’islamisme que l’on souhaiterait voir en France. L’Islam doit s’y plier à la règle commune, selon des directives qui ne sont pas de vains mots. Ainsi la capitale de la province du Xinjiang, à majorité musulmane, a-t-elle interdit le port du voile islamique dans les lieux publics. Le ramadan fait l’objet de restrictions pour les fonctionnaires et étudiants, et l’endoctrinement des jeunes est directement empêché par les autorités.

La Chine veille avec beaucoup de vigilance à ce que les minorités ouïghoures ne dérivent pas vers l’islamisme. La région est une passerelle vers le Caucase, dont l’importance stratégique engendrerait des tensions catastrophiques si elle tombait entre les mains des fanatiques.

Par contraste, nous voyons que nous n’appliquons pas la fermeté quand il le faut, en France et dans le reste de l’Europe. Les discours de l’Islam conquérant ont été tolérés avec beaucoup de complaisance dans des manifestations publiques, et plus grave encore au sein de l’école, où même l’enseignement de l’histoire devient un choix « à la carte » en fonction des pressions exercées par un discours musulman activiste.

Par peur du face à face et de la confrontation directe, nous n’avons trop souvent fait qu’anticiper les desiderata d’une population qui montrait qu’elle n’avait aucune intention de s’intégrer, mais d’agir par la rivalité territoriale et l’intimidation. Tous ces signaux de lâcheté et de faiblesse à affirmer notre identité et nos valeurs et à les faire respecter ont été perçus comme autant d’encouragements par les populations musulmanes à imposer sa loi en France.

La Chine ne risque pas de connaître de « territoires perdus de la république » : leur fermeté s’applique aux points clés, sur lesquels il ne faut absolument pas céder, ceux de l’égalité de la loi partout sur le territoire et l’impossibilité de zones de non-droit. Si le régime chinois est décrit comme autoritaire, avons-nous compris de notre côté qu’une fermeté inflexible ainsi que la détermination à mourir pour son pays demeurent des conditions indispensables de l’unité et de la survie d’une nation ?


7. La Chine truste les premières places aux olympiades de mathématiques depuis 2000, avec des incursions de la Corée

La Chine a remporté 11 fois la première place dans les quinze dernières olympiades de mathématiques, et la seconde place sur les quatre années où elle n’est pas arrivée première. Si l’on rajoute les résultats de la Corée du Sud, de Taïwan, Singapour, du Vietnam et du Japon, la prédominance de l’Asie de l’Est aux olympiades de mathématiques dans les quinze dernières années devient écrasante.

L’occident a longtemps fait du rationalisme critique sa création réservée, comme si la raison n’était pas commune à toute l’humanité. Le discours mondialiste cachant en réalité un désir de domination politique sans partage, principalement du fait des Etats-Unis, s’est accaparé la raison comme une création exclusive de l’occident. Ceci est patent dans le discours des néo-conservateurs américains : les universaux sont bons, à condition qu’ils aient été inventés par nous et que nous conservions toujours une avance dans leur domaine, les autres civilisations devant être cantonnées au rôle d’éternel suiveur. Bel universalisme en vérité, …

Les résultats des pays de l’Asie de l’Est aux olympiades de mathématiques sont un démenti cinglant au faux universalisme hypocrite des épigones de la mondialisation heureuse. Même le rationalisme grec n’est pas sorti tout armé de la cuisse de Jupiter, par génération spontanée. L’histoire sérieuse a établi des passerelles beaucoup plus nombreuses que nous le pensions entre la « pureté grecque » et les apports égyptiens, en géométrie, arithmétique, harmonie, résistance des matériaux.

L’histoire des mathématiques montre que l’apport chinois a été plus que conséquent. L’aventure de la connaissance et de la raison fait aussi partie de la geste d’une civilisation. L’Asie de l’Est nous montre par ces résultats qu’elle n’a plus rien à prouver en matière de pensée conceptuelle et que nous ne pouvons plus nous prévaloir d’une quelconque longueur d’avance dans ce domaine, bien au contraire. Bien entendu, les efforts exceptionnels consentis à l’éducation, que nous avons décrits plus hauts, ne sont en rien étrangers à ces résultats.


8. Une science de l’homme millénaire

Si l’occident a pu revendiquer une certaine avance dans le rationalisme critique, avance maintenant inexistante comme nous l’avons vu plus haut, il n’est pas souvent remarqué que le rapport est inversé dans ce que nous appelons en occident les « sciences humaines ».

