Jeune ambitieux écoute moi. Apprends la leçon d’un maître en la matière. Je
vais t’enseigner les recettes du succès dans notre monde post-moderne, qui te
mèneront infailliblement aux plus hautes fonctions.
Car seul le poste compte, nullement la responsabilité censée l’accompagner.
Détache-toi totalement de ces notions surannées que sont la responsabilité et
le devoir. Fais les endosser par d’autres, tant qu’il y aura encore des hommes
assez bêtes pour y croire.
En revanche, donne toutes les apparences de la responsabilité,
d’autant plus que tu n’y auras pas pris la moindre part, et tu capteras
ainsi le fruit de l’effort et de l’engagement des autres.
Retiens bien, dès à présent, la leçon qui va suivre.
Il est beaucoup plus
rentable de t’approprier le travail d’autrui que de l’effectuer toi-même
Beaucoup se figurent que la règle du mode moderne est d’être le meilleur
dans un domaine donné, et que cette excellence sera récompensée.
Ces esprits candides ont oublié que lorsque la rapidité devient
prépondérante, il est bien plus profitable de dérober le travail des autres que
de l’accomplir soi-même. La meilleure stratégie n’est pas celle de la patiente
hirondelle, mais du malin coucou.
Tu penses qu’il sera difficile et trop voyant de se livrer à un tel
vol ? Détrompe-toi, le monde moderne fourmille de possibilités pour
procéder ainsi. Il va jusqu’à encourager cette pratique comme celle des êtres
supérieurs.
Observe et repère autour de toi un projet à fort enjeu, arrivé aux
trois-quarts de sa réalisation, lorsque le plus difficile a été accompli par
l’équipe qui le pilote. Assure-toi qu’il s’agit d’une équipe très compétente, afin
qu’aucun travail important ou risqué ne reste à réaliser. Puis, orchestre une
campagne de dénigrement sur les résultats du projet. Oui, il faut tout de même
posséder un talent pour suivre ma voie : l’art de la communication et du
bluff.
Si l’équipe est compétente, une telle campagne ne fonctionnera pas me
dis-tu ? Rassure-toi, tu possèdes deux atouts décisifs.
Le premier est que tu consacres tout ton temps à communiquer, à faire pencher
les rumeurs de ton côté. Tandis que l’équipe projet ne peut y consacrer que
très peu de son énergie, étant absorbée en grande partie par son travail
productif. Elle ne peut matériellement allumer tous les contre-feux pour
répondre à ta campagne de communication.
Le second est que la compétence est plus un handicap qu’un atout dans des
réunions de décision de haut niveau. Avec l’accélération frénétique de toute
activité, les décisions exécutives se prennent à présent en 5 minutes de
« slides », sur la base d’arguments faux à force d’être trop
synthétiques. Le sort de projets de plusieurs millions d’euros est scellé à
l’emporte-pièce, quand il était décidé il y a trente ans sur la base de
rapports de plusieurs pages et de quelques heures de réunion de vrai travail.
A ce jeu, les bateleurs et les communicants l’emportent largement sur les
hommes de fond et d’engagement. Un suivi sérieux nécessite au moins une demi-heure
d’explication, temps beaucoup trop long dans le rythme moderne. Il te suffira
de monter en épingle quelques exemples isolés : qu’importe qu’ils soient faux
ou ne représentent qu’une part infime du projet. Avec une théâtralité
accentuée, ils te feront passer pour l’homme de terrain que tu n’es pas, parce
qu’ils ont une saveur anecdotique.
Appuie-toi sur les méthodologies que l’on trouve dans les livres de
management ou les cabinets de consultants exécutifs, aussi cher payés qu’ils
sont vides de contenu. Bien qu’ils proviennent de personnes n’ayant jamais eu à
conduire un projet réel, ils font forte impression. Il te sera facile de trouver
dans un projet, même extrêmement bien conduit, un manquement à l’une de ces
sacro-saintes méthodologies, qu’il te suffira de dramatiser à outrance.
Lors du moment délicat où le projet rentre en phase d’industrialisation, fais
passer les correctifs nécessaires pour des manquements graves. Les
décisionnaires en charge d’en juger n’y comprennent de toutes façons rien ;
il sera aisé de jouer de leur ignorance.
Mieux encore, ces décisionnaires doivent de plus en plus leur poste aux
méthodes que je suis en train de t’exposer. La compétence leur fait peur, car
elle menace de dévoiler leur imposture. Ils reconnaîtront en toi avec
attendrissement leur propre chemin et te hisseront parce que tu ne constitues
pas une menace mais une complicité tacite.
Obtiens alors que le projet soit arrêté à la suite de ta campagne de
dénigrement, et fais t’en attribuer le pilotage pour le redresser, bien que tu
saches pertinemment qu’il n’en a nullement besoin. Prends bien soin d’éliminer
l’équipe projet initiale ou au moins ses têtes. Il ne te reste plus qu’à
refaire partir le projet, sans avoir grand-chose à effectuer, celui-ci étant
depuis longtemps sur une bonne trajectoire. Tu retireras tout le mérite de son
accomplissement, et l’on te sera même reconnaissant d’avoir sauvé une situation
que tout le monde pensait compromise.
Bien entendu, ne dénigre pas trop tôt : sois un fervent supporter du
projet à ses débuts, bien que tu saches dès le départ que tu attends ton heure
pour le torpiller. Si tu es un très bon communiquant, tu pourras même paraître
désolé des critiques au vitriol que tu adresses à ce moment clé.
