Tout débutant en
philosophie sait qu’un véritable questionnement commence par une aporie, une
impasse qui apparaît comme insoluble, entre deux termes contradictoires. Le
jeune disciple apprend par la suite qu’un véritable concept - de ceux qui
donnent à la pensée sa valeur - ne peut pour cette raison être jamais
nommé : un concept est la tension qui réside entre deux thématiques
contradictoires, il n’est jamais l’une seule de ces thématiques.
Pour cette raison,
Ludwig Wittgenstein en vint à soutenir que tout ce qui a de la valeur en
philosophie n’est jamais écrit, ne réside jamais dans le texte lui-même mais
dans la tension que celui-ci nous fait ressentir entre les lignes qu’il trace.
Le concept est
comme l’arc électrique, et exerce à ce titre la même fascination. Il est fugace
et insaisissable tout en exprimant une notion éternelle, éphémère mais infiniment
éblouissant. Nous comprenons pourquoi les Grecs en ont fait le symbole du
maître des dieux : il est une puissance résidant dans le ciel des idées,
mais ne se laisse voir à nous qu’un bref et fulgurant instant.
Avons-nous à ce
point régressé que notre monde qui se prétend « civilisé » et
« moderne » soit incapable de faire revivre cet univers électrique de
la pensée ? Car les débats mis en exergue par ceux qui se targuent
d’incarner la civilisation et l’ouverture sont bien médiocrement menés.
Ceux qui
s’auto-intronisent représentants de la « société ouverte » ne savent
plus jouer qu’un air très appauvrissant : les fines contradictions qui
engendraient des débats entre deux ou trois positions également estimables
disparaissent au profit d’un manichéisme des thèses, d’un parc d’attraction
infantilisant de la pensée peuplé de bons de méchants au sein duquel ils
s’octroient bien évidemment le beau rôle. En matière de société ouverte Karl
Popper doit se retourner dans sa tombe : ceux qui prétendent à son
héritage politique ont jeté aux orties ce qui en est la pierre angulaire :
l’esprit critique.
Est-il venu à
l’idée de nos clercs de la bien pensance que si les abhorrés
« nouveaux-réacs » remportent d’importantes victoires, ce n’est pas
tant par le contenu de leur pensée que parce qu’ils savent encore faire
retentir ce tonnerre de Zeus de la confrontation des idées, qu’ils appellent et
invitent à la contradiction ? Que ceux que l’on traite de rétrogrades voire d’arriérés
font bien souvent preuve de bien plus de nuance et de pertinence, et que c’est
avant tout pour cette raison qu’ils sont suivis ?
Inversement, ceux
qui se présentent d’eux-mêmes comme des modèles d’ouverture (ce qui est déjà en
soi ironique), ne tolèrent en réalité aucune pensée autre que la leur ?
Du reste, ceux qui
se voient affublés de l’infâmante étiquette de « réactionnaire » tiennent
des positions bien plus diversifiées qu’il n’y paraît, parfois sont en franche
opposition. Mais nous sommes là dans des finesses d’esprit qui dépassent ceux
qui se sont couronnés en parangons de la civilisation : nous sortons trop
de leur rassurant Disneyland de la philosophie politique, qui leur permet de
produire rapidement des articles simplistes à peu de frais.
Pour tenter de
recréer une pensée vivante, nous pouvons déjà démasquer quelques fausses
oppositions simplistes et montrer qu’elles deviennent fécondes dès lors que
l’on ne cède plus à la paresse de disqualifier l’un des termes pour encenser
l’autre. Voici trois d’entre elles.
Multiculturalisme et identité
Cette fausse
opposition est la plus répandue de nos jours, et engendre son inévitable
rejeton : le faux débat. Les gentils multiculturels, partisans d’une
société ouverte et tolérante du « vivre ensemble » et de découverte
de l’autre sont opposés aux méchants identitaires, fermés sur eux-mêmes,
probablement fascistes et racistes : « bouh les affreux »,
pourra-t-on lire à longueur de colonnes de « Libération » et du
« Monde », sous une forme plus ampoulée, mais dont le contenu reviendra
in fine à cette profonde analyse.