L’occident s’est lancé dans une course à la connaissance et à l’exploration du monde qui l’a tourné essentiellement vers l’extérieur de lui-même. Ce n’est que récemment que la psychologie ou la sociologie ont été inventées dans nos civilisations. Elles ont d’ailleurs de la peine à naître, beaucoup leur contestant encore le statut de disciplines sérieuses.

Nous n’avons pas encore franchi une étape décisive, celle de reconnaître que si sciences humaines il y a, c’est en Asie de l’Est qu’elles sont véritablement nées. Avec la notable différence qu’elles ne sont pas pratiquées depuis un peu plus d’un siècle là-bas, mais depuis des millénaires, ce qui leur confère une avance considérable. Les civilisations de l’Asie de l’Est ont beaucoup plus progressé que nous sur la connaissance que l’homme a de lui-même, notamment de son propre psychisme.

Les interrogations d’un Freud ou d’un Jung sont des éléments qu’un novice dans les arts martiaux ou dans la spiritualité bouddhiste connaît déjà on ne peut mieux. Nos propres maîtres en psychologie sont des débutants en comparaison de la science de l’homme élaborée en Asie de l’Est : nul reproche à cela, le temps consacré à ces recherches varie dans un facteur de un à plusieurs dizaines.

L’occident et l’Asie de l’Est ont toutes deux pris une bifurcation très importante lorsqu’il s’est agi de penser l’Ethique, c’est-à-dire la façon pour un homme de bien se comporter et bien conduire sa vie. La première possibilité est de traiter la question sur un plan moral, par l’énoncé de règles et de prescriptions. La seconde possibilité est de considérer que la grande affaire de l’homme n’est pas de savoir ce qu’il doit faire et respecter – il le sait généralement très bien – mais que même le sachant, il va très souvent s’empresser de faire le contraire.

L’éthique est alors essentiellement une question de connaissance et de gestion de son ego, non le respect de règles morales. Celles-ci ne servent à rien, voire accélèrent la chute de l’homme, si elles ne font qu’exciter un peu plus la cause fondamentale qui réside dans l’ego humain. L’homme en occident est d’ailleurs passé maître pour déguiser les pulsions de son ego en nobles justifications morales.

L’approche occidentale de l’éthique a culminé avec la philosophie kantienne. Cette dernière aborde bien le conflit qui existe entre le moi moral et le moi sensible et matériel, mais « expédie » cette question dans la « Critique de la raison pratique » en quelques lignes : l’éthique est respectée en vertu d’une « admiration », une « bewunderung » que notre être sensible ressentirait vis-à-vis de notre être moral… Des ouvrages entiers sont ainsi consacrés par le philosophe de Königsberg aux lourdes constructions des règles morales, mais ce qui constitue la clé d’explication véritable est traité en quelques lignes d’un tour de passe-passe.

Toute l’affaire de l’homme est pourtant bien qu’en lui-même claudique le couple improbable de Don Quichotte et de Sancho Pança, l’idéalisme de ce qu’il faudrait faire, mais qui se berce souvent d’illusions et manque de pragmatisme, et le réalisme terre-à-terre qui ne possède pas de guide, mais est bien plus en prise avec la réalité. Contrairement au souhait kantien qui prend ici ses désirs pour des réalités, ce sont bien plus souvent les appétits de Sancho qui l’emportent sur les principes de Don Quichotte, que le contraire, selon une supposée « bewunderung ». Du reste, l’éthique équilibrée consiste à assembler en permanence le couple des deux compères, à tenter de discerner ce qui vient de l’un ou de l’autre.

Les pièges de l’ego peuvent s’avérer plus raffinés, car nos pulsions aiment s’affubler du déguisement des principes moraux. En matière humaine, il est donc rarement question du respect explicite de ceux-ci (sauf dans le cas extrêmes des crimes et délits), mais beaucoup de savoir ce qu’ils recouvrent. Plonger dans les méandres de l’ego, c’est admettre que tout discours comporte deux versants : son message explicite et apparent, et son intention sous-jacente.

Ainsi, lorsque quelqu’un prend la parole sur une question politique ou économique, faut-il tenter de démêler la proportion de son discours consacrée au problème qu’il expose explicitement, et l’autre proportion dédiée à se mettre en valeur. Lorsque nous disons de quelqu’un qu’il s’écoute parler, nous voulons signifier par là qu’il consacre une partie beaucoup plus importante de son effort oratoire à flatter son narcissisme qu’à échanger avec ses semblables pour résoudre des problèmes.

