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lundi 29 février 2016

Même un dieu n'aurait pu le concevoir...



En hommage à Enki Bilal


Salut à toi Nikopol.


- Te voici de retour Horus ? Je croyais que tes congénères t’avaient condamné à au moins 1000 années d’immobilité pour violation du code des dieux égyptiens. J’espère que tu ne viens pas m’embarquer dans une de ces aventures dont tu as le secret, dans le seul but de servir tes desseins mégalomaniaques !


- Non Nikopol, cette fois je n’ai aucun objectif précis. Juste de la stupeur, de la curiosité, et un message à délivrer. Car j’ai vu l’évolution de votre monde à vous autres humains, et cette fois cela passe l’entendement même d’un dieu ! Vous êtes pires que tout ce qu’il m’aurait été possible d’imaginer.


- Ouh, de quoi allons-nous encore être accusés ? Pourtant tu as eu un bel échantillon de ce que l’on peut faire de pire lors de nos dernières aventures. Le régime fascisant de Louis-Ferdinand Choublanc qui avait investi Paris méritait une place de choix au musée des horreurs, à défaut de la foire aux immortels ! Répression épouvantable de tous les opposants, matraquage du petit peuple et des humbles, cynisme sans fond maquillé en injonctions morales et en rigueur… après avoir vécu cela ensemble, je ne vois pas ce qui suscite cette nouvelle crise d’indignation.


- Parce que vous êtes allés bien plus loin que tout cela Nikopol, dans votre monde d’aujourd’hui. Je pensais que les ignobles et grotesques Mussolini que nous avions rencontrés vous avaient fait toucher le fond. Mais vous êtes finalement bien plus forts que les dieux eux-mêmes, dès lors qu’il s’agit de perversion. La dictature ignoble à travers laquelle nous sommes passés n’était qu’une plaisanterie un peu ridicule à côté de ce que vous avez inventé aujourd’hui.


- Bon explique moi en quoi nous sommes devenus encore pires. Nous sommes en démocratie que je sache, même si je te concède qu’elle est de plus en plus malade.


- C’est ici que vous vous révélez vraiment très forts Nikopol. Vous n’avez plus besoin de murs, de barreaux, de matraques. Vous êtes parvenus à l’idéal de tout pouvoir oppressif, celui où chacun devient le gardien zélé de sa propre servitude.

Par un moyen très simple qui plus est. Vous avez créé une société dans laquelle tout le monde est opposé à tout le monde, en permanence. Où chaque mot, chaque pensée, chaque action, sont dirigés dès le départ vers l’intérêt personnel, vers le détournement au seul profit de soi. Et où votre survie personnelle, ainsi que celle de votre famille, dépendent directement de votre obéissance à ce petit jeu.


- Mmmmm, bon d’accord cela c’est le libéralisme poussé à l’extrême. Enfin plutôt sa déformation et sa récupération mensongère, car les libéraux d’origine n’ont jamais dit ce genre de choses, si l’on a pris la peine de lire un peu. Je t’accorde que ce n’est pas terrible, mais de là à en faire une dictature pire que celle que nous avons combattue ensemble… et puis l’ordre du monde n’a-t-il pas été toujours plus ou moins celui-là ?


- La lutte pour la survie n’a rien de nouveau Nikopol. Mais je ne te parle pas de cela. Votre idée génialement perverse est de combiner cela avec l’intérêt économique et ce que vous appelez les entreprises. Car vous donnez alors un vernis moral et méritocratique à un tel mode d’organisation. Mais évidemment, il est très facile de pervertir ce petit jeu. Il suffit de passer plus de temps à communiquer sur les résultats des autres en se les attribuant qu’à les bâtir soi-même. Votre petit mode de fonctionnement a oublié qu’il faut savoir distinguer l’efficacité de l’apparence de celle-ci. Et que le temps de dissiper cette confusion, l’on sera déjà passé à autre chose, laissant le champ libre aux faussaires.


- Bon si tu veux, et d’ailleurs cela ressemble bien à ce qui se produit. Mais de là à ce que cela dégénère en dictature … ?


- Parce que comme toujours vous n’avez qu’une très courte vue Nikopol. Imagine que tu généralises une telle société, que les tensions économiques atteignent un niveau tel que ce n’est plus ton simple confort mais ta survie qui en dépend. Quels comportements humains cela va-t-il induire ?

