A la mémoire de René Girard.
Je convoite un objet. Et mon prochain le convoite à son tour, pour la seule
raison qu’il est l’objet de mon désir.
Même si quelques secondes auparavant cet objet lui était totalement
indifférent, mon propre désir sème la confusion dans la palette des siens,
jusqu’à lui faire convoiter à son tour sans limite : il devient vital pour
lui que je ne possède pas l’objet convoité, car il s’agit à présent d’une
question d’amour-propre.
« Tout le malheur des
hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos,
dans une chambre »,
nous dit Pascal. Nos désirs ne restent jamais en repos dans la chambre de notre
être. Ceci est la condition humaine, il ne sert donc à rien de s’en
lamenter : tant qu’à désirer, autant bien le faire. Le désir n’est jamais
une faute s’il est désir sincère, et non narcissisme.
Il n’y a pas de situation dans laquelle ce jeu des désirs croisés ne
souligne davantage les illusions que nous entretenons sur notre propre liberté.
Car lorsque nous désirons ainsi, par le seul déclenchement provenant du désir de l’autre,
nous le faisons comme un forcené. Et parce que nous affirmons notre convoitise
de façon véhémente, nous avons l’illusion qu’il s’agit d’un suprême acte de
volonté, de la quintessence de nos choix libres.
En réalité, tout comme l’ivrogne bravache cité en exemple par Spinoza, ce
débordement nous fait croire à une puissante affirmation de nous-mêmes alors
qu’il n’est que la marque que nous sommes sous l’emprise de quelque chose. La
volonté véritablement libre n’a nullement besoin de s’imposer aux autres et si
elle le fait, elle traduit une forme de servitude. Car rien n’est pire que
d’être à la remorque du désir des autres, que de fixer nos propres buts sur le
seul fait que d’autres s’y sont dirigés avant nous.
Les hommes se perdent et perdent trop souvent leurs vies dans ce jeu
incessant des jalousies croisées. L’on peut passer des années dans ces
incessants miroitements, sans jamais trouver de véritable raison à ce qui nous
pousse.
Telle est la différence entre séduction et attraction. Celui qui cherche à
séduire est pris dans le piège des désirs croisés. La séduction recèle en cela
toujours une grande part de mensonge. L’attraction est à l’opposé. Celui qui
l’exerce ne recherche rien, il se contente d’être celui qu’il veut être, et
attire ainsi les autres sans même le savoir.
Le mensonge romantique est séduction, comparaison incessante de nos désirs avec
ceux des autres, que l’on fait passer pour une grande histoire. La vérité
romanesque est attraction, itinéraire personnel et initiatique, sans chercher à
y piéger quiconque, ni les autres ni soi-même.
L’amour véritable ignore la jalousie, car il naît de l’attraction entre
deux êtres, celle qui vient naturellement de ce qu’ils sont, comme l’est
l’attraction des planètes.
Est-ce un hasard si le mot « jalousie » désigne aussi un
miroir ? Si la racine de « spéculation » est celle de speculum,
le miroir en latin ?
L’étymologie, l’histoire des mots, ne ment jamais. Notre monde moderne est
fait d’incessantes spéculations, financières, politiques. De voyeurismes des
désirs des autres, nous faisant nous déterminer par cela uniquement, par les
seules blessures de notre ego.
Nombreuses sont les scènes célèbres du cinéma montrant des chambres
tapissées de miroir, s’entre-réfléchissant à l’infini, dans un scintillement
incessant. La dame de Shangaï, Enter the
dragon, Blade Runner, lors de la mort de la répliquante Zhora, qui met en
scène l’intéressante variante de vitrines commerciales se répondant sans cesse.
Toutes ces scènes ont également un point commun : c’est dans la
chambre aux miroirs qu’advient le paroxysme de la violence. René Girard nous
livre ainsi les clés essentielles de nos sociétés libérales modernes.
Le discours dominant affirme que nous sommes libres, nous désignant les
immenses perspectives se trouvant devant nous. Tout comme dans la chambre aux
miroirs, les possibilités que nous font miroiter nos sociétés modernes ne sont
nullement un véritable espace, mais l’illusion de l’infini créée par le
réfléchissement de nos désirs croisés. Une sorte de chambre à convoitises, en
réalité petite et très contrainte, nous entretenant dans l’illusion de portes
ouvertes à perte de vue. Ce voyeurisme incessant et obscène, où chacun épie
chacun et le jalouse, est le ferment de la plus grande violence.
L’image cinématographique rejoint ainsi la vérité romanesque de celui qui a
brisé les miroirs et nous apporte son enseignement : la caverne
platonicienne n’est plus un simple théâtre d’ombres, elle est chambre aux miroirs, illusion bien plus sophistiquée créée par les sociétés néolibérales.
Car là où est ton trésor, là
aussi sera ton cœur (Matthieu 6 :21).
La parole évangélique nous met en demeure de dire ce que nous valorisons
vraiment. Jésus n’était pas un ascète, et le message chrétien porte bien sur le
désir et sur l’ego, qui n’est pas condamnable en soi. Une passion mauvaise ne
se combat pas par la coercition, mais par une passion d’intensité supérieure,
que l’on espère orientée vers de meilleurs buts.
Connaître et accepter nos désirs, mais en revanche savoir vers quoi ils sont tendus. Comme le dit la parole évangélique, ce à quoi
nous accordons de la valeur définit qui nous sommes : nous jouons toujours
beaucoup plus gros que ce que nous pensons, dans ce que nous prisons.
Etre pris au piège de nos sociétés modernes, c’est confier sa vie, sa
destinée et son être au néant, réfléchi à l’infini par le miroir des désirs des
autres, nous persuadant que l’infini s’ouvre devant nous tandis que nous demeurons
dans une complète servitude.
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