Il est impossible de discerner exactement ce qui appartient à l’une ou l’autre part du discours, le versant performatif et le versant dédié à notre propre mise en valeur psychologique. Mais être conscient de ces deux aspects est déjà un progrès. Les philosophies de l’Asie de l’Est ont profondément exploré ces aspects du psychisme humain, d’où leur méfiance face à un discours trop abondant qui ne se paierait jamais d’action. L’occident a repris épisodiquement ces chemins, par exemple dans la querelle entre jésuites et jansénistes, relevant la partie explicite et la partie narcissique du discours, mais se disputant sur une question de verre vide ou plein concernant ces deux aspects.

Bien entendu, il y eut une tentative occidentale de revenir vers le chemin emprunté par les philosophies asiatiques : celle de Spinoza, diamétralement opposée en cela à l’approche kantienne. Il n’en reste pas moins que les premières tentatives véritables et soutenues que l’occident mit en œuvre pour rentrer dans l’exploration de l’ego durent attendre les débuts de la psychanalyse.

En matière d’éthique, et nous en sommes désolés pour les épigones de Kant dont nous estimons d’autres aspects de son œuvre, la voie asiatique nous semble bien supérieure. Mais tandis que nous démarrions à peine les travaux à partir de Freud, l’Asie de l’Est alignait des millénaires d’entrainement sur le sentiment humain.

Elle nous renvoie d’ailleurs perpétuellement à l’une de nos insuffisances concernant les sciences humaines : l’importance prépondérante du corps, et les influences sous-jacentes qui en résultent sur notre psychisme : dans sa parabole de l’ivrogne, Spinoza avait déjà bien détecté que la conscience peut se penser parfaitement lucide tandis qu’elle est entièrement sous influence, et que seule une action non verbale peut la tirer de son illusion.

Lorsque la psychanalyse proteste en soutenant qu’elle tient précisément compte de l’importance du corps, notamment à travers la sexualité, elle prétend cela pour ne rester ensuite que dans le champ du discours verbal. Les asiatiques ont très bien compris qu’il n’est pas d’analyse psychologique qui vaille sans une gymnique qui y soit associée, non pour le seul exercice physique, mais parce que le rappel du corps est le seul capable de nous tirer des illusions de la conscience, dans lesquelles le discours qui se pense éclairé ne fait que patauger dans l’entretien de ses propres artifices.

Les arts martiaux constituent en cela une « super psychanalyse », bien plus puissante que la nôtre, parce qu’elle emploie le corps comme vérification de notre état, quand le discours ne peut être que juge et partie. La sophrologie constitue la reconnaissance par l’occident de ce primat de l’Asie de l’Est dans les sciences humaines. Les arts martiaux permettent également de nous confronter avec les éléments simples de l’émotion humaine, peur, agressivité, enthousiasme, contrôle, abandon, certainement bien plus universelles que les catégories freudiennes dont il est impossible de savoir ce qu’elles doivent à des émotions partagées par toute l’humanité ou aux névroses et obsessions propres de Freud.

Du reste, nous ne blâmons pas le père de la psychanalyse pour cela : il fit l’expérience première du retour de flamme du psychisme cherchant à s’analyser lui-même, ne sachant démêler son discours analytique de la manifestation de son ego propre. L’intervention directe du corps sert précisément à être le juge de paix. Freud ne doit donc pas être blâmé, mais il faut remarquer que n’importe quel novice d’un temple bouddhiste fait cette expérience comme l’une de ses toutes premières et élémentaires leçons.

Nous sommes repartis de zéro, il faudra un jour admettre que les sciences humaines ont été bâties en grande partie par l’Asie de l’Est, tout comme l’avantage que l’occident a démontré en matière de rationalisme critique pendant plusieurs siècles n’est guère contesté : cette reconnaissance est là aussi une question d’ego et de blessure narcissique …

L’avance de l’Asie de l’Est en matière de science de l’homme se fait ressentir particulièrement maintenant. En premier lieu parce qu’il est plus facile de rattraper un retard concernant le rationalisme critique que dans l’apprentissage du savoir être humain. En deux ou trois générations, toutes les civilisations qui accusaient un retard de connaissance scientifique et technologique sur l’occident l’ont comblé lorsqu’elles ont fourni l’effort nécessaire. Eu égard aux résultats mentionnés plus haut, ce rattrapage est avéré concernant l’Asie de l’Est.

L’apprentissage des disciplines humaines nécessite plus de temps. Il n’est en rien impossible : l’engouement de l’occident pour les arts martiaux a été réel, et des maîtres véritables de ces disciplines ont pu émerger ailleurs qu’en Asie de l’Est. Mais il faudra sans doute compter quelques siècles, à supposer que nous ayons l’humilité d’admettre que nous avons à apprendre d’une civilisation qui n’est pas la nôtre, pour jouer jeu égal.

