Je suis toute l’activité des hommes, mais je ne suis qu’un presque rien,
une simple passerelle, un passage, l’essence même de l’échange.
Pour cette raison rien ne m’arrête, non par la force, mais par une douce insinuation, invisible, patiente, inexorable. Je suis comme l’eau, car quiconque veut me barrer la route ressemble à ce roi qui envoyait son armée contre la mer, avec l’ordre de stopper la marée montante. Les civilisations asiatiques ont compris mieux que toute autre ce pouvoir de l’élément fluide, plus fort que la plus dure des pierres. L’infiltration, toujours victorieuse de la confrontation.
Quiconque s’énerve contre moi et pense s’affranchir de mon courant le paie
au double. Je suis ce principe de la nature qui veut que l’on n’obtient jamais
rien de profond par la force. Pour que je donne, il faut donner, passer par
tous mes points, il n’est pas plus possible d’y échapper qu’à une vérité de
l’arithmétique.
Pour tout cela, certains me haïssent et voient
en moi le principe de toute corruption. D’autres me vénèrent comme une déesse
et voient en moi la source de toute prospérité et de toute civilisation.
Ces deux groupes d’hommes ont un peu raison, grandement tort, et sont
surtout simplistes et simplets.
Les uns se disent les gardiens de la fraternité, m’accusant de la noyer dans
l’échange intéressé. Les autres prétendent être mes défenseurs, en me prenant
pour la source de toute liberté. Je me ris de la sottise de ces deux poseurs.
Oui avec moi tout se négocie. Ai-je pour autant prétendu représenter toutes
les dimensions de l’homme ? Oui j’incarne une certaine forme de liberté,
celle de poursuivre ses buts en individu autonome. Mais lorsque ces libertés
rentrent en conflit et en contradiction, alors seulement la véritable réflexion
commence. Notamment lorsque mes buts dénient aux autres leur propre liberté. Le
dialogue devient alors tendu, complexe, tout n’est pas simple affaire d’appréciation
et de choix personnels.
Il ne faut pourtant pas chercher bien loin pour rencontrer ces premières
marches, et rentrer dans mon exploration. Des enfants mal grandis restent
indéfiniment à l’entrée de la porte, l’un clamant « fraternité », l’autre
« liberté » à tue-tête, afin qu’on les remarque bien. Ils doivent
surtout adorer leur propre image pour se comporter ainsi, n’avoir pour seul
souci que d’être dans le camp des bons et des purs, pour ne pas même franchir
la première étape de la connaissance.
Je n’ai pas mon pareil pour libérer l’énergie et la motivation des hommes.
Malheur à qui sous-estime ma puissance. Je suis semblable en cela à l’énergie
nucléaire. Nul ne m’égale pour libérer les forces. Mais sans connaissance de
mon mode de fonctionnement, mon énergie peut se tourner en fureur dévastatrice.
Je suis également semblable à la mer. Me désavouer est absurde, revient à
renier la puissance même de la vie. Me rendre un culte est ignorer à quel point
je peux être traîtresse et redoutable. Ce sont deux réalités toutes deux
vraies, indépendantes l’une de l’autre. N’en voir qu’une, ou lier l’une à l’autre,
est le propre des esprits faibles.
Il se trouve même, parmi mes dévots, certains qui prétendent être experts
de ma personne et m’étudier entre les murs d’une université comme un
entomologiste le ferait de sa collection de cadavres d’insectes. Ceux-là sont
de loin les plus ridicules, ceux qui m’ignorent le plus en prétendant me
connaître. Car mon école est rude : elle est comme le combat de rue. Celui
qui n’a pas senti mon feu sur sa peau, pour faire bondir ses projets comme pour
se brûler cruellement, ne connaît rien de moi. Mes précieux ridicules sont
comme ceux qui disent connaître les arts martiaux en ayant lu tous les livres,
mais n’ayant jamais vécu un seul combat.
Ils tracent des arabesques mathématiques fort compliquées pour ne
représenter que des réalités bien trop simples pour m’appréhender. Ils pensent
qu’en mon sein, l’on recherche l’équilibre et finit par l’atteindre. Ont-ils
pensé deux minutes que dans le monde du vivant, l’équilibre est synonyme de
mort ? Je maintiens des déséquilibres permanents, fuyants, paradoxaux,
imprévisibles comme les courants.
Faut-il renoncer à prévoir mes caprices ? Non, mais il faut voir leur
immense fresque, le canevas de toutes les comédies humaines dont j’abrite l’océan.
Pour réellement prendre ma mesure, il faut rentrer profondément dans tous les
jeux humains de la coopération, qu’elle soit sincère ou feinte, bâtisseuse ou
traîtresse. Dilemme du prisonnier. On ne peut me saisir qu’en voyant ces
millions d’aspects de la coopération humaine, les plus admirables comme les
plus bas. Je suis l’ambition, je suis le rêve, je suis les bâtisseurs et les visionnaires,
je suis aussi les traîtres, les usurpateurs, ceux qui attendent patiemment dans
l’ombre que les hommes qui agissent aient presque fini leur œuvre pour s’en
approprier le mérite. Je suis tous ces aspects de l’homme.
Les pauvres modèles qu’ils emploient pour me représenter sont bien loin du
compte. Les seuls qui ont su m’approcher par les constructions de l’esprit ont
compris que j’avais un rapport profond et intime avec le jeu, avec tous les
jeux. Je suis les échecs, le bridge, l’awélé, le go. Je suis aussi tous les
jeux de coopération et de trahison, d’alliance et de revirement, d’anticipation
sur ce que les autres anticipent. On commence à ne me bien décrire qu’en
peignant un immense enchevêtrement de toutes les stratégies possibles, se
combattant et évoluant en permanence, une fresque de tous les jeux possibles
comme l’évolution des espèces représente une fresque de toutes les facettes du
vivant se répondant sans cesse.
Oui, l’on peut me haïr pour ceci. Je suis perverse, cela est vrai, comme l’est
le jeu. Mais mon principe est indispensable à la vie. Je suscite le désir et l’amour
comme le fait une très belle femme, représentant tout à la fois l’espoir et les
futurs, sans jamais quitter un brin de perversité qui attise d’autant plus la
convoitise envers moi.
Certains prétendent qu’il faut entièrement me laisser faire, ne me barrer
en rien et que c’est là la clé du bonheur et de la liberté des hommes. Pauvre
adolescent naïf, pensant que j’apporte le bonheur à tous les coups, de façon
infaillible, par une sorte de recette magique. Oh oui, je ne donne ma pleine
puissance que lorsque l’on fait pleinement confiance à l’autonomie des hommes.
Je suis l’auto-organisation dans son essence, il ne faut pas m’interrompre
lorsque je lance sans retenue les dés des opportunités et des coïncidences.
Mais penser que cela aboutit de façon infaillible à ce qu’il y a de mieux, …
comme ils ont dû peu vivre.
Ils confondent tout, la trajectoire qu’il faut laisser rouler et l’endroit
où elle aboutit, qui dépend d’une configuration extrêmement complexe, propice à
tous les paradoxes. Je suis comme un paysage contrasté. Celui qui se promène en
moi traverse de riantes vallées, entame l’ascension de pics sublimes jouxtant
des gouffres sans merci. Je déploie une végétation luxuriante à l’explorateur
émerveillé, mais certaines de ces magnificiences sont des pièges vénéneux et
mortels, des plantes carnivores vous attirant doucement dans leurs cils.
En sciences physiques, les étudiants de première année connaissent déjà l’existence
d’équilibres locaux, multiples, parfois innombrables. Lorsque l’on est coincé
dans l’un de ces puits, il faut bien intervenir pour s’en échapper. Mes dévots
comparent seulement les profondeurs des puits entre eux, pensant que l’on finira spontanément par se diriger vers le meilleur, sans
considération aucune de la topologie. Ils pensent entrer dans ma complexité,
mais n’ont pas même le niveau de réflexion d’un étudiant en sciences physiques
de première année.
J’offre cent mille chemins vers des paradis luxuriants, dont seule j’ai le
secret. Mais il y a des façons plus innombrables encore de pervertir mes
sentiers. Telle je suis : je ne peux mener sûrement vers le paradis, car
je ne suis qu’un formidable amplificateur des rêves et des désirs, y compris
lorsque les hommes se perdent dans leurs cauchemars. Je suis incontournable,
mais gare à celui qui ne se pose jamais la question du jeu auquel il est en
train de jouer. Je peux mener à la suprême félicité des bâtisseurs, mais seulement
à qui sait éviter le dévers permanent et puissant du jeu des usurpateurs, de
ceux qui font une profession de s’attribuer les mérites sans avoir rien fait.
Les idiots ne voient que des libertés de choix partout, ils ne peuvent en
penser les conflits, les contradictions, les libertés s’arrêtant là où
commencent celles des autres. Ils prétendent chanter ma beauté, mais vivent
eux-mêmes dans un monde uniforme sans rien de saillant, une culture de choix
indifférenciés. Nul surprise de les voir relativistes, incapables de percevoir
ce qui fait sens. Lorsque les modernes SS progressent de façon visible pour un
enfant de 5 ans, ils ne savent pas reconnaître une stratégie évidente de conquête
et d’écrasement, et ne parlent que fadement de liberté de choix et de droits
personnels.
Comme une femme désirable, je suis troublée par celui qui me comprend si
bien qu’il me perce et me touche. Celui qui en appelle au libre déchaînement de
mes forces, en sachant pertinemment que les dégâts seront sans commune mesure
si le jeu tourne à un piège pervers. Lui seul a su décrire comme il le fallait
Ludimania, mon univers, le monde des jeux humains.
Je t’aime Nicolas Machiavel.
Si vous avez aimé cet article, mes deux livres sur le monde de l'entreprise et plus généralement sur les pièges de la société moderne. Egalement disponibles au format Kindle :
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