De toutes les démocraties, il n’en est guère qui se soient enfoncées aussi
profondément que les USA dans toutes les perversions possibles du jeu
politique, mais il n’en est guère non plus qui aient laissé une totale liberté
de parole à ceux qui dénonçaient les fautes de leur pays.
Les jugements à l’emporte-pièce sur l’actuelle première puissance échouent
tous pour cette raison : les USA exercent la séduction du grand pêcheur
qui toujours demande rédemption, du mauvais garçon qui parle sans détour de ses
propres défauts.
Je ne peux moi-même me départir d’un sentiment de séduction pour ce pays
chaque fois que je m’y rends. Nulle part ailleurs ne pratique-t-on l’hypocrisie
sociale avec un pareil degré de sophistication, mais nulle part ne dénonce-t-on
celle-ci avec une telle fermeté sans détours.
La dualité américaine à travers
trois films récents :
Cette capacité qu’ont les Etats-Unis à faire punir l’une de leurs mains par
l’autre transparaît souvent dans leur production littéraire ou
cinématographique. Ces vecteurs culturels sont toujours trop timorés en France,
dans leur relation au pouvoir politique ou économique. Ce qui accroît encore la
séduction trouble des Etats-Unis, est leur capacité à sortir des livres ou
films « coup de poing », vous laissant le souffle coupé, dénonçant
avec autant de virulence leurs propres turpitudes qu’elles se sont enfoncées
loin dans la perversion.
Jusqu’à nouvel ordre, la production culturelle américaine joue un rôle de
contre-pouvoir, plus efficace que celui de leurs médias qui s’approchent
dangereusement d’une collusion avec leur gouvernement ou avec les grandes
firmes.
Inutile de préciser qu’en France, la collusion est devenue engluement
total, et qu’à part quelques brillantes exceptions telles que le triangle
« Causeur », « Marianne » et « Figaro Vox »,
transcendant les oppositions politiques et leur donnant pour cette raison une
liberté de ton accrue, la presse n’ose guère toucher aux pouvoirs constitués.
Trois œuvres cinématographiques récentes illustreront cette vigueur de
l’insolence américaine : Green Zone
de Paul Greengrass, Edward Snowden d’Oliver Stone, Captain
Fantastic de Matt Ross.
Je ne compte pas faire un résumé exhaustif de ces films : allez les
voir, ils en valent vraiment la peine. Je mets brièvement en exergue cette
capacité exceptionnelle qu’ont encore les USA à prendre de front leurs propres
errements.
Green Zone revient sur le mensonge des armes de destruction massives
ayant servi de prétexte à l’intervention américaine en Irak. S’il n’apprend
rien de ce que l’on ne sait aujourd’hui avec le recul, son réalisme digne d’un
reportage en direct décuple la force du message.
Le spectateur accompagne avec une horreur croissante le jeune officier un
peu idéaliste (Matt Damon), reconstituant petit à petit les crimes de son
propre gouvernement : bien avant l’intervention, des émissaires de l’état
fédéral avaient rencontré en secret l’un des chefs d’état major de Saddam
Hussein, sur le territoire jordanien.
Le général irakien, dont les motivations ne pouvaient être que sincères
étant donné les risques qu’il prenait vis-à-vis de la tyrannie baasiste,
révélait preuves à l’appui qu’un programme d’ADM avait bien mis en place dans
l’Irak de Saddam Hussein, mais qu’il avait été abandonné depuis des années.
Retranscrite par les spin doctors de Washington, cette entrevue fut
totalement inversée, confirmant l’existence d’un programme d’ADM en pleine
activité. Lorsque le jeune officier parvient à reconstituer cette vérité, ses
propres supérieurs font tout pour l’éliminer, lâchant sur lui les forces
spéciales ainsi que sur le général irakien, afin de faire disparaître toute
trace de leur mensonge. Dans un ultime face à face, le général conclut que de
toutes les façons, le gouvernement américain ayant décidé que cette
intervention aurait lieu, toute vérité devenait bonne à travestir.
L’émissaire gouvernemental campé dans le film joue délicieusement ce que
l’on ne peut qu’appeler une ordure de première catégorie : élimination de
ses propres hommes s’ils se mettent en travers de ses mensonges d’état et de
son ambition personnelle, assassinat ou torture des irakiens repentis cherchant à coopérer
pour limiter les dégâts et conserver un semblant de structure dans le pays,
truquage des résultats obtenus alimentant la presse pour qu’elle propage ces
mensonges, le tout opéré dans une « green zone surréaliste », enclave
indécente où le gratin de Washington organise une vie d’hôtel cinq étoiles avec
piscine et cocktails au milieu d’une Bagdad dévastée et livrée au pillage.