Le monde moderne actuel pose maintenant bien plus de problèmes de savoir être humain que d’exploration de ce qui nous est extérieur. La course échevelée menée par l’occident pour la conquête des territoires externes marque une pause, et ne peut subsister sur une terre peuplée de milliards d’individus que par un savoir être qui permettra à autant d’êtres humains de cohabiter à peu près pacifiquement. Les philosophies développées en Asie de l’Est, notamment en matière d’évitement ou d’arbitrage des conflits entre individus, sont certainement beaucoup plus adaptées au maintien d’un équilibre du monde qui est le nôtre que nos approches qui poussent à une agressivité non contrôlée.


9. Une finesse conceptuelle que nous n’avons plus

La pensée conceptuelle en occident s’est longtemps développée par la dialectique : tout problème important et intéressant procède d’une aporie, une contradiction entre deux termes qui semblent opposés et dont la conciliation apparaît insoluble en première approche. De telles oppositions sont par exemple identité et ouverture aux autres, sécurité et liberté, respect de l’ordre social et remise en question de celui-ci lorsqu’il franchit les limites de l’injuste, etc. Jusqu’à une période récente, les débats de société étaient présentés comme la tension entre deux ou trois positions contradictoires mais également honorables, entre lesquelles une conciliation devait être trouvée : les concepts apparaissent non au sein d’un thème univoque, mais dans la tension entre plusieurs concepts contradictoires qui se maintiennent en équilibre.

Depuis quelques décennies, tout débat de société est présenté bien différemment, notamment à travers la presse. L’habitude est prise de ne présenter qu’une seule thèse, dont on fait comprendre qu’elle représente ce qu’il convient de penser, et toute proposition alternative comme le fait de dangereux extrémistes, généralement qualifiés de « fascistes », « réactionnaires », etc. Toute critique de l’union européenne, même modérée, de ses institutions et de sa monnaie, vous valait ainsi d’être rangé dans le camp de la peste brune. La nécessité de sortir des explications sociologisantes et de la culture de l’excuse face à l’explosion de la délinquance ou de la violence en milieu scolaire était également disqualifiée. Des mesurettes gérant des situations dramatiques comme de simples dossiers avec de pseudo analyses psychologiques et une impunité générale furent présentées longtemps comme le seul discours « rationnel », « admissible » et « civilisé ».

Bien que ce totalitarisme de la pensée commence d’être repéré et dénoncé, il imprègne encore nombre de nos façons de présenter un débat de nos jours. Cette tendance funeste doit beaucoup aux « nouveaux philosophes », dont la façon péremptoire d’argumenter fut l’instrument de leur opportunisme : adaptée au rythme du monde post-moderne, l’accaparation de toute raison et de toute sagesse par une thèse unique, servait fort bien l’intérêt d’une caste. Des avertissements avaient pourtant été lancés : ainsi d’un Raymond Aron qui pointait l’absence totale de déontologie de BHL lorsqu’il écrivit « l’idéologie française », ou la critique de Cornelius Castoriadis vis-à-vis du même BHL, montrant que celui-ci était incapable de former le moindre concept.

Qu’importe : l’époque était et est encore à la superficialité, et la « méthode » de la thèse représentant ce qu’il convient de penser à l’exclusion de toutes les autres a encore de beaux jours devant elle. Il est à noter qu’elle était déjà largement employé par les marxistes orthodoxes ayant noyauté l’université française. Ce sont les mêmes hommes qui passèrent sans coup férir des creusets du totalitarisme soviétique au libéralisme fraîchement reconverti, sans changer en rien leurs principes rhétoriques.

La mise au pas simpliste et infantilisante de toute discussion véritable a correspondu au passage en force de l’organisation de l’UE telle que nous la connaissons maintenant, incapable de promouvoir de véritables projets industriels comme par le passé, n’ayant plus pour seul rôle que d’établir des règles de standardisation et de dérégulation. La diabolisation de toute critique est le versant communicationnel d’une UE s’affranchissant de tout contrôle démocratique.

Il est à noter que ces méthodes sont en grande partie une reprise de la vulgate reagano-thatchérienne suivie de celle des néo-conservateurs américains, y compris par l’ensemble des gauches social-démocrates européennes. L’ironie de cette situation est qu’elle rassemble selon un même schéma de pensée les anciens marxistes soixante-huitards, les néo-conservateurs américains et les européistes socio et libéro-démocrates, supposés être tous trois des ennemis jurés. Si le contenu des idées défendue diffère grandement, la structure d’argumentation s’apparentant à du terrorisme intellectuel plus qu’à de la dialectique véritable s’est imposée dans tous les débats publics, tous les gouvernements et dans une grande partie de la presse.