Une société de petits êtres mesquins obsédés par le besoin de tout ramener à eux, de dire c’est moi, moi, mooooâââââ qui l’ai fait. Des âmes exsangues cherchant à persuader que les hommes ont besoins de lourds encadrements, posant une frontière artificielle entre ceux qui font et ceux qui décident, et ne pensant qu’à faire partie de la deuxième catégorie, de manière pathologique, surtout lorsqu’elles ne savent plus rien faire. Et à leur stade terminal, de pauvres êtres rongés par un mélange d’ambition maladive et d’inquiétude permanente. Une vision de la vie déformée en permanence par l’obsession de vampiriser l’autre, de lui en soutirer le maximum.


- Bonne description du stress au travail Horus, mais nous ne sommes pas encore au même degré que la dictature du sinistre Choublanc.


- Attends, je n’ai pas fini. Ne vois-tu pas que tu modèles un certain type d’humanité en organisant ainsi la société ? L’arrivisme rend servile et obséquieux, vous apprend petit à petit à vous renier, à devenir des hypocrites permanents, à n’être plus que des courtisans à l’échine souple et à la langue pendante. Aux comportements tellement prévisibles et stéréotypés. C’est d’ailleurs du plus haut comique car vos sociétés qui n’ont à la bouche que les termes d’ « excellence » et de « performance » sont conduites par d’étranges spécimen lorsque l’on atteint les « hauts » niveaux de décision. Au lieu d’êtres d’exception, l’on ne trouve plus que de petits hommes fuyants, lâches, mimant très bien l’esprit de décision mais incapables de s’engager et envoyant plus courageux qu’eux le faire. De vrais professionnels de la défausse derrière des postures énergiques. Des champions de la récupération, de l’effet d’annonce et de l’arbitraire superficiel. Qui plus est, des hommes dénués de vrais volonté car ressemblant à des enfants capricieux et caractériels. L’inverse exact d’hommes de fond et d’hommes de valeur.


 Bon, bon d’accord, tout cela est très désagréable. Mais je n’entends toujours pas le bruit des bottes.


- Mais il n’y en a plus besoin Nikopol ! Tu ne peux plus échapper à ce stade, à cette servilité permanente. Tu commences seulement à sentir que tu es prisonnier lorsqu’il t’arrive quelque chose de hors normes, qui requiert l’aide d’autrui, un accident de la vie, ou encore lorsque tu commences à contester le discours convenu.  Là tu comprends que votre monde a abouti à ce que les grandes entités que vous appelez entreprises – qui n’ont plus rien à voir avec l’esprit d’entreprendre car vous corrompez constamment le langage – sont dans un rapport de force et de dominance faramineux par rapport au simple individu. Qu’elles peuvent petit à petit lui faire admettre comme « normales » des choses qui ne le sont plus du tout. Et qu’il n’y a plus rien pour contrebalancer ce pouvoir exorbitant, car vous vous êtes débrouillés pour discréditer la solidarité collective, bien que chacun sache qu’elle est le garant indispensable de la liberté individuelle. Il en est de même pour vos administrations, censées servir le bien public, mais qui ne sont plus qu’au service de la prolongation illimitée des privilèges d’une petite caste, cherchant en permanence à vous saigner.

Oh excuse-moi Nikopol, vous avez même fait mieux que cela : vous avez travesti la solidarité collective en la réabsorbant dans le monde de vos « entreprises » sous les termes formatés « d’esprit d’équipe », d’une très grande hypocrisie car chacun sait à quoi s’en tenir dès lors que votre petit jeu reprendra le dessus. Vous faites mieux qu’abattre directement toute valeur : vous les récupérez et les salissez, en appauvrissant au passage le langage qui permettrait de se rendre compte de votre supercherie. Je te l’ai dit dans nos aventures précédentes Nikopol : votre capacité à corrompre ce monde dépasse l’entendement, même celui d’un Dieu !


 Mmmm je commence à voir ce que tu me dis, mais tu peux me donner quelques exemples ?


- C’est très simple Nikopol, as-tu déjà essayé de contester une décision, un prélèvement d’argent, un jugement administratif, de l’une de ces entreprises ou administrations ? Est-ce que l’on t’a fait taire, bâillonné ? Non, il y a bien plus efficace : tu as joint un « call-center », un lieu anonyme, constitué de personnes interchangeables que tu ne connais pas et qui ne te connaissent pas, dressant un écran impénétrable entre toi et les leviers de décision. Tu parles à quelqu’un, mais il n’y a jamais de discussion. Votre époque ne parle que de « satisfaction client », « relation client », « excellence en CRM », mais jamais les hommes n’ont été aussi mal traités par ces grands organismes froids, bien plus mal que par leur petit artisan de quartier. Et ceci parce que vos grandes entités n’ont absolument plus aucun contre-pouvoir : elles peuvent dès lors tout se permettre. Entre autres, elles définissent un régime unique et simple pour la plupart de leurs usagers – généralement de très mauvaise qualité – car cela leur permet de réduire leurs coûts, par la vertu du « lean management » qui défait une par une les pratiques de véritable excellence accomplies par des gens consciencieux. Au passage, ils tenteront généralement de t'arnaquer derrière une apparence policée et proprette, car c'est devenu la loi du genre. Et s’il te vient l’audace de protester, l’on ne te réprime pas, l’on te noie sous un flot de procédures anonymes et absurdes dans lesquelles tu t’empêtres à l’infini, sans pouvoir identifier un seul responsable.

Les seuls qui bénéficient d’un service véritablement digne de ce nom sont les plus riches. Vos sociétés ont ainsi institutionnalisé le droit de traiter comme des chiens ceux qui n’appartiennent pas à une toute petite caste, et vous êtes parvenus à convaincre que ceci était juste, rationnel et moral. Même les régimes les plus inégalitaires et les plus répressifs n’en auraient pas rêvé ! Ces sociétés sont par ailleurs parfaitement adaptées aux personnalités fuyantes, visqueuses et narcissiques que je te décrivais. Elles évitent tout affrontement direct : les régimes autoritaires nécessitent au moins que leurs dirigeants fassent preuve de courage dans l’épreuve de force, ici toute révolte est amortie et diluée, comme dans du coton. Tu peux crier et t’indigner, il n’en restera pas plus de trace que quelques pas dans la neige. Heureusement pour votre triste espèce Nikopol, certains d’entre vous, plus lucides et plus intelligents ont vu et anticipé ceci. Mais ils sont si peu, et ils l’ont payé généralement de terribles névroses ou psychoses. La description que je viens de te faire, l’un des vôtres l’a admirablement décrite, mais l’a payée de cauchemars dans lesquels il se voyait métamorphosé en être monstrueux et rampant, image de la condition humaine de vos répugnantes dictatures qui ne disent même plus leur nom, et se font passer pour des modèles d’ouverture et d’humanité.


- Tu me troubles Horus, comme d’habitude, et sans atteindre au génie de celui que tu décris, j’ai eu quelques-unes de ces visions. Enfin tu t’en souviens, dans nos précédentes aventures : il faut dire que je les aidais souvent avec force alcool, et que cela se terminait en récitant du Baudelaire, encore l’un de tes visionnaires j’imagine …


- Tout juste Nikopol, tu commences à comprendre. Prends un second exemple. Tu te souviens que dans l’infecte société de Choublanc, vous aviez asservi les femmes en les enfermant dans des centres de reproduction obligatoires, où elles n’étaient plus destinées qu’à engendrer des ouvriers et des troupes fraîches prêtes à être sacrifiées. Je m’étais alors amplement moqué de la rare stupidité et malfaisance de ton espèce Nikopol. Mais vos sociétés « ouvertes » ont fait bien mieux que cela ! En introduisant la GPA, vous asservissez les femmes à un rôle tout aussi avilissant, mais vous présentez cela comme une conquête majeure de la liberté et de l’émancipation ! Vous êtes parvenus à un système aussi monstrueux que celui de Choublanc, mais vous y ajoutez le raffinement de vous faire passer pour des modèles de tolérance et d’avancement social. Cette hypocrisie est d’ailleurs devenue votre marque de fabrique. De surcroît, les pauvres mères porteuses que vous asservissez ainsi sont généralement issues des classes ou des régions les plus pauvres du monde, ce qui rejoint mon propos sur votre succès à avoir asservi les petites gens mais en faisant passer cela pour une liberté essentielle.

J’ai été en controverse avec l’un des tiens qui est fort intelligent Nikopol, et qui me soutenait qu’à tout prendre, il préférait une dictature du profit à une dictature du sens. Il m’est bien entendu venu tout de suite à l’idée que passé un certain seuil, la dictature du profit rejoint la pire des dictatures du sens, et que vous en êtes la parfaite illustration. Je me suis juste demandé quel était ce seuil, la frontière au-delà de laquelle l’on peut être sûr que la loi du marché est devenue la pire des oppressions, parce que doucereuse et indicible. Eh bien c’est ce dont nous venons de parler Nikopol : lorsque votre intégrité biologique rentre dans le jeu du marché, c’est que vous y êtes ! Là encore, l’un de vos rares visionnaires l’a perçu. Cela a donné un film sombre - baudelairien et kafkaïen en diable puisque nous en parlions - où vous êtes parvenus à produire des êtres humains synthétiques, au départ dénués de la plus élémentaire empathie, mais qui finissent par se montrer plus humains que vous, par le court apprentissage de votre monstruosité dans leur pauvre vie. Derrière ce film, il y avait un livre qui en a donné le scénario. Un livre écrit par l’un de tes semblables qui avait tout compris.


- Je vois Horus, et je vois bien de qui tu parles. Enfin il avait un peu abusé de substances illicites si je ne m’abuse, pour atteindre ses visions. J’avoue que je suis un peu abasourdi par ce que tu m’annonces.


- C’est normal Nikopol, je suis un dieu tout de même.


- Ca y est, ta mégalomanie qui recommence. Justement Horus, nous autres humains avons tout de même un minimum de vie spirituelle, à l’encontre de ce que tu dis. C’est d’ailleurs le message final du film que tu mentionnais, montrant que tes humains de synthèse étaient parvenus à ce niveau que les humains avaient perdu.


- Spiritualité dis-tu, Nikopol ? Comme d’habitude, tu ne cesses de plaisanter. Regardez ce que vous avez fait de toutes vos croyances. Je ne m’attarde même pas sur les violences inouïes auxquelles elles ont donné lieu : lorsque le sentiment religieux se mêle à la violence sans limite, celle-ci devient tout à fait accomplie. En fait, vous avez démontré que vous êtes indignes de pratiquer une religion quelle qu’elle soit. Vous êtes devenus impropres à toute vie spirituelle. Vous ne la pensez plus qu’en termes d’affrontement entre camps, vous ne pensez plus qu’à démontrer que seule votre foi a de la valeur et que celle des autres ne peut être qu’un pauvre succédané. Vous vivez vos religions comme des supporteurs de football ou des militants politiques, vous pensez que seul ne compte plus que le fait de hurler contre les autres et d’affirmer avec aplomb votre bêtise satisfaite. Encore un effet d’ailleurs, de votre extension du domaine de la lutte, de l’application de la loi du marché et de l’affrontement de tous contre tous, qui est venu corrompre jusqu’au peu de vie spirituelle que certains de vos semblables avaient su préserver.


- Bon d’accord, d’accord, mais en t’écoutant il paraît impossible d’en pratiquer une si je ne me trompe. Ou dans ce cas que faut-il faire ? Rendre un culte aux anciens dieux égyptiens, particulièrement à ceux qui ont un profil d’aigle j’imagine ?


- Tu te moques Nikopol, bien sûr. Non je ne vous demande pas de m’adorer. Tu ne vois donc pas que toute religion devrait commencer par un sentiment de quasi hébétude face à la beauté et à la complexité de l’univers, et que si vous aviez le début du commencement d’un peu de sincérité, cette vision vous inciterait à la modestie. Vous reconnaîtriez combien ce mystère vous dépasse, et que toute tentative de l’accaparer pour s’en prévaloir vis-à-vis de vos semblables ne peut-être qu’une triste pitrerie narcissique. Commencez par la reconnaissance du mystère, et vous remplacerez vos petites guerres de clan par l’envie sincère de le servir.


- Je ne vois pas qui pourrait insuffler une telle vision. Par ailleurs, cela ne peut être le tenant de l’une des religions existantes : il apparaîtrait comme suspect, parce que juge et partie. Cela me semble donc bien mal engagé Horus.


- Justement Nikopol, c’est l’un des vôtres qui a été le plus haï et craint de toutes vos religions qui pourrait pourtant en rétablir le sens premier. Et ce n’est pas un hasard. Il s’agit encore de l’un de ces visionnaires qui justifient peut-être que votre pauvre espèce mérite encore de vivre. Cet homme a tracé une fresque du monde biologique dans laquelle toutes les espèces vivantes se correspondent, mutent les unes vers les autres, formant une unité du vivant qui touche presque à un langage que l’univers aurait inventé pour exprimer lui-même sa complexité. Sa théorie a provoqué l’effroi et la haine de la part de toutes vos religions, qui y ont vu un blasphème et une contradiction de leurs livres sacrés. N’ont-ils pas compris que cette fresque était d’une beauté et d’une grandeur infiniment plus dignes d’un dieu et de sa création que leurs pauvres fables, et qu’ils auraient dû avoir la modestie de la faire leur, en réinterprétant leurs croyances pour qu’elles rendent compte de cette vision ? C’est parce que cet homme a provoqué l’effroi de tous vos religieux et qu’il est même considéré comme la pierre angulaire de l’athéisme qu’il pourrait redonner à vos spiritualités dévoyées le sens retrouvé du mystère.