Si le grand public
peut s’enticher de mauvaises productions à court-terme, sur le long terme son
jugement est sûr : la médiocrité et la pauvreté de la presse majoritaire
enfermée dans cette rhétorique débilitante ne provoque même plus la colère,
mais la simple lassitude dévolue au pathétique. Certains s’étonnent encore de
l’effondrement de leur tirage …
Il y a de cela 40
ans, nous vivions dans une France qui affirmait sans complexe la laïcité comme
l’une de ses valeurs fondamentales, l’héritage grec, romain et judéo-chrétien
comme sa mémoire historique. Cette dernière n’est nullement incompatible avec
la laïcité, culture historique et principes républicains étant deux dimensions
distinctes d’une nation : « La République est laïque, la France est
chrétienne », résumait d’un trait le Général.
Ceci nous
empêchait-il de vivre dans une société multi-culturelle ? Au contraire :
la France des années 1970 était bien plus ouverte aux autres cultures, leurs
communautés représentantes bien mieux intégrées à la société - y compris celles
d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient – et l’Islam évoquait encore à cette
époque des personnes prenant pacifiquement le thé sur une terrasse ensoleillée.
Je tiens à ce que
l’identité de mon pays soit clairement posée parce que je veux vivre dans une
société véritablement multi-culturelle, non en opposition à celle-ci. Nos
écervelés et agités modernes auraient dû méditer le très freudien narcissisme
de la petite différence, qui peut amener des hommes à tuer simplement pour
affirmer leur altérité.
Il est vrai que
Freud, après une ère d’adoration, est catalogué à présent – je vous le donne en
mille – comme réactionnaire. Et tant pis si le malaise dans la civilisation est
devenu une nausée profonde allant jusqu’à nous faire régurgiter nos tripes,
c’est-à-dire à nous nier nous-mêmes : dans le monde merveilleux du vivre
ensemble, le rose bonbon cachera bien ces bruits de spasme de notre pays à
l’agonie.
Il n’est bien
entendu pas question de laisser prise aux identitaires haineux : eux-aussi
procèdent de la même opposition factice, dont ils ont seulement renversé le
sens, l’identité étant devenue pour eux le camp du bien et le multiculturalisme
celui du mal. Ceci permet de comprendre au passage que nos chers thuriféraires
de la « société ouverte » appliquent un procédé fasciste, le même que
celui des nervis qu’ils dénoncent, mais dont ils ont seulement inversé la
polarité.
Est-il si compliqué
de comprendre que parce que je tiens à aimer ma propre identité et la ligné
historique dont nous sommes issus, je veux par-là vivre dans une société
plurielle, faisant co-exister différentes cultures ? Et que je serai
d’autant plus accueillant que mon identité et mon histoire seront fortes et
respectées ?
Souci du peuple
et hauteur de vue en politique
C’est un trait de
notre époque que d’avoir pensé la proximité avec le peuple et ses
préoccupations comme incompatibles avec la vision politique. Il faut avoir bien
peu étudié l’histoire pour ne pas savoir que beaucoup de grands hommes ont
puisé leur vision politique dans la connaissance étroite du quotidien de leur
peuple, à commencer par Jules César, qui vécut son enfance dans une très
modeste famille patricienne, logée dans un quartier qui était considéré comme
plébéien. De ce creuset modeste, César sut faire une force.
A l’inverse,
comment ne pas être frappé par une classe politique actuelle dont le principal
souci semble de se préserver de tout contact avec le peuple, mais qui pourtant
ne fait que naviguer au gré des événements et de la communication éphémère,
sans cap et sans vision ?
C’est un triste
tropisme français que de confondre la morgue poudrée avec de la hauteur de vue.