Tout ceci est filmé avec un réalisme crû et une foultitude de détails qui
rendent le message implacable. Le film est un brûlot appelant directement au
procès rétroactif de toute l’administration en place à cette époque pour
scandale d’état.
Verrait-on un tel film aujourd’hui en France ? Hélas non. Notre
habitude de ménager le fait du prince, la combinaison si fréquente de la peur,
de l’arrivisme et de la résignation cynique de ceux qui pourraient prendre la
parole laisse trop souvent indemnes les pouvoirs constitués. Ceux-ci ne sont
atteints en France, que lorsqu’ils se déchirent entre eux : même dans la
dénonciation, nous ne savons guère sortir du bourbier des relations
incestueuses.
Nous avons su sortir de tels films à une époque éloignée en France. Deux hommes dans la ville (avec l’aide
du réalisme italien) ou Le professionnel
étaient des dénonciations directes de la raison ou des abus d’état. Toujours
d’ailleurs, selon une variation sur le couple de Javert et Jean Valjean :
nous devrions puiser dans l’excellent fonds de notre dix-neuvième siècle pour
affronter le monde moderne.
L’Edward Snowden d’Oliver Stone montre
les mêmes qualités de réalisme direct que Green
Zone, dévoilant les entrailles de la NSA avec des détails qui ne peuvent
s’inventer.
Les américains savent tout autant parodier leurs propres mythologies qu’ils
les emploient pour s’encenser. Le patron de Snowden est surnommé « Captain
America », car il en a le physique. Il conduit les pires mensonges d’état
en toute impunité et avec la plus parfaite bonne conscience : un condensé
des pires perversions intérieures cachées derrière un sourire à la dentition
parfaite et un regard bleu horizon. Oliver Stone inverse les symboles avec
délectation, montrant la silhouette dégingandée de Snowden recherchant
difficilement et avec hésitation l’étroit chemin de la véritable honnêteté, qui
n’a rien de rutilant ni de magnifique.
On pense bien entendu à toutes ces prises de recul dont les USA ont le
secret, avouant encore l’amour de leur pays mais en en démolissant tous les
faux semblants : la réalité des légendes de l’ouest dans l’Unforgiven de Clint Eastwood, dont la
seconde moitié de la carrière a été consacrée à parodier son propre personnage
ou le Born in the USA de Bruce
Springsteen, repris au premier degré par les partisans de Reagan qui se
seraient rapidement ravisés s’ils en avaient écouté les paroles plus de deux
secondes.
Je fus moi-même employé pendant quatre ans par l’une des major companies de
l’industrie américaine, et enrôlé à ce titre dans leur programme d’intégration
des nouveaux arrivants, en séminaire fermé d’une semaine. Le niveau de
propagande de cette entreprise « à forte culture » atteignait un tel
degré de ridicule que j’en plaisantais avec l’un de mes futurs collègues,
d’origine russe ayant connu le régime soviétique, en lui demandant si cela lui
rappelait les Komsomol. Fort
sympathique, il me répondit en riant et du tac au tac : « tout à
fait, sauf que là-bas la propagande était mieux faite ».
L’une de mes condisciples américaines, par d’imperceptibles sourires devant
la bouillie mentale qui nous était infligée, m’invitait à ce que nous en
parlions pendant une pause-café. Très Nouvelle
Angleterre dans ses vêtements et sa façon de s’exprimer, elle me dit avec
la plus grande élégance qu’il s’agissait bien entendu de « brain
washing », et que cela faisait partie des passages obligés du processus
d’intégration des jeunes employés.
Ce mélange de cynisme et de candeur absolue conservée en façade me laissa
sans voix, quasi admiratif. C’est une grave erreur de penser les américains
primaires ou stupides, car après cette première rencontre, en côtoyant ce pays
pendant plusieurs années, je n’ai jamais rencontré d’américains, même parmi les
moins éduqués, qui n’aient une parfaite lucidité sur la part d’illusion et de
faux-semblants de leur ordre social. Ce réalisme n’interdit en rien un
patriotisme chevillé au corps, et un attachement malgré tout à l’American Dream, moitié chimère moitié vision
réelle, demi-mensonge et demi-croyance sincère.