- Cela m’étonnerait que l’on retrouve quoi que ce soit Horus. En matière de grands mythes, je nous vois plutôt dans le labyrinthe de Dédale, pourchassés par les minotaures de la société que tu as décrite. Certains ont même prophétisé que c’était la fin de l’histoire. Que l’ordre néo-libéral était le stade terminal, celui dont on ne pourrait plus sortir, précisément parce qu’il est le paroxysme d’une oppression implacable qui s’est donnée tous les atours d’une société ouverte et démocratique. Peut-être les tenants de la main invisible ont-ils raison, et qu’il s’agit de la société ultime.


- Là encore tu manques de perspective historique Nikopol. Crois-en quelqu’un – je ne dis pas un dieu car tu vas encore persifler – qui a vu passer maintes civilisations, pendant des millénaires. Oui, le chacun pour soi et l’individualisme forcené sont des signes sûrs et certains. Mais pas de ce que vos petits hommes croient y voir : ils ne sont ni la ruse de la raison qui établit ainsi le bien collectif à partir des vices personnels, ni même un mal nécessaire. Lorsque chacun ne pense plus qu’à soi-même, crois-moi, cela a toujours annoncé la même chose dans toutes les civilisations que j’ai traversées au cours de mon existence millénaire.


- Et quoi donc Horus ?


- La décadence Nikopol. Chez les romains, les grecs, les égyptiens, la chute a toujours commencé ainsi. Il n’y a pas de main invisible, et lorsque l’on est amené à justifier qu’une association de malfaiteurs constitue le pinacle de la civilisation, l’on n’échafaude pas une théorie économique et sociale, cela veut simplement dire que c’est la fin.


- Eh bien, voilà qui est gai. Ne dois-je plus que me résigner et regagner ma bouteille en déclamant du Baudelaire ?


- Non voyons Nikopol, tu es un homme combatif : n’oublie pas que tu es un pratiquant de chess-boxing ! Ne tourne pas le dos à ta grandeur et à ton courage dans le combat, car le chess-boxing combine deux disciplines dans lesquelles on ne peut tricher, l’affrontement direct, au résultat immédiat, sans fard et sans compromission. Engage-toi dans cet art pour …


- Halte-là Horus, cette fois c’est moi qui vais te faire la leçon. Oublie-un peu les rêves de grandeur, la mégalomanie des dieux. N’oublie pas que lors de mon match de chess-boxing, j’étais celui qui était plein de failles, d’imperfections, de doutes. Face à un champion très imbu de lui-même, un parfait représentant de notre société post-moderne. Tu connais mon goût pour l’imperceptible, le dérisoire, le modeste signe qui cache la brèche vers ce qui doit être exploré. C’est ma manière d’être Horus. Non notre humanité n’est pas faite des grands hommes que tu as cités et qui soient dit en passant étaient perclus de failles qui leur ont permis d’accéder à cette compréhension. Ce n’est pas cela qui me fait dire que cela vaut le coup que nous vivions : il n’y a rien de grandiose, rien de magnifique à cela, juste un clin d’œil discret de quelques brèches ensoleillées.

Un homme a dit que l’univers était chiffonné, plein de replis et de failles, je crois qu’il en est de même de notre raison et de nos vies : rien de triomphant, juste la conscience que dès lors que l’on croit trouver une règle et une loi, un exemple vient nous montrer que ce n’est pas tout à fait vrai, mais que le monde ne serait pas aussi beau sans cela. Je n’ai pas besoin de grand mystère Horus. C’est un solo de guitare de Mark Knopfler qui me fait voir la lumière du ciel, quelques notes égrenées sans prétention, incroyablement virtuoses parce qu’elles n’ont pas cherché à l’être, simplement heureuses d’être présentes. Je me moque de la vision des dieux, je tiens juste aux Dire Straits, rincés, pleins de failles et chaleureux.


- Je sais Nikopol, c’est pour cela que je t’aime bien.


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