L’apparente contradiction idéologique trouve une explication par le dénominateur commun des trois camps ayant pratiqué cette rhétorique : une avidité sans limite pour l’accaparation de tout pouvoir. La continuité des mêmes hommes - pas même des continuateurs - passés sans coup férir du marxisme le plus sectaire au discours néo-libéral, achève la démonstration : nous avons affaire à une dégénérescence de la pensée, muée en guerre de clans simpliste, sous l’égide du paradigme néo-libéral de l’accumulation infinie du pouvoir personnel et de la flatterie narcissique de chacun. Les apparentes différences de contenu politique des discours ne deviennent plus qu’un leurre, quand ils communient ensemble dans cette structure du simplisme et de l’abêtissement interdisant tout véritable débat. Seuls quelques résistants tels qu’Alain Finkielkraut ou Natacha Polony y virent clair, montrant que le véritable danger était ce massacre de la pensée et de la raison critique, quels que soient les déguisements idéologiques qu’il pouvait emprunter pour assouvir sa soif de pouvoir.

Quel rapport de tout ceci avec l’Asie de l’Est me direz-vous ? C’est que parallèlement celle-ci retrouve son chemin propre lui ayant permis de pratiquer la dialectique. Car l’Asie de l’Est possède sa propre transcription de la démarche aporétique : la dialectique du Yin et du Yang. Je ne peux bien entendu en quelques lignes résumer cette toile de fond de toutes les philosophies de l’Asie de l’Est, aussi le lecteur devra-t-il se reporter à ses propres lectures plus approfondies de la célèbre polarité. Mais l’on peut remarquer que Yin et Yang ne doivent surtout pas être appréhendés dans une opposition binaire, mais comme la relation entre deux principes en apparence contraires, dont la survie de l’un est condition de la survie de l’autre. Lorsqu’un phénomène présente un principe Yin dans sa perception immédiate, il doit sa manifestation à des principes Yang travaillant en soubassement et inversement.

Un exemple ? J’ai employé les notions de Yin et de Yang pour traiter du débat actuel de la différenciation entre masculinité et féminité, des études de genre, etc. :


Ce texte permet je l’espère de renvoyer dos-à-dos les deux positions caricaturales qui se sont affrontées sous nos latitudes, celles d’un retour aux stéréotypes les plus grossiers du masculin et du féminin – par exemple dans les positions machistes d’un Eric Zemmour – et celle niant toute différenciation entre le masculin et le féminin.

La plupart des stéréotypes du féminin et du masculin sont faux, et les rôles sociaux que l’on veut faire jouer à l’homme et à la femme n’ont pas de légitimité. Il est cependant possible de conserver une différenciation sur un plan plus élémentaire : des « polarités » masculines et féminines demeurent dans notre stratégie d’appréhension du réel, intervention directe ou influence indirecte.

Là où les notions de Yin et de Yang révèlent toute leur finesse est que ces deux sortes de stratégie sont non seulement indissociables, mais que l’une sert toujours de sous-bassement à l’autre. Ainsi au jeu d’échecs, les attaques directes à base de sacrifices ne sont rendues possibles que parce qu’un lent travail de position a pu les préparer. Inversement, les joueurs positionnels doivent savoir donner à tout moment l’estocade finale qui conclut leur manœuvre d’encerclement.

Les grands joueurs d’échecs savent jouer de ces deux leviers, et s’ils présentent toujours l’un d’eux comme style apparent, joueur d’attaque ou joueur positionnel, ce distinguo doit être affiné en comprenant que c’est l’un qui sert d’édifice à l’autre.

Un grand joueur d’attaque comme Kasparov ne l’est que parce qu’il maîtrise toutes les finesses positionnelles permettant de préparer ses assauts. Un grand joueur positionnel comme Carlsen tient compte des variantes les plus tranchantes qui peuvent surgir à tout moment de ses patientes manœuvres d’encerclement. Leur style est ce que chacun d’eux laisse voir de façon apparente, le thème majeur d’une musique qui comporte pourtant les deux mélodies, celle de l’attaque et celle de la position. Les polarités féminines et masculines existent, mais l’une renferme l’autre.