Captain Fantastic enfin, met en scène un papa solo campé par Viggo
Mortensen, élevant ses six enfants selon une éducation très atypique : un
mélange d’intellectualisme de gauche progressiste sur le plan cérébral, mais un
survivalisme sur le plan pratique rendant les enfants aptes à pécher, chasser,
dépecer une proie, donc à survivre dans la nature la plus rude de façon
totalement indépendante.
Il y a dans cette éducation - et la référence y est faite dans le film
explicitement - une part de l’idéal de la cité platonicienne, du village
d’hommes indépendants rompant avec tout ordre social pour bâtir une communauté
excellant à la fois dans la philosophie et dans l’action. J’ai d’autant plus
apprécié cette référence que malgré mes propres rêves de communauté inspirée
des mêmes sources, le récit ne verse pas dans la naïveté. Le projet du père
parait parfois admirable, parfois verse vers des pentes dangereuses, que tout
homme qui appelle de telles communautés de ses vœux doit connaître de façon
lucide.
Les enfants se retrouvent totalement décalés dans leurs relations sociales
avec les autres, notamment lors de leurs premières relations amoureuses.
Sur-éduqués et armés intellectuellement, ils ne peuvent mettre leurs connaissances à profit pour se développer : l’ainé est admis à Princeton
ou Stanford, mais ne peut s’insérer dans ces universités trop attachées à l’ordre
social existant. Enfin, le danger guettant tout village communautaire fermé est
de devenir une sorte de secte, se donnant ses propres lois mais avec tous les
abus que cela peut comporter : l’éducation à la dure des enfants dans le
rapport à la nature peut paraître exemplaire, mais serait assimilée à de la
maltraitance selon nos lois courantes, en partie à raison.
Captain Fantastic tient cependant un discours qui choque à peu près tous
les canons de la bienséance de la société américaine : les enfants tiennent
un discours marxiste et anticapitaliste, fêtent l’anniversaire de Noam Chomsky
en lieu et place des fêtes traditionnelles, enfin foulent au pied les croyances
religieuses pour leur substituer une sorte de panthéisme universel. Pour ceux
qui connaissent mes écrits, il s’agit de convictions que je ne partage
nullement (seul le thème de la communauté libre platonicienne résonne avec mes
propres engagements), mais j’avoue une admiration certaine pour qu’un film ose
tenir de tels messages au cœur de l’Amérique.
Facilement acceptables en France, les convictions affichées dans Captain Fantastic représentent un niveau
de subversion inouï pour les USA. Là encore, la liberté de ton force
l’admiration, en contrepoint de l’hypocrisie puritaine ou de la croyance dans
le dieu-marché.
La source d’inspiration de Captain
Fantastic puise cependant dans l’un des fonds les plus traditionnels de
l’imaginaire américain : celui de Mark Twain. Le rêve du père et de sa
famille est le mode de vie de Tom Sawyer et d’Huckleberry Finn. Une grande
partie de la vie sociale américaine maintient une forte tension entre un
respect du contrat social touchant parfois à l’extrême conformisme, et la
tentation de rejeter le même contrat social en renversant la table, appelant au
mode de vie des pionniers d’origine, libres, indépendants et se suffisant
entièrement à eux-mêmes. Pour cette raison, il n’est pas étonnant que les
tentatives de communauté auto-gestionnaires soient allées très loin aux USA,
exerçant encore une certaine fascination.
Pour conclure sur l’ambiguïté américaine, il faut dire deux mots de la
Silicon Valley. J’étais au cœur de qu’elle est il y a trois semaines, et ceci n’a
fait que confirmer mon impression. Haïe ou encensée, la Silicon Valley est
devenue pour certains le symbole de la déstabilisation sauvage de l’économie,
de l’uberisation des rapports marchands et sociaux, de la précarité pour tous
et pour d’autres la caverne des merveilles, de l’innovation et de l’esprit d’entreprise.
Le problème de ces visions hémiplégiques n’est pas d’être fausses, mais d’être
toutes deux vraies.