En fait de vision, l’oligarchie gouvernante n’est que la descendance spirituelle
de l’aristocratie méprisante de l’ancien régime, aussi dédaigneuse et infatuée
d’elle-même qu’elle se montre incompétente et superficielle.
Sous un vernis de
modernisme, nous n’avons affaire qu’aux fantômes de cette sinistre caste
n’ayant pour objectif et pour vision que la préservation de ses privilèges. Ni
les prétextes humanistes et socialisants, ni les prétentions à l’action réelle
ne parviennent à entretenir encore l’illusion.
Celui qui se soucie
des difficultés quotidiennes de son peuple est qualifié de
« populiste », artifice de la division manichéenne des post-modernes,
comme si un tel souci était incompatible avec la vision politique.
S’il faut condamner
sans complaisance un populisme qui s’accompagne de démagogie – il faut dans ce
cas l’appeler poujadisme – force est de constater que beaucoup de ceux que l’on
affuble de ce nom ne font que réclamer la confrontation des théories à la
réalité, c’est-à-dire précisément ce qui permet de porter une réelle
perspective politique.
La vision politique
n’a rien à voir avec ce dédain affecté et maniéré, poussant des cris de dégoût
à la vue des réalités prosaïques. Elle est affaire de profondeur : il ne
s’agit pas de marcher à l’écart du peuple, mais au sein de lui en sachant dans
quel but et vers où nous voulons nous acheminer.
Penser que faire
rentrer des centaines de milliers d’hommes qui n’ont connu que la loi du plus
fort et qui considèrent les femmes comme un cheptel à disposition, toujours
fautives lorsqu’elles sont agressées, se résoudra par une intégration rapide et
naturelle, relève de cet aveuglement. Minimiser ce qu’en souffrent les victimes
est le luxe répugnant de ceux qui se préservent de toute difficulté derrière un
cordon doré et ne sont jamais avares de la souffrance, tant qu’elle n’est pas
la leur.
Se donner bonne
conscience et beau rôle par des mesures prétendument écologiques en déclarant
la guerre aux automobilistes et rendant leur circulation impossible, en
méprisant la majorité qui doit se rendre au travail, sans voir que les impacts
écologiques de telles mesures sont on ne peut plus désastreux, procède de
l’auto-satisfaction distante.
Croire que toute
dérégulation économique agira comme une baguette magique, exonérant au passage
les classes dirigeantes de tout devoir de faire preuve d’imagination, d’audace
et de vision stratégique, le marché se chargeant de penser à leur place, est
encore la marque de ces dégoûtés, masquant leur seul intérêt personnel derrière
ce qui est bon pour le peuple, surtout lorsque c’est à son détriment.
Ce que l’on appelle
trop souvent populisme n’est que la demande de confronter ses théories au réel,
de tremper ses idées toutes faites à l’efficacité du terrain.
Le populisme
possède deux dévoiements et non un seul : le plus visible et le plus connu
qui est de verser dans la démagogie, et le plus discret, celui de servir
d’alibi aux classes dirigeantes pour justifier de leur incompétence, détourner
l’attention vers ceux qui en émettent la critique et perpétuer indéfiniment
leur médiocrité au pouvoir.
Ont-ils oublié que
l’auteur de « the open society » s’est illustré par la confrontation
à l’expérience comme garante de la liberté ? Le pire ennemi de la libre parole
n’est pas son interdiction autoritaire – adversaire facilement identifiable qui
finira toujours par tomber – mais sa noyade sous des théories fumeuses qui ne
daignent pas se remettre en question et seront pour toujours persuadées de leur
bon droit.
La distance
méprisante n’est pas celle des hommes élevés mais le fait des autruches, qui se
croient haut perchées mais ont leur tête plongée dans la bassesse de leur
narcissisme aveugle. Le véritable esprit critique est simple, et n’a nul besoin
de s’entourer des mines hautaines et ampoulées qui sont la sûre trace des
imposteurs.