Demande des comptes sans
jamais avoir toi-même à en rendre
Recherche ces postes de contrôle, en qualité, gestion, management de
projet, pour lesquels tu possèdes un souverain droit de demander des comptes
aux autres sans jamais en rendre toi-même. Ces directions sont un
paradis : exigeant des opérationnels une rigueur implacable sur des
procédures tatillonnes, elles se permettent sur leur propre organisation une
gabegie de tout confort.
Pour ne pas donner une image d’homme investi seulement dans des fonctions
de contrôle, alterne ces postes avec de pseudo-expériences de terrain.
Pour cela, un outil merveilleux est apparu au début des années 1970 :
l’organisation matricielle, faite initialement pour décloisonner les différents
secteurs de l’entreprise impliqués dans un projet transverse. Une ligne
fonctionnelle chargée du pilotage transverse est croisée avec une ligne
hiérarchique qui conserve l’autorité managériale sur chaque département.
Il n’a pas été difficile de pervertir ce système, afin de faire porter tous
les risques et tous les engagements à la ligne fonctionnelle de pilotage, et
attribuer tous les honneurs, la visibilité et les présentations en haut lieu à
la ligne hiérarchique.
L’on retrouve de fait dans les équipes
fonctionnelles les éléments les plus compétents, les plus dynamiques et les
plus fiables, ceux qui en un autre temps auraient été promus à la tête de
l’entreprise.
Laisse ces naïfs épuiser leur talent pour produire de la valeur et consacre
tout ton temps à dérober leur mérite selon la méthode que je t’ai enseignée.
En investissant les postes hiérarchiques dans une organisation matricielle,
tu seras dans la position confortable de pouvoir juger sans jamais prendre
toi-même de grande responsabilité, tout en te donnant une image d’homme de
terrain.
Sois pervers
narcissique : le monde moderne est fait pour eux
Tout ce que je t’ai dit précédemment, masque le très soigneusement aux
autres. Adopte toutes les apparences de l’ouverture, de l’humanisme, de la
décontraction : séduis. N’oublie pas que nous ne sommes pas dans une
société de l’excellence mais du spectacle.
Sois impitoyable avec les subalternes et veule avec les puissants, tout en étant
en apparence très empathique. Sois finalement comme certains couples qui
affichent des convictions humanitaires, mais sont les premiers à se livrer à
l’esclavage domestique d’une jeune femme corvéable à merci à qui ils ont
confisqué son passeport.
Encourage et mets en valeur ceux dont tu veux exploiter le travail et le
talent. Un peu plus tard, tu les dénigreras et les briseras quand le moment de
l’extorsion de leur vitalité sera venu. Veille à ce qu’ils chutent juste au-dessus
du tréfonds afin de les regonfler d’encouragements, puis répète à nouveau ce
manège pour pleinement les aspirer. Enfin, détruis-les une fois qu’ils sont
complètement vidés.
Jouis et nourris-toi de ce jeu, comme le font tous les pervers
narcissiques : le monde est maintenant structuré pour eux. Le
néolibéralisme est devenu une usine à les produire en quantité pour truster
toutes les hautes positions en lieu et place de véritables dirigeants. Le temps
des hommes de fond, d’honneur et d’engagement est révolu : profites-en.
Lorsque les critères de
reconnaissance d’une société sont fondés sur la seule position sociale, son
fonctionnement sera inévitablement perverti de la façon que nous venons de
décrire.
Nous ne serons alors plus
dirigés que par de petits hommes narcissiques, imbus d’eux-mêmes, perdus dans
le réfléchissement à l’infini de leurs convoitises. Le spectacle récent des
dirigeants d’Air France, aussi boursouflés de suffisance qu’incompétents, en
est la parfaite incarnation.
Ils seront prêts à se rouler
par terre pour le moindre signe extérieur, saliveront sur commande aux mêmes
objets, se lanceront dans des compétitions de servilité. Et le plus beau de
tout ceci, est qu’une telle société clamera haut et fort qu’elle est celle de
la liberté, et que les hommes se sont engagés librement et volontairement dans
cet engrenage. Lorsque la survie matérielle de soi-même et de ses proches
dépend de ces rouages, la servitude deviendra totale.
Il ne faut pas y voir un
complot comme le font les esprits faibles, car ainsi que l’a magistralement
montré Roberto Saviano, ceux qui paraissent tirer les ficelles sont tout autant
les marionnettes de cet engrenage.
A ceux qui objecteraient
qu’une telle société périrait par manque d’efficacité, il faut répondre que la
mafia est un système parfaitement inique mais très efficace : le talent
des meilleurs reste exploité au mieux pour l’ensemble de la société, qu’importe
que rien ne soit établi en fonction du mérite, mais de son usurpation.
Seule une société qui
remplacera la reconnaissance de la position sociale par la maîtrise de disciplines
estimables, remettra ses propres valeurs à l’endroit.
Nos pires cauchemars,
semblables à ceux que les films de zombies mettent en scène, nous font imaginer
les véritables dirigeants remplacés petit à petit par des psychopathes. La
société qui se proclamait règne de la liberté et de l’excellence n’est plus que
le domaine d’êtres fuyants, narcissiques, colériques comme des enfants gâtés,
pareils à l’image formée par Kipling : des singes qui se prennent pour des
dieux.
Mais soyons rassurés. A la
vue de la fiabilité, de l’engagement et du sens du bien commun de nos
dirigeants économiques et politiques, une telle hypothèse est tout à fait
inconcevable…
Belle lucidité et portrait parfait de nos deux derniers Présidents, la palme de la médiocrité et du narcissisme pervers revenant à F.Hollande.Il a laissé imprimer une confidence qui valide votre analyse: "Je n'ai pas eu de bol" (à propos de l'inversion de la courbe du chômage)...C'est dire !
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