Le bombardier russe Su-24 abattu par deux F-16 turcs est un incident
sérieux nous dit-on. Notre époque est bien celle de la perte de sens, de l’incapacité
à comprendre la valeur des choses. Car cet événement n’est pas « sérieux », ni
même grave, il est gravissime.
A-t-on vraiment compris ce qui se jouait ici ? A-t-on mesuré ce que
nous sommes en train de perdre ?
Il ne s’agit pas d’un incident de guerre, d’une rivalité et d’une tension
entre deux puissances. Il ne s’agit pas même d’un conflit d’intérêt
géopolitique, déjà grave en soi.
Il s’agit de la survie de la notion de justice dans nos sociétés modernes,
qui se targuent de l’incarner et sont de moins en moins légitimes à le faire.
Avec ce qu’il vient de se passer, faute de corriger très rapidement l’erreur
commise, notre légitimité à parler le langage du droit sera définitivement perdue.
L’erreur impardonnable est la rapidité et la servilité avec laquelle l’OTAN,
USA en tête, est venue le couvrir et le soutenir.
Car de quoi parlons-nous ? Un appareil russe a franchi la frontière
turque l’espace de quelques secondes, avec aucune intention de nuire,
visiblement en mission sur le théâtre d’opération syrien. Une dizaine de
sommations ont été prononcées nous dit-on, qui n’ont matériellement pu être
émises pendant les quelques secondes d’écart à la frontière.
Cela signifie que les turcs ont considéré de leur propre chef qu’un
périmètre de plusieurs kilomètres à l’intérieur de la frontière syrienne leur
donnait le droit d’abattre un appareil de sang-froid, ce qui fut confirmé par
le fait que les F-16 turcs ont également franchi la frontière - cette fois
pendant plusieurs minutes - pour abattre le bombardier russe.
Il est clair qu’ils considèrent ce territoire comme le leur, au mépris de
toute légalité internationale, ou à tout le moins qu’ils se donnent le droit d’y
intervenir comme bon leur semble. Il est par ailleurs de notoriété publique qu’Erdogan
est d’une totale duplicité vis-à-vis de l’EI, que ses interventions en Syrie n’ont pour seul but que son programme d’extermination des kurdes, et que les
volumes pétroliers transitant entre les bases de l’EI et la Turquie sont un
véritable commerce.
Voici ce que l’OTAN a avalisé, au nom du droit et de la légalité
internationale, en rajoutant l’indécence totale d’un appel au calme et à
la modération : l’on est toujours généreux des morts et de la souffrance
des autres et l’on donne volontiers des leçons de morale lorsque l’on commet
soi-même des fautes impardonnables.
Le propre de toute notion de droit est de faire primer des règles sur notre
bon vouloir, sur nos intérêts personnels, sur notre intime conviction même si
elle se prévaut de bonnes intentions. Historiquement, le libéralisme politique,
adossé à l’impeccable armature kantienne, a ainsi combattu et vaincu le fait du
prince, l’arbitraire personnel. Tout le fondement de notre civilisation tient
dans ce principe.
Les USA – à travers le programme de surveillance PRISM – nous avaient déjà
habitués à rompre avec ces règles les plus élémentaires, avouant de plus en
plus cyniquement et sans même chercher à sauver les apparences que leur bon
vouloir était dorénavant la seule norme du droit.
Ils confirmèrent en approuvant le régime de l’islamiste Morsi en Egypte –
qui semblait très bien leur convenir – manœuvre heureusement déjouée par l’arrivée
au pouvoir d’Al-Sissi. Le soutien qu’ils viennent de donner à l’antichambre de
Daesh à travers l’OTAN éteint toute légitimité qui pouvait leur rester quant au
fondement de notre civilisation : la primauté du droit sur le règne de l’arbitraire.
Il paraît que Vladimir Poutine est un autocrate. Peut-être, mais c’est bel
et bien lui qui nous a rappelé plus d’une fois ce principe élémentaire du
droit. Si le régime de Bachar El-Assad est détestable, décider comme bon nous
semble d’y mettre qui l’on souhaite à la place revient à descendre au même
niveau que les barbares. La proposition du dirigeant russe est d’organiser des
élections dès que l’EI aura été liquidé, s’adressant à la seule autorité
légitime en l’état : le peuple syrien.
Notre monde finissant du néo-libéralisme – trahison du libéralisme
politique décrit plus haut – s’effondre par la perte de sens. De jeunes gens viennent
se précipiter vers n’importe quel sens, y compris le pire de tous, lorsqu’ils
ont été trop écoeurés par ce cynisme vide. Cela n’excuse absolument en rien
leurs actions, mais entretient inévitablement un flux de nouveaux volontaires
pour les régimes de terreur.
Si nous n’avons pas un sens véritable à opposer aux sens fallacieux de l’islamisme,
quelle chance avons-nous de revenir à la civilisation ? Si le seul exemple
que nous donnons du droit ne diffère plus en rien de la tyrannie du bon vouloir
du despote, à quelle référence celui qui est en perdition peut-il se rattraper ?
Ceux qui n’ont pas compris que la guerre contre Daesh doit être une
victoire de l’esprit bien avant la victoire par les armes creusent leur propre
tombe : c’est dans les têtes et dans la défense de toute notion de justice
que s’obtiendra la victoire et sur nul autre champ de bataille.
Il est très possible que notre civilisation ait signé son arrêt de mort un
24 novembre, non lorsque des chasseurs turcs ont abattu un bombardier russe,
mais lorsque de petits hommes falots ont lâchement avalisé cette action, au nom
du droit et de la justice. Après tout, il s’est toujours trouvé des volontaires
pour expliquer que l’anschluss était fondé sur des revendications
légitimes.
D'accord avec une grande partie de l'analyse, mais ne nous laissons pas emporter par l'émotion. Nous avons les dirigeants que nous méritons et l'Union européenne que nous avons laissé faire, sans outil de Défense. Tant que l'Allemagne ne se mettra pas avec la France pour créer un véritable outil de Défense européen, nous serons les petits soldats de l'Otan. Il en est ainsi. Alors œuvrons à nous rapprocher de nos frères italiens et allemands pour créer l'Europe de demain: il n'y a pas de Liberté sans Sécurité...
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