J’ai senti le pouls profond de la Valley, non lorsque je suis allé dans l’un
de ces hangars technologiques dont elle a le secret, mais dans une petite
maison, au beau milieu d’un quartier résidentiel comme il en existe tant aux
US, dans laquelle les jeunes dirigeants que nous devions rencontrer nous
recevaient. Une rencontre avec des amis pour un barbecue aurait commencé de la
même façon : nous rentrions dans l’intimité d’une maison privée, prenions
un café dans la cuisine, traversions un salon où régnait un joyeux désordre
personnel. Mais les pièces étaient également parsemées de PC çà et là, de
bibles du C++ et de composants électroniques : nous savions que c’est ici
que tout s’élaborait, dans cette ambiance familiale faussement décontractée,
dont chacun de nous savait ce qu’elle devait recouvrir de travail acharné dans
toutes les conditions.
Les jeunes « geeks » qui nous recevaient étaient de véritables
passionnés de leur domaine, passionnés scientifiques et technologiques habités
par leur recherche. Les critiques primaires de la Valley manquent toujours leur
but si elles ne reconnaissent cet authentique attachement. Par ailleurs,
contrairement aux propos de l’endive qui est l'actuelle favorite des présidentielles
françaises - cherchant à nous faire croire qu’il connaît quelque chose au monde
de l’entreprise - le but premier de ces jeunes gens n’est pas de devenir
milliardaire. Entrepreneur est d’abord le choix d’un mode de vie et la
préservation sacrée de son indépendance avant que d’être une ambition. Si
Jobs avait eu pour but premier de gagner de l’argent, Apple serait aujourd’hui
très loin de ce qu’elle est. Le leitmotiv des jeunes entrepreneurs de la Valley
n’est pas, selon la bêtise creuse de notre candidat lyophilisé, « qui veut
gagner des millions », mais la belle sentence de Kipling : « On
ne paie jamais assez cher le fait d’être son propre maître ».
Bien entendu, il est également vrai que derrière ces attachements
sympathiques, le moteur de l’ambition et du gain existent. Ces jeunes gens
sont-ils de sympathiques intellos californiens issus de Stanford voulant sincèrement
améliorer le monde, ou des vampires sans merci, prêts par la suite si leur
entreprise décolle à bousculer et détruire tout ce qui entrave leur passage, y
compris au prix de dégâts humains considérables ? Ils sont ces deux choses
à la fois, et l’on ne peut capturer l’essence de la Valley si l’on n’admet ce
paradoxe, image amplifiée de la dualité américaine. Enseignements essentiels pour
nous-mêmes, que nous perdions si nous condamnions la Valley de façon
unilatérale, mais qui nous dévoreraient si nous cédions à l’adoration béate de
certains.
J’ai une fois de plus beaucoup de plaisir à écrire à contrepied, en
choisissant de publier un éloge paradoxal des USA au moment même où Donald
Trump prend ses fonctions, sans évoquer le nouveau président qui occupe l’actualité
mais en lui consacrant quelques lignes seulement maintenant. Car Trump n’est
pas une cause, une explication, mais un effet, une résultante finale. Je l’ai
déjà dit dans un autre article que certains ont pris à tort pour une adhésion à
son discours : Trump est ce qu’il est, le répéter même avec effroi est une
non-information, ne nous apprenant rien que l’on ne sait déjà. Mais il est un
révélateur de personnes intérieurement aussi souillées que ce que lui-même
montre au grand jour, voire plus, qui y rajoutent l’hypocrisie de vouloir se faire
décerner des brevets de respectabilité.
Je ne m’intéresse donc pas à Trump ou au clan Clinton, qui sont la surface
bruyante des choses, mais à l’Amérique qui survivra dans la durée. Celle qui nous a adressé une fois de plus ce message, que
tout en croyant encore au rêve américain, elle demeure parfaitement lucide sur
les multiples façons de le pervertir. En retrouvant récemment les USA, j’ai à
nouveau senti l’amour que j’avais pour ce pays, avec ses immenses défauts, et
sa manière si particulière et si attachante de les reconnaître pour nous inviter
finalement à en être proche.
L’Amérique de Trump comme celle de Clinton n’existent pas. L’Amérique qui m’intéresse
et que j’aime est celle de Chandler, de Wayne Shorter, de Carl Lewis, de Clint
Eastwood, de Philip K Dick, de Snowden, des ouvriers de Détroit comme des
intellos de Boston, celle qui nous exaspère parfois mais qui ne cesse de se
réinventer, tenant bon l’amour de son pays dans le rêve initial de donner une
voix à chacun, hésitant sans cesse derrière une fermeté de façade, en
définitive si humaine.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire