En hommage à Enki Bilal
- Salut
à toi Nikopol.
- Te
voici de retour Horus ? Je croyais que tes congénères t’avaient condamné à
au moins 1000 années d’immobilité pour violation du code des dieux égyptiens.
J’espère que tu ne viens pas m’embarquer dans une de ces aventures dont tu as
le secret, dans le seul but de servir tes desseins mégalomaniaques !
- Non
Nikopol, cette fois je n’ai aucun objectif précis. Juste de la stupeur, de la
curiosité, et un message à délivrer. Car j’ai vu l’évolution de votre monde à
vous autres humains, et cette fois cela passe l’entendement même d’un
dieu ! Vous êtes pires que tout ce qu’il m’aurait été possible d’imaginer.
- Ouh,
de quoi allons-nous encore être accusés ? Pourtant tu as eu un bel
échantillon de ce que l’on peut faire de pire lors de nos dernières aventures.
Le régime fascisant de Louis-Ferdinand Choublanc qui avait investi Paris
méritait une place de choix au musée des horreurs, à défaut de la foire aux
immortels ! Répression épouvantable de tous les opposants, matraquage du
petit peuple et des humbles, cynisme sans fond maquillé en injonctions morales
et en rigueur… après avoir vécu cela ensemble, je ne vois pas ce qui suscite
cette nouvelle crise d’indignation.
- Parce
que vous êtes allés bien plus loin que tout cela Nikopol, dans votre monde d’aujourd’hui.
Je pensais que les ignobles et grotesques Mussolini que nous avions rencontrés
vous avaient fait toucher le fond. Mais vous êtes finalement bien plus forts
que les dieux eux-mêmes, dès lors qu’il s’agit de perversion. La dictature
ignoble à travers laquelle nous sommes passés n’était qu’une plaisanterie un
peu ridicule à côté de ce que vous avez inventé aujourd’hui.
- Bon
explique moi en quoi nous sommes devenus encore pires. Nous sommes en
démocratie que je sache, même si je te concède qu’elle est de plus en plus
malade.
- C’est
ici que vous vous révélez vraiment très forts Nikopol. Vous n’avez plus besoin
de murs, de barreaux, de matraques. Vous êtes parvenus à l’idéal de tout
pouvoir oppressif, celui où chacun devient le gardien zélé de sa propre
servitude.
Par un moyen très simple qui plus est. Vous avez
créé une société dans laquelle tout le monde est opposé à tout le monde, en
permanence. Où chaque mot, chaque pensée, chaque action, sont dirigés dès le
départ vers l’intérêt personnel, vers le détournement au seul profit de soi. Et
où votre survie personnelle, ainsi que celle de votre famille, dépendent
directement de votre obéissance à ce petit jeu.
- Mmmmm,
bon d’accord cela c’est le libéralisme poussé à l’extrême. Enfin plutôt sa
déformation et sa récupération mensongère, car les libéraux d’origine n’ont
jamais dit ce genre de choses, si l’on a pris la peine de lire un peu. Je
t’accorde que ce n’est pas terrible, mais de là à en faire une dictature pire
que celle que nous avons combattue ensemble… et puis l’ordre du monde n’a-t-il
pas été toujours plus ou moins celui-là ?
- La
lutte pour la survie n’a rien de nouveau Nikopol. Mais je ne te parle pas de
cela. Votre idée génialement perverse est de combiner cela avec l’intérêt
économique et ce que vous appelez les entreprises. Car vous donnez alors un
vernis moral et méritocratique à un tel mode d’organisation. Mais évidemment,
il est très facile de pervertir ce petit jeu. Il suffit de passer plus de temps
à communiquer sur les résultats des autres en se les attribuant qu’à les bâtir
soi-même. Votre petit mode de fonctionnement a oublié qu’il faut savoir
distinguer l’efficacité de l’apparence de celle-ci. Et que le temps de dissiper
cette confusion, l’on sera déjà passé à autre chose, laissant le champ libre aux
faussaires.
- Bon
si tu veux, et d’ailleurs cela ressemble bien à ce qui se produit. Mais de là à
ce que cela dégénère en dictature … ?
- Parce
que comme toujours vous n’avez qu’une très courte vue Nikopol. Imagine que tu
généralises une telle société, que les tensions économiques atteignent un
niveau tel que ce n’est plus ton simple confort mais ta survie qui en dépend.
Quels comportements humains cela va-t-il induire ?
Une société de petits êtres mesquins obsédés par
le besoin de tout ramener à eux, de dire c’est moi, moi, mooooâââââ qui l’ai
fait. Des âmes exsangues cherchant à persuader que les hommes ont besoins de
lourds encadrements, posant une frontière artificielle entre ceux qui font et
ceux qui décident, et ne pensant qu’à faire partie de la deuxième catégorie, de
manière pathologique, surtout lorsqu’elles ne savent plus rien faire. Et à leur
stade terminal, de pauvres êtres rongés par un mélange d’ambition maladive et
d’inquiétude permanente. Une vision de la vie déformée en permanence par
l’obsession de vampiriser l’autre, de lui en soutirer le maximum.
- Bonne
description du stress au travail Horus, mais nous ne sommes pas encore au même
degré que la dictature du sinistre Choublanc.
- Attends,
je n’ai pas fini. Ne vois-tu pas que tu modèles un certain type d’humanité en
organisant ainsi la société ? L’arrivisme rend servile et obséquieux, vous
apprend petit à petit à vous renier, à devenir des hypocrites permanents, à
n’être plus que des courtisans à l’échine souple et à la langue pendante. Aux
comportements tellement prévisibles et stéréotypés. C’est d’ailleurs du plus
haut comique car vos sociétés qui n’ont à la bouche que les termes d’ « excellence »
et de « performance » sont conduites par d’étranges spécimen lorsque
l’on atteint les « hauts » niveaux de décision. Au lieu d’êtres
d’exception, l’on ne trouve plus que de petits hommes fuyants, lâches, mimant
très bien l’esprit de décision mais incapables de s’engager et envoyant plus
courageux qu’eux le faire. De vrais professionnels de la défausse derrière des
postures énergiques. Des champions de la récupération, de l’effet d’annonce et
de l’arbitraire superficiel. Qui plus est, des hommes dénués de vrais volonté
car ressemblant à des enfants capricieux et caractériels. L’inverse exact
d’hommes de fond et d’hommes de valeur.
- Bon,
bon d’accord, tout cela est très désagréable. Mais je n’entends toujours pas le
bruit des bottes.
- Mais
il n’y en a plus besoin Nikopol ! Tu ne peux plus échapper à ce stade, à
cette servilité permanente. Tu commences seulement à sentir que tu es
prisonnier lorsqu’il t’arrive quelque chose de hors normes, qui requiert l’aide
d’autrui, un accident de la vie, ou encore lorsque tu commences à contester le
discours convenu. Là tu comprends que
votre monde a abouti à ce que les grandes entités que vous appelez entreprises
– qui n’ont plus rien à voir avec l’esprit d’entreprendre car vous corrompez
constamment le langage – sont dans un rapport de force et de dominance
faramineux par rapport au simple individu. Qu’elles peuvent petit à petit lui
faire admettre comme « normales » des choses qui ne le sont plus du
tout. Et qu’il n’y a plus rien pour contrebalancer ce pouvoir exorbitant, car
vous vous êtes débrouillés pour discréditer la solidarité collective, bien que
chacun sache qu’elle est le garant indispensable de la liberté individuelle. Il
en est de même pour vos administrations, censées servir le bien public, mais
qui ne sont plus qu’au service de la prolongation illimitée des privilèges
d’une petite caste, cherchant en permanence à vous saigner.
Oh excuse-moi Nikopol, vous avez même fait mieux
que cela : vous avez travesti la solidarité collective en la réabsorbant
dans le monde de vos « entreprises » sous les termes formatés
« d’esprit d’équipe », d’une très grande hypocrisie car chacun sait à
quoi s’en tenir dès lors que votre petit jeu reprendra le dessus. Vous faites
mieux qu’abattre directement toute valeur : vous les récupérez et les
salissez, en appauvrissant au passage le langage qui permettrait de se rendre
compte de votre supercherie. Je te l’ai dit dans nos aventures précédentes
Nikopol : votre capacité à corrompre ce monde dépasse l’entendement, même celui
d’un Dieu !
- Mmmm
je commence à voir ce que tu me dis, mais tu peux me donner quelques
exemples ?
- C’est
très simple Nikopol, as-tu déjà essayé de contester une décision, un
prélèvement d’argent, un jugement administratif, de l’une de ces entreprises ou
administrations ? Est-ce que l’on t’a fait taire, bâillonné ? Non, il
y a bien plus efficace : tu as joint un « call-center », un lieu
anonyme, constitué de personnes interchangeables que tu ne connais pas et qui
ne te connaissent pas, dressant un écran impénétrable entre toi et les leviers
de décision. Tu parles à quelqu’un, mais il n’y a jamais de discussion. Votre
époque ne parle que de « satisfaction client », « relation
client », « excellence en CRM », mais jamais les hommes n’ont
été aussi mal traités par ces grands organismes froids, bien plus mal que par
leur petit artisan de quartier. Et ceci parce que vos grandes entités n’ont
absolument plus aucun contre-pouvoir : elles peuvent dès lors tout se
permettre. Entre autres, elles définissent un régime unique et simple pour la
plupart de leurs usagers – généralement de très mauvaise qualité – car cela
leur permet de réduire leurs coûts, par la vertu du « lean
management » qui défait une par une les pratiques de véritable excellence accomplies
par des gens consciencieux. Au passage, ils tenteront généralement de t'arnaquer derrière une apparence policée et proprette, car c'est devenu la loi du genre. Et s’il te vient l’audace de protester, l’on ne te
réprime pas, l’on te noie sous un flot de procédures anonymes et absurdes dans
lesquelles tu t’empêtres à l’infini, sans pouvoir identifier un seul
responsable.
Les seuls qui bénéficient d’un service
véritablement digne de ce nom sont les plus riches. Vos sociétés ont ainsi
institutionnalisé le droit de traiter comme des chiens ceux qui n’appartiennent
pas à une toute petite caste, et vous êtes parvenus à convaincre que ceci était
juste, rationnel et moral. Même les régimes les plus inégalitaires et les plus
répressifs n’en auraient pas rêvé ! Ces sociétés sont par ailleurs
parfaitement adaptées aux personnalités fuyantes, visqueuses et narcissiques
que je te décrivais. Elles évitent tout affrontement direct : les régimes
autoritaires nécessitent au moins que leurs dirigeants fassent preuve de
courage dans l’épreuve de force, ici toute révolte est amortie et diluée, comme
dans du coton. Tu peux crier et t’indigner, il n’en restera pas plus de trace
que quelques pas dans la neige. Heureusement pour votre triste espèce Nikopol,
certains d’entre vous, plus lucides et plus intelligents ont vu et anticipé
ceci. Mais ils sont si peu, et ils l’ont payé généralement de terribles
névroses ou psychoses. La description que je viens de te faire, l’un des vôtres
l’a admirablement décrite, mais l’a payée de cauchemars dans lesquels il se
voyait métamorphosé en être monstrueux et rampant, image de la condition
humaine de vos répugnantes dictatures qui ne disent même plus leur nom, et se
font passer pour des modèles d’ouverture et d’humanité.
- Tu me
troubles Horus, comme d’habitude, et sans atteindre au génie de celui que tu
décris, j’ai eu quelques-unes de ces visions. Enfin tu t’en souviens, dans nos
précédentes aventures : il faut dire que je les aidais souvent avec force
alcool, et que cela se terminait en récitant du Baudelaire, encore l’un de tes
visionnaires j’imagine …
- Tout
juste Nikopol, tu commences à comprendre. Prends un second exemple. Tu te
souviens que dans l’infecte société de Choublanc, vous aviez asservi les femmes
en les enfermant dans des centres de reproduction obligatoires, où elles n’étaient
plus destinées qu’à engendrer des ouvriers et des troupes fraîches prêtes à
être sacrifiées. Je m’étais alors amplement moqué de la rare stupidité et
malfaisance de ton espèce Nikopol. Mais vos sociétés « ouvertes » ont
fait bien mieux que cela ! En introduisant la GPA, vous asservissez les
femmes à un rôle tout aussi avilissant, mais vous présentez cela comme une
conquête majeure de la liberté et de l’émancipation ! Vous êtes parvenus à
un système aussi monstrueux que celui de Choublanc, mais vous y ajoutez le
raffinement de vous faire passer pour des modèles de tolérance et d’avancement
social. Cette hypocrisie est d’ailleurs devenue votre marque de fabrique. De
surcroît, les pauvres mères porteuses que vous asservissez ainsi sont
généralement issues des classes ou des régions les plus pauvres du monde, ce
qui rejoint mon propos sur votre succès à avoir asservi les petites gens mais
en faisant passer cela pour une liberté essentielle.
J’ai été en controverse avec l’un des tiens qui
est fort intelligent Nikopol, et qui me soutenait qu’à tout prendre, il
préférait une dictature du profit à une dictature du sens. Il m’est bien
entendu venu tout de suite à l’idée que passé un certain seuil, la dictature du
profit rejoint la pire des dictatures du sens, et que vous en êtes la parfaite
illustration. Je me suis juste demandé quel était ce seuil, la frontière
au-delà de laquelle l’on peut être sûr que la loi du marché est devenue la pire
des oppressions, parce que doucereuse et indicible. Eh bien c’est ce dont nous
venons de parler Nikopol : lorsque votre intégrité biologique rentre dans
le jeu du marché, c’est que vous y êtes ! Là encore, l’un de vos rares
visionnaires l’a perçu. Cela a donné un film sombre - baudelairien et kafkaïen
en diable puisque nous en parlions - où vous êtes parvenus à produire des êtres
humains synthétiques, au départ dénués de la plus élémentaire empathie, mais
qui finissent par se montrer plus humains que vous, par le court apprentissage
de votre monstruosité dans leur pauvre vie. Derrière ce film, il y avait un
livre qui en a donné le scénario. Un livre écrit par l’un de tes semblables qui
avait tout compris.
- Je
vois Horus, et je vois bien de qui tu parles. Enfin il avait un peu abusé de
substances illicites si je ne m’abuse, pour atteindre ses visions. J’avoue que
je suis un peu abasourdi par ce que tu m’annonces.
- C’est
normal Nikopol, je suis un dieu tout de même.
- Ca y
est, ta mégalomanie qui recommence. Justement Horus, nous autres humains avons
tout de même un minimum de vie spirituelle, à l’encontre de ce que tu dis. C’est
d’ailleurs le message final du film que tu mentionnais, montrant que tes
humains de synthèse étaient parvenus à ce niveau que les humains avaient perdu.
- Spiritualité
dis-tu, Nikopol ? Comme d’habitude, tu ne cesses de plaisanter. Regardez
ce que vous avez fait de toutes vos croyances. Je ne m’attarde même pas sur les
violences inouïes auxquelles elles ont donné lieu : lorsque le sentiment
religieux se mêle à la violence sans limite, celle-ci devient tout à fait
accomplie. En fait, vous avez démontré que vous êtes indignes de pratiquer une
religion quelle qu’elle soit. Vous êtes devenus impropres à toute vie
spirituelle. Vous ne la pensez plus qu’en termes d’affrontement entre camps,
vous ne pensez plus qu’à démontrer que seule votre foi a de la valeur et que
celle des autres ne peut être qu’un pauvre succédané. Vous vivez vos religions
comme des supporteurs de football ou des militants politiques, vous pensez que
seul ne compte plus que le fait de hurler contre les autres et d’affirmer avec
aplomb votre bêtise satisfaite. Encore un effet d’ailleurs, de votre extension
du domaine de la lutte, de l’application de la loi du marché et de l’affrontement
de tous contre tous, qui est venu corrompre jusqu’au peu de vie spirituelle que
certains de vos semblables avaient su préserver.
- Bon d’accord,
d’accord, mais en t’écoutant il paraît impossible d’en pratiquer une si je ne
me trompe. Ou dans ce cas que faut-il faire ? Rendre un culte aux anciens
dieux égyptiens, particulièrement à ceux qui ont un profil d’aigle j’imagine ?
- Tu te
moques Nikopol, bien sûr. Non je ne vous demande pas de m’adorer. Tu ne vois
donc pas que toute religion devrait commencer par un sentiment de quasi
hébétude face à la beauté et à la complexité de l’univers, et que si vous aviez
le début du commencement d’un peu de sincérité, cette vision vous inciterait à
la modestie. Vous reconnaîtriez combien ce mystère vous dépasse, et que toute
tentative de l’accaparer pour s’en prévaloir vis-à-vis de vos semblables ne
peut-être qu’une triste pitrerie narcissique. Commencez par la reconnaissance
du mystère, et vous remplacerez vos petites guerres de clan par l’envie sincère
de le servir.
- Je ne
vois pas qui pourrait insuffler une telle vision. Par ailleurs, cela ne peut
être le tenant de l’une des religions existantes : il apparaîtrait comme
suspect, parce que juge et partie. Cela me semble donc bien mal engagé Horus.
- Justement
Nikopol, c’est l’un des vôtres qui a été le plus haï et craint de toutes vos
religions qui pourrait pourtant en rétablir le sens premier. Et ce n’est pas un
hasard. Il s’agit encore de l’un de ces visionnaires qui justifient peut-être
que votre pauvre espèce mérite encore de vivre. Cet homme a tracé une fresque
du monde biologique dans laquelle toutes les espèces vivantes se correspondent,
mutent les unes vers les autres, formant une unité du vivant qui touche presque
à un langage que l’univers aurait inventé pour exprimer lui-même sa complexité.