Seul le Yin et le Yang permet d’atteindre ce niveau de finesse, la séparation binaire entre masculinité et féminité donnant lieu à l’affrontement de deux extrêmes également faux. Yin et Yang sont la façon dont l’Asie de l’Est a réussi à penser la tension aporétique, équivalente de celle qui a permis le développement de la philosophie en occident.



Ce très grand esprit que fut Niels Bohr ne s’y trompa pas, en faisant graver le symbole du Yin et du Yang sur son blason personnel, assorti d’une maxime en latin : Contraria sunt complementa (les contraires sont complémentaires). Quelle meilleure reconnaissance peut-on donner de l’intelligence du Yin et du Yang, tout en y voyant le même principe aporétique qui a conduit la pensée occidentale, exprimé sous une autre forme ?


Nous avons perdu cette capacité et cette finesse dans la pensée occidentale, par opportunisme, par goût du pouvoir, par culte de la rapidité. Là encore, les pensées grossières se pensent fortes parce que péremptoires, mais ne font que révéler leur faiblesse et le déclin de la civilisation qui les portent. La brutalité du discours néo-libéral ou européiste est bien plus violent et méprisant que celui des extrémismes qu’ils prétendent dénoncer, devenu le prétexte commode et la justification de toutes ses turpitudes. Nous payerons tôt ou tard ce mensonge suprême, cette récupération du discours moral, cette usurpation vulgaire et grossière qui détruit toute pensée et tout sens critique, devenus la tendance de notre civilisation.

J’entends déjà se gausser ceux qui verraient dans ce plaidoyer une idéalisation supplémentaire de la culture chinoise, arguant du fait que la Chine demeure sous un régime très autoritaire, ne permettant justement pas une telle finesse de discussion. Cet argument sous-estime un facteur considérable : une civilisation ne se juge pas seulement sur l’instantané que l’on en saisit au moment présent, mais sur son évolution et sur la direction qu’elle prend.

Au-delà des tendances autoritaires du gouvernement chinois, ce qui resurgit de la culture de la Chine actuelle montre qu’ils se dirigent dans toutes les bonnes directions, renouant avec les traits de leur histoire et de leur pensée orientés vers un monde plus civilisé. Du reste le gouvernement chinois, pour autoritaire qu’il soit, favorise de plus en plus cet appel aux éléments millénaires de leur culture, a contrario du maoïsme dont ils ont clairement tourné la page. Encore une fois, la plupart des critiques occidentales qui négligent ces avancées et ne font qu’appuyer sur une « arriération » en matière de mœurs démocratiques se rassurent à bon compte pour ne surtout pas voir les reculs considérables de leurs propres nations.

Nous vivons dans un monde beaucoup plus complexe que celui des années 1950, car dans ce dernier la démarcation entre le monde libre et les totalitarismes était beaucoup plus nette. Elle permit à un Karl Popper d’écrire « The open society, … », démolissant le relativisme moral de ceux qui mettaient sur le même plan les défauts de l’URSS et ceux de nos sociétés démocratiques. Mais Popper mettait déjà en garde contre certaines dérives dont ceux qui se réclament de son héritage – en réalité le trahissent complètement – devraient se méfier.

Aujourd’hui, se réclamer trop simplement du « monde libre » par opposition aux sociétés autoritaires, c’est ne pas voir de nuages qui nous environnent. Du reste, les tenants de ce discours agissent aujourd’hui beaucoup plus par opportunisme que par amour véritable de la liberté, simplement parce que se draper de ces beaux termes signifie être du bon côté du manche : il s’agit bien plus de prédominance sociale que de défense de la démocratie.

Car ce que ces beaux esprits ne voient pas ou ne veulent pas voir, est que la démocratie possède non pas un seul mais deux ennemis. Le premier est le modèle des régimes totalitaires, adversaire redoutable mais facilement identifiable. Dans les années 1950, il était la principale menace réelle et devait être combattu sans ambiguïté. Le second est plus discret mais plus dangereux. Il vient de l’intérieur des sociétés démocratiques elles-mêmes : ce sont les nombreuses dérives démagogiques et mensongères, auxquelles la démocratie peut donner lieu.

Athènes n’est pas tombée sous les coups de la tyrannie des trente et de la victoire finale de Sparte : ceci n’est que le résultat final. Athènes a commencé de chuter avec l’apparition des sycophantes – les calomniateurs professionnels – et l’expansion des sophistes à tous niveaux de la société. Le détournement des fonctions de l’état à son profit personnel, le règne des usurpateurs aux postes de décision, les alternatives fermées présentées comme de véritables choix, tout ceci mine la démocratie bien plus profondément que n’importe quel régime autocratique.