Interventionnisme
et efficacité économique
Encore une
« opposition insoluble » pour les tenants de la pensée simpliste, qui
nous enjoignent d’être soit dans le camp de la dérégulation, du laisser-faire
économique et du progrès, ou celui du « repli sur soi ». En matière
de repli sur eux-mêmes, les défenseurs de telles thèses en sont les champions
toutes catégories, ignorant tout du monde de l’entreprise et de l’économie
réelle.
Il est d’autant
plus hilarant de voir cette petite caste se targuer de « réalisme »,
quand elle ne vit que dans un monde artificiel de congrès, de cocktails et de
séminaires. Ceux qui président aujourd’hui à la plupart des initiatives de
politique économique n’ont peu ou pas du tout mis les pieds en entreprise,
n’ont jamais conduit de projet concret de leur vie, ont éventuellement effectué
un bref passage comme parachutés dans des comités de direction qui ne les a
jamais confrontés à l’action réelle.
La dérégulation
totale aboutit à ce que celui qui se démarque par une brillante initiative soit
aussitôt absorbé par une concurrence qui copiera et aplanira son idée. La
concurrence totale n’est pas le règne de l’efficacité, mais celui des
faussaires totaux.
L’efficacité
économique résulte de la mise en tension de deux forces contradictoires, qu’il
ne faut privilégier excessivement ni l’une ni l’autre : la création de
valeur et la mise en concurrence. Donner tout pouvoir au premier créateur peut
dégénérer en monopole et en abus de position dominante. Le mettre immédiatement
en concurrence, notamment en l’obligeant à tout révéler de ses secrets de
fabrication, lui ôte toute récompense légitime et décourage toute prise d’initiative.
La concurrence n’est
pas – contrairement à tous les poncifs – la force motrice de l’excellence mais
le moyen de la consommer et de la distribuer. L’ouvrir à tout vent tue la
valeur qui était en train de se constituer et prive ceux qui méritaient la
rétribution de leur initiative, de leur juste récompense.
Il en résulte qu’en
économie réelle, l’efficacité nécessite une dose importante d’interventionnisme,
se superposant au jeu de la concurrence. Interventionnisme que pratiquent du
reste les USA à haute dose, étant l’un des pays les plus volontaristes en la
matière, employant une articulation bien pensée des secteurs publics et privés.
Nous sommes bien
loin des discours binaires et débilitants de l’hymne à la concurrence et aux
marchés ouverts à tous vents, pratiqués par l’UE. Croire à cette fable d’une
toujours plus qui nous propulsera dans une monde merveilleux d’ouverture aux
autres relève au mieux de naïveté, au pire de malhonnêteté.
Un
interventionnisme bien tempéré apparaît comme une position bien plus fine et
réaliste, lorsque l’on comprend que le discours univoque et appauvrissant de la
concurrence sans règles n’est que la forme la plus aboutie du fanatisme des
esprits faibles.
Les bonnes
intentions affichées et sirupeuses du discours des post-modernes ne doivent pas
être combattues quant à leur contenu : on ne peut engager sérieusement la
conversation avec quelqu’un qui nous offre en tout préambule qu’il représente l’ouverture
aux autres, le progrès et la civilisation, ce qui est en soi
auto-contradictoire, la fatuité étant la forme la plus achevée de la fermeture
aux autres.
Il faut simplement
montrer par l’exemple ce qu’est une véritable discussion vivante et
contradictoire, présentant des problèmes humains comme une difficile
conciliation des contraires, non comme une lutte abêtissante du bien contre le
mal.
Les perroquets du
camp du bien apparaîtront alors d’eux-mêmes pour ce qu’ils sont : non des
défenseurs de la civilisation, mais les porteurs inquiétants de sa régression
vers les traits grossiers du simplisme et de la bêtise, ceux des gains faciles
et factices, attirant les médiocres qui se repaissent des restes d’un héritage
dont ils ne sont pas dignes.
Si vous avez aimé cet article, retrouvez la communauté de l'Orque pour de plus amples échanges et pour un nouveau projet de société : La communauté de l'Orque
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