Sa théorie a provoqué l’effroi et la haine de la part de toutes vos religions,
qui y ont vu un blasphème et une contradiction de leurs livres sacrés. N’ont-ils
pas compris que cette fresque était d’une beauté et d’une grandeur infiniment
plus dignes d’un dieu et de sa création que leurs pauvres fables, et qu’ils auraient
dû avoir la modestie de la faire leur, en réinterprétant leurs croyances pour
qu’elles rendent compte de cette vision ? C’est parce que cet homme a
provoqué l’effroi de tous vos religieux et qu’il est même considéré comme la
pierre angulaire de l’athéisme qu’il pourrait redonner à vos spiritualités
dévoyées le sens retrouvé du mystère.
- Cela
m’étonnerait que l’on retrouve quoi que ce soit Horus. En matière de grands
mythes, je nous vois plutôt dans le labyrinthe de Dédale, pourchassés par les
minotaures de la société que tu as décrite. Certains ont même prophétisé que c’était
la fin de l’histoire. Que l’ordre néo-libéral était le stade terminal, celui
dont on ne pourrait plus sortir, précisément parce qu’il est le paroxysme d’une
oppression implacable qui s’est donnée tous les atours d’une société ouverte et
démocratique. Peut-être les tenants de la main invisible ont-ils raison, et qu’il
s’agit de la société ultime.
- Là
encore tu manques de perspective historique Nikopol. Crois-en quelqu’un – je ne
dis pas un dieu car tu vas encore persifler – qui a vu passer maintes
civilisations, pendant des millénaires. Oui, le chacun pour soi et l’individualisme
forcené sont des signes sûrs et certains. Mais pas de ce que vos petits hommes
croient y voir : ils ne sont ni la ruse de la raison qui établit ainsi le
bien collectif à partir des vices personnels, ni même un mal nécessaire.
Lorsque chacun ne pense plus qu’à soi-même, crois-moi, cela a toujours annoncé
la même chose dans toutes les civilisations que j’ai traversées au cours de mon
existence millénaire.
- Et
quoi donc Horus ?
- La
décadence Nikopol. Chez les romains, les grecs, les égyptiens, la chute a
toujours commencé ainsi. Il n’y a pas de main invisible, et lorsque l’on est
amené à justifier qu’une association de malfaiteurs constitue le pinacle de la
civilisation, l’on n’échafaude pas une théorie économique et sociale, cela veut
simplement dire que c’est la fin.
- Eh
bien, voilà qui est gai. Ne dois-je plus que me résigner et regagner ma
bouteille en déclamant du Baudelaire ?
- Non
voyons Nikopol, tu es un homme combatif : n’oublie pas que tu es un
pratiquant de chess-boxing ! Ne tourne pas le dos à ta grandeur et à ton
courage dans le combat, car le chess-boxing combine deux disciplines dans
lesquelles on ne peut tricher, l’affrontement direct, au résultat immédiat,
sans fard et sans compromission. Engage-toi dans cet art pour …
- Halte-là
Horus, cette fois c’est moi qui vais te faire la leçon. Oublie-un peu les rêves
de grandeur, la mégalomanie des dieux. N’oublie pas que lors de mon match de
chess-boxing, j’étais celui qui était plein de failles, d’imperfections, de
doutes. Face à un champion très imbu de lui-même, un parfait représentant de
notre société post-moderne. Tu connais mon goût pour l’imperceptible, le
dérisoire, le modeste signe qui cache la brèche vers ce qui doit être exploré.
C’est ma manière d’être Horus. Non notre humanité n’est pas faite des grands
hommes que tu as cités et qui soient dit en passant étaient perclus de failles
qui leur ont permis d’accéder à cette compréhension. Ce n’est pas cela qui me
fait dire que cela vaut le coup que nous vivions : il n’y a rien de
grandiose, rien de magnifique à cela, juste un clin d’œil discret de quelques
brèches ensoleillées.
Un homme a dit que l’univers était chiffonné,
plein de replis et de failles, je crois qu’il en est de même de notre raison et
de nos vies : rien de triomphant, juste la conscience que dès lors que l’on
croit trouver une règle et une loi, un exemple vient nous montrer que ce n’est
pas tout à fait vrai, mais que le monde ne serait pas aussi beau sans cela. Je
n’ai pas besoin de grand mystère Horus. C’est un solo de guitare de Mark
Knopfler qui me fait voir la lumière du ciel, quelques notes égrenées sans
prétention, incroyablement virtuoses parce qu’elles n’ont pas cherché à l’être,
simplement heureuses d’être présentes. Je me moque de la vision des dieux, je
tiens juste aux Dire Straits, rincés,
pleins de failles et chaleureux.
- Je
sais Nikopol, c’est pour cela que je t’aime bien.
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