Le plus dangereux ennemi des libertés n’est pas la dictature que l’on détecte facilement, mais le relativisme moral que les libertés ont permis, ouvrant la voie à toutes les confiscations détournées du pouvoir et à la défiance généralisée. Les sycophantes finirent par avoir la peau de Socrate, et bien plus tard un Alexis de Tocqueville écrivit des pages mémorables sur les dérives auxquelles tout régime démocratique doit prendre garde.

Ceux qui se drapent aujourd’hui dans la défense du monde libre ne sont pas les dignes héritiers de ceux qui se sont battus pour lui dans les années 1950, mais leur copie dévoyée qui ne tient plus ce discours que par arrivisme social. Car la principale menace provient maintenant de cette lente déliquescence des démocraties, non de régimes autoritaires.

Les méthodes de confiscation du pouvoir dans les démocraties dévoyées sont plus insidieuses que dans les dictatures : elles ne procèdent pas de la coercition directe, mais du non-dit, de l’intimidation intellectuelle, de la mise devant le fait accompli, du découragement face à une série de procédures faites pour ne pas aboutir. La meilleure façon d’exercer une tutelle sur l’homme n’est pas de lui mettre des entraves ou de lui dresser des obstacles, mais de s’arranger pour qu’il boxe dans le vide. Celui qui ne voit pas que c’est bien la pente vers laquelle nos sociétés versent - et l’organisation de l’actuelle UE en est un archétype -  se prépare des lendemains difficiles.

Plutôt que de se donner bonne conscience et de se rassurer sur notre chute de plus en plus visible en cherchant un exutoire tel que celui du gouvernement chinois, nous devrions plutôt nous attacher à détecter les signes de plus en plus nombreux dans la culture chinoise actuelle qui en font un soutènement futur du monde civilisé, et tenter de discerner ce qui dans nos propres sociétés nous rend de moins en moins légitimes à la prétention d’en être les représentants. Etre en tête de la civilisation n’est jamais un dû ni un acquis, et lorsque l’on pense en être le dépositaire perpétuel par une forme d’auto-satisfaction béate, c’est déjà le début de la fin, la vie à crédit du confort que les démocraties ont permis, non leur véritable défense.

En définitive, la dialectique malsaine pratiquée en occident et dans sa presse depuis les dernières décennies, consistant à simplifier à outrance et caricaturer les débats pour ne plus défendre que les intérêts d’une classe dominante de moins en moins digne de l’être, devrait nous alerter : lorsque la pensée devient grossière, la fin est proche. A contrario, qui ne voit pas la floraison de réflexions très fines venues de l’Asie de l’Est, malgré la dureté encore palpable de certains de leurs régimes politiques, ne s’attache qu’à la surface des choses. Comme pour l’anticipation d’un tsunami, tout est affaire d’observation de signaux faibles et à peine perceptibles.


10. Alain Minc pense qu’ils ne sont bons à rien

Il faut avoir beaucoup de gratitude envers Alain Minc, car il nous rend deux très grands services.

Le premier est que lorsque l’on définit une échelle de mesure, quelle qu’elle soit, il est nécessaire d’en fixer le zéro, la valeur nulle. Grâce à Alain Minc, nous savons où se situe la valeur de nullité absolue sur l’échelle de la pensée, il suffit de lire son œuvre.

Le second très grand service qu’il nous rend, est que si nous avons encore quelque hésitation sur une prévision, il suffit de lire Alain Minc pour nous donner de l’assurance : lorsqu’il prévoit une évolution politique ou économique de toute nature, nous pouvons être certains que c’est l’inverse de sa prévision qui se produira.

Il faut avouer qu’Alain Minc possède de sérieuses références dans ce domaine. Auto-proclamé expert en économie, sa seule expérience de terrain fut de piloter une OPA sur la société générale de Belgique à partir de sa holding Cerus, qui se solda par plus de 2 milliards de francs de pertes pour son actionnaire, Carlo de Benedetti.

Jean-François Kahn résume cette extraordinaire compétence par la jolie formule « d’oracle à l’envers » et retrace un florilège de l’art prévisionniste de notre « expert » : http://www.huffingtonpost.fr/jeanfrancois-kahn/alain-minc-ou-loracle-a-l_b_1247992.html

Quiconque est soutenu par Alain Minc a donc beaucoup de soucis à se faire, et inversement celui qui concentre ses foudres peut avoir confiance dans l’avenir.

