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vendredi 6 mai 2016

La renaissance de l'auto-gestion


L’alternative et l’exemple

La critique du libéralisme d’aujourd’hui place les débatteurs dans une position inconfortable. Nous sentons tous que nous arrivons à une limite de l’économie de marché, par son incompatibilité croissante avec une vie sociale stable, par l’absurdité d’une césure humaine entre cohortes de chômeurs et employés en surmenage, par un étirement des inégalités devenu obscène, laminant ce socle des sociétés démocratiques que sont les classes moyennes.

Tous jouent par obligation le jeu du monde de l’entreprise, mais chacun le déteste secrètement, sachant pertinemment qu’il n’a plus rien à voir avec l’esprit d’entreprise, qu’il n’est plus qu’un asservissement, qu’il porte les usurpateurs au pouvoir et non les meilleurs.

Nous ressentons tous le besoin de briser ce cercle de la non-raison, mais comment procéder ? Certains plaideront pour davantage de libéralisme : selon eux, le problème ne provient pas de l’économie de marché, mais du fait que nous ne sommes pas allés encore assez loin dans celle-ci.

Les tenants de cette thèse ont-ils lu Paul Watzlawick, penseur pourtant étiqueté libéral : face à une solution qui ne marche plus, l’un des travers humains est de rajouter encore plus de celle-ci. Le libéralisme devient ainsi l’inverse de sa finalité initiale : une incantation et non l’action de la raison critique en économie.

La critique ne suffit pas : celui qui n’a pas de contre-proposition et de projet de société se perdra en velléités ou en agressivité pure. En politique, la valeur de l’exemple surpasse tout discours.


La protestation comme aveu de faiblesse

Un trait m’a toujours choqué dans les actions syndicales ou protestataires : elles se placent d’emblée en position de faiblesse, en opprimé face à l’oppresseur. Protester pour des avantages ou le maintien de certaines positions, c’est admettre que l’on est dépendant du bon vouloir du dirigeant. Les modes classiques de protestation avalisent le statut de salarié, c’est-à-dire de personne dont la subsistance dépend directement de décisions prises par un hiérarchique.

La subversion véritable, celle qui est profondément dérangeante et questionne l’ordre social dans ses fondements, n’est pas la protestation même véhémente, mais l’indépendance. Ignorer un ordre des choses - en marquant même son mépris pour lui - l’oblige à se remettre bien plus profondément en cause qu’une révolte qui fait du plaignant un quémandeur.

Nous ne devons pas atteindre la colère mais le dédain. Nous ne protestons pas contre le jeu social actuel, nous devons construire le nôtre, qui suit ses règles propres.


Toute politique alternative doit s’appuyer sur un moteur économique

Les projets de société alternatifs pêchent très souvent par un côté : ils pensent qu’il suffit d’édicter ce que l’on souhaite, de le poser pour enclencher l’action politique. Un projet politique ne peut consister en une suite de définitions ou même d’objectifs. S’il ne prépare pas le moteur qui donnera de la puissance à son action, il restera lettre morte.

La puissance de l’économie et des mécanismes de marché ne peuvent être ignorés, que leur principe nous plaise ou non. Ceux qui rêvent d’un retour à des économies dirigistes ou planifiées méconnaissent un facteur décisif : la puissance inégalée des mécanismes d’auto-organisation, ceux qui sont à l’œuvre dans tout organisme vivant, et qui investissent les créations du numérique aujourd’hui.

L’auto-organisation est la seule force capable de faire face à l’extraordinaire combinatoire des économies modernes. Sa puissance est telle qu’elle possède toujours une longueur d’avance sur l’action politique, à la fois en vitesse et en profondeur. Il y a plusieurs décennies, les mécanismes d’auto-organisation surpassaient le politique par la profondeur de leur impact social, mais étaient encore relativement lents et pouvaient être contenus par la loi. Tout le drame du monde moderne est qu’ils sont devenus à la fois plus profonds et plus rapides que toute intervention politique.

Mal dirigés – ce qui est le cas actuellement – leur puissance est dévastatrice. Nous critiquons beaucoup nos politiques, mais ils sont avant tout désemparés, impuissants et égarés, avant que d’être condamnables. Le rythme des transformations économiques est ce qui conduit véritablement le monde, tandis que les « décisionnaires » politiques ne décident précisément de presque plus rien, essayant péniblement de suivre le mouvement. 

Que certains de ces politiques profitent de leur propre déchéance pour se servir et détourner le bien public à leur profit doit évidemment être sanctionné de façon exemplaire. Mais cela reste un phénomène secondaire dans la crise que nous connaissons. Avant la critique du politique, c’est à la folie de logiques collectives investies d’une puissance inédite qu’il faut s’attaquer.

Cette nouvelle puissance des mécanismes d’auto-organisation induit de nouveaux moyens d’action. Seul un mouvement investi lui aussi de la puissance auto-organisée peut contrecarrer les dérapages croissants du néo-libéralisme économique. L’action politique ne peut se contenter d’édicter des règles. Elle nécessite une forme de ruse indirecte, où l’emploi de mécanismes d’auto-ajustement rentre en conflit avec les mécanismes existants, et parvient à l’équilibre recherché.

Nous préconisons la mise en place de sociétés indépendantes et auto-gérées, en parallèle de l’actuel monde de l’entreprise. Si ceci peut paraître utopique, dans les situations d’extrême crise telles que celle que nous vivons, ce qui semble raisonnable se révèle utopique, tandis que c’est une solution utopique qui s’avère bien souvent être le chemin concret vers la sortie, à partir du moment où cette utopie a le courage de se confronter à l’épreuve du réel. Ainsi, créer un parti politique ou tenter de créer un mouvement de protestation me paraît aujourd’hui bien plus utopique et irréaliste que de monter des sociétés auto-gérées.


Permettre à l’individu de se redéployer

Pourquoi des sociétés auto-gérées ? Parce qu’elles appuient sur toutes les failles et défauts du libéralisme économique moderne et peuvent l’obliger à se corriger. Ce dernier est en train de périr de ses paradoxes, entraînant hommes et nations dans sa chute. L’auto-gestion revisite l’ensemble des contradictions de nos sociétés modernes, et y apporte des solutions.

La première grande contradiction du néo-libéralisme est qu’il scande la réalisation de soi-même – jusqu’au niveau d’une injonction – mais qu’il prive chaque jour un peu plus les individus d’y parvenir. Il n’existe pas d’intermédiaire entre un monde de l’entreprise de plus en plus aliénant et la sortie de celui-ci, qui est synonyme aujourd’hui de déclassement social. Selon une analogie mécanique, l’économie d’aujourd’hui est un engin roulant qui n’a pas de point mort, ou devrait-on dire de « point libre », où l’on suspend un instant le mouvement pour rendre toutes les réorientations possibles.

La réalisation de soi implique avant tout la construction d’un projet personnel. Celui-ci passe par des phases de maturation, nécessitant des changements de cap. Un tel redéploiement des objectifs de chacun est rendu aujourd’hui de plus en plus difficile : à moins de faire partie des quelques privilégiés qui ont suffisamment de capitaux devant eux, l’homme d’aujourd’hui ne peut réorienter sa vie sans pertes importantes.

Les sociétés auto-gérées créent cet espace au sein duquel le temps est suspendu, la prise de recul redevient possible. Leur objectif n’est pas la rentabilité, mais l’auto-suffisance. Dès lors que ce but minimal est atteint, l’individu peut consacrer plus de temps à apprendre de nouveaux métiers, à se perfectionner dans un savoir-faire qui lui tient à cœur. La solidarité collective se montre une fois encore un garant essentiel de la liberté individuelle, et non son adversaire, comme le discours néo-libéral tend à nous le faire croire. L’entraide permet de se décharger plus rapidement et simplement de l’angoisse de l’auto-suffisance matérielle, afin de se consacrer à d’autres buts.


Lenteur et gratuité

La seconde grande contradiction de nos sociétés modernes peut s’appeler « paradoxe de la valeur ». Tout ce qui a de la valeur nécessite de la lenteur, et une forme de gratuité pour être produit. Je souligne volontairement ces deux mots qui sont devenus des quasi-provocations dans la société post-moderne. Mais de même que l’on concède au discours néo-libéral qu’il est impossible de passer outre l’auto-organisation en économie, celui-ci doit ouvrir les yeux sur le fait que ces deux termes – lenteur et gratuité – sont les conditions indispensables de la créativité, qu’on le veuille ou non.

La pression constante du temps et des résultats ne fait pas bon ménage avec la créativité. Une création profondément personnelle nous fait investir plus que de l’intelligence ou de la technique : elle mobilise l’identité même d’une personne, son caractère, ses émotions, son histoire. Un tel ébranlement nécessite du temps et doit être accompli par pur plaisir, sans autre but que lui-même. Lorsque l’homme se lance à la poursuite de son ergon aristotélicien, son action est à elle-même son propre but.

La recherche permanente de la rentabilité et de la rapidité induisent des comportements déviants, surtout lorsqu’elle est appuyée par de simples indicateurs externes, sans compréhension des métiers qui y sont impliqués.

Il deviendra plus avantageux de s’approprier le travail des autres que de le conduire soi-même, aboutissant à porter aux postes de décision une caste d’usurpateurs et d’imposteurs.

L’on rognera sur la capacité à maintenir sur le long terme le bien produit, parce que les effets indésirables ne seront pas immédiatement apparents. La puissance et la qualité d’une conception se dévoilent par cette réalité très terre à terre qu’est la maintenance d’un produit ou d’un service. La maintenabilité départage celui qui a véritablement conçu un produit de celui qui n’a fait qu’empiler des actions ad’hoc.

Une société auto-gérée ne souffrira pas de ces déviances, corrélatives de la rentabilité et de la rapidité à tout prix. Celui qui ne recherche que l’auto-suffisance pour poursuivre d’autres buts n’a pas à prouver en permanence – de façon caricaturale et déformée – ce qu’il a accompli.


Mettre en concurrence sociale la mise en concurrence économique

Le néo-libéralisme ne fait qu’encourager le court-termisme dans tous les domaines. Le simplisme – et l’échec – du raisonnement néo-libéral est d’oublier la puissance des apparences. Ce que la société néo-libérale optimise n’est pas l’efficacité mais l’apparence de l’efficacité.

Son stade terminal n’est pas la prospérité des nations mais un ordre social ultra inégalitaire, constitué d’une petite minorité d’usurpateurs et d’imposteurs régnant sur une majorité d’esclaves. Même la règle « que le meilleur gagne », qui pourrait encore être considérée comme dure mais juste, n’est qu’un vernis se craquelant de toutes parts : seuls les meilleurs dans l’art de la défausse, de la récupération du travail d’autrui et de la perversion narcissique sont gagnants à cet étrange jeu.

Le créatif véritable est lent, n’agit pas par intérêt et ne paie pas de mine. C’est pourtant lui qui est à l’origine de la création de valeur.

Les sociétés auto-gérées exerceront une pression constante sur l’actuel monde de l’entreprise. Car ses éléments de plus grande valeur finiront par être bien plus tentés de vivre dans des sociétés auto-gérées que dans le monde néo-libéral : leur apport sera reconnu sans commune mesure, et le soin apporté à leurs propres projets bien mieux pris en compte.


L’auto-gestion retourne en quelque sorte le principe néo-libéral contre lui-même : elle met en concurrence la mise en concurrence, montrant que cette dernière est sans signification en dehors du critère que l’on valorise, et offre par l’exemple un marché du mieux-disant social qui fait pression sur le monde économique.

Les SCOP représentent aujourd’hui 23 000 entreprises regroupant 1,2 million de salariés en France. Elles génèrent un chiffre d’affaires cumulé de 307 milliards d’euros, résultat progressant régulièrement à chacune des 10 dernières années. Leur capacité à stimuler l’innovation et à produire des biens de qualité reconnus à l’international est maintenant une réalité.


Gageons que les hommes véritablement compétents et engagés choisiront de plus en plus souvent cette voie - avec celle de la création d’entreprise - laissant les tristes directeurs du CAC 40 et autres grandes sociétés se vautrer dans leurs batailles de salaires délirants et immérités, de guerres d’ego et de narcissisme, d’attitude consistant à être clients de leurs équipes et non véritables meneurs d’hommes.


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