Or précisément, voici ce qu’Alain Minc écrit sur la Chine dans « Ce monde qui vient ». Je remercie « L’œil de Brutus » - et cette fois sans ironie – pour avoir exhumé ces perles de la pensée post-moderne (http://loeildebrutus.over-blog.com/2015/11/petite-miscellanee-des-meilleures-citations-d-alain-minc.html) :

« La Chine ne ferait-elle donc pas d’émule en Asie avec son futur capitalisme d’apocalypse ? Même si son modèle devait demeurer une exception, sa force suffira plus que largement à en faire un facteur de déstabilisation mondiale. Elle sonnera le glas d’un ordre économique international immensément civilisé, équilibrant le jeu du marché et l’existence de contrepoids. »

Passons sur le qualificatif « d’immensément civilisé » pour désigner le fonctionnement actuel de l’économie de marché …. Alain Minc semble ignorer l’avertissement que lançait Georges Soros dès 1998, à travers son livre « La crise du capitalisme mondial ». Extrait d’un résumé qu’en fit l’Express :


On peut évidemment trouver Georges Soros peu sympathique (ce qui est mon cas), car s’il est un observateur infiniment plus fin et lucide que Minc du fonctionnement actuel de l’économie de marché, il a amplement profité à titre personnel des dérives qu’il dénonce. Cet aspect mis à part, il faut se souvenir que Soros était un ami personnel de Karl Popper et un connaisseur profond de sa doctrine. L’alarme qui déclencha son livre ne trompe pas : la société libérale moderne s’est mise en position d’échapper à toute réfutation, ce qui selon les critères poppériens est le chemin certain du totalitarisme.

Ce qu’un esprit extraordinairement superficiel comme Minc ne voit pas, est que « le monde libre » a profondément changé de nature en trois ou quatre décennies, et que si ce qui le caractérisait était sa capacité à admettre la réfutation, garant de la démocratie pour Popper, il s’est mué en une société se débrouillant pour n’en tolérer aucune. Les moyens de faire taire toute opposition sont plus subtils que la coercition : la principale technique est celle de l’éviction, du champ du débat par les méthodes décrites dans l’article de Jean-François Kahn, du champ de l’action politique ou économique par des procédures éloignant tout contrôle démocratique par des intermédiaires de plus en plus importants.

Concernant la position de Minc sur la Chine, elle suit la lignée de toutes ses opinions : dès lors que le capitalisme n’est pas occidental et que d’autres civilisations sortent de leur rôle de suiveur et de second couteau, Alain Minc pousse des cris d’orfraie et les condamne comme incapables d’un comportement civilisé. Le petit monsieur qui se pense garant de l’ouverture au monde fait preuve ici du racisme le plus primaire et le plus méprisable. Plutôt que de tenter de comprendre cette immense civilisation qu’est la Chine, et de faire la part des choses entre ses défauts qui demeurent actuels et ses immenses atouts qui poussent actuellement dans le bon sens, il préfère condamner en bloc ce qui n’est pas la culture qu’il connaît.

Voilà le véritable visage de la « mondialisation ». Pour notre part nous défendrons toujours un véritable universalisme, celui qui admet que nous avons beaucoup à apprendre des civilisations de l’Asie de l’Est, tout comme elles-mêmes ont eu l’humilité d’apprendre beaucoup de nous. 


Si nous ne savons plus montrer cet alliage de modestie et de détermination, notre civilisation passera le témoin à la leur, pour qu’elle prenne la tête des décennies qui vont venir. Si tel est le cas, il faudra savoir être beau joueur, avoir la grâce du gentleman, du Junzi.


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3 commentaires:

  1. Et oui, nous autres, pauvres victimes du cartésianisme binaire, condamnons l'échec et remplissons le cerveau de nos enfants de connaissances désormais inutiles depuis Internet, au lieu de les laisser développer leur intelligence (Je n'ai pas dit qu'apprendre par coeur était un mauvais exercice, pour des langues, du théatre... C'est parfait). Une étude intéressante: http://uhaweb.hartford.edu/BRBAKER/ actuellement, notre intelligence européenne régresse, après plusieurs décennies d'effet Flynn, où les enfants dépassaient l'intelligence de leurs parents, c'est fini... Sauf en Inde, lieu des prochaines universités d'informatiques avancées et innovantes, car en suisse comme en France, je crains que nous devenions des attardés digitaux, des sous-développés numériques, comme le mentionnait mon ami J.H.Morin dans LeTemps.ch. C'est pas grave, nos enfants motivés pourront suivre les MOOC indiens à distance... :( Merci pour ce post et toute bonne année 2016.

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  2. Magnifique analyse !

    Martine

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