La plupart des tentatives de vie communautaire ont échoué non pour des raisons économiques, mais du fait de l’organisation de leur vie sociale. Trop tournées vers l’intérêt collectif de la communauté, elles sous-estimaient les aspirations individuelles de chacun. Chaque fois que les tentatives communautaires ont empiété sur le respect des projets personnels, voire sur la vie familiale et personnelle de ses membres, elles ont échoué.
Economiquement, les organisations en communautés libres se sont révélées au
moins aussi performantes que l’entreprise classique, en grande partie parce que
ces dernières doivent maintenir un taux d’encadrement beaucoup plus élevé ainsi
que de nombreuses fonctions de reporting,
non directement productives. David Graeber a ainsi montré que la société
libérale - férue d’efficacité - engendrait un nombre croissant d’emplois
inutiles, gaspillage qu’une communauté auto-gérée permet d’éviter.
Tout est affaire d’équilibre en matière d’organisation sociale et de
tension productive entre pouvoirs et contre-pouvoirs. Aspirations individuelles
et aspirations collectives doivent être finement dosées pour parvenir à une
frange dans laquelle naît la liberté d’action. La société antique nous a donné
deux contre-exemples riches d’enseignements. L’Athènes antique a fini par
chuter par excès d’individualisme : la défaite contre Sparte et la
tyrannie des trente n’en furent que les conséquences, non la cause première.
Sparte elle-même s’enfonça dans le déclin pour des raisons inverses : tout
était sacrifié à la communauté et au bien collectif. La société spartiate,
fortement totalitaire, ignorait la notion même d’individu.
Un contrat social
garantissant à chacun la protection de ses libertés personnelles passe
paradoxalement par un sens entretenu du collectif. Il faut savoir doser très
finement ces deux facteurs pour qu’une expérience de communauté libre voie le
jour. L’histoire n’a cessé de combattre l’un ou l’autre péril. Après le danger
soviétique qui écrasait l’expression individuelle, nos sociétés
« libérales » (ce mot est maintenant piégé) versent dans l’excès
inverse, exaltant l’individualisme pour aboutir à une étrange dictature faite
non d’oppression directe mais d’étouffement de toute discussion critique.
Les règles de fonctionnement de la société de l’Orque visent à atteindre la
frange au sein de laquelle les deux forces sont équilibrées. Contrairement à
nombre d’autres expériences communautaires, elles tiennent compte de
l’inévitable existence d’ambitions individuelles, ou à tout le moins de projets
personnels.
Elles doivent également répondre à la très délicate question du lien de
subordination. Celui-ci est évidemment beaucoup plus faible dans une communauté
libre que dans nos sociétés qui se veulent « libérales », mais pas
inexistant.
Avec « La logique de l’honneur », Philippe d’Iribarne a montré
par une étude comparative dans différents pays que le lien de subordination
était un mal profond mais nécessaire, et que le travail de toute société humaine
était de trouver un compromis pour l’accommoder et le rendre le moins
douloureux possible : le contrat aux Etat-Unis, le consensus aux Pays-Bas,
la logique de l’honneur en France.
Tout contrat social résulte de la réponse
d’une société au mal nécessaire qu’est le lien de subordination, les maux
endémiques actuels de la nôtre venant du fait que le contrat social est brisé,
la légitimité des classes dirigeantes ayant à peu près complètement disparu.
La société de l’Orque propose une autre alternative : la rotation
annuelle de la prise de responsabilité. Piloter projets et hommes n’est ainsi
pas une position pérenne, mais un simple rôle temporaire.
Voici maintenant l’énoncé concret des règles de fonctionnement de cette
société :
Economiquement, la société de l’orque est inspirée des différents modèles
de l’auto-gestion. C’est une communauté auto-suffisante donc indépendante
économiquement.
Les orques pratiquent des disciplines dans lesquelles il n’est pas possible
de tricher. Ces disciplines sont au nombre de cinq. Nous ne prétendons pas que
leur liste est exhaustive :
- L’algorithmie et la logique
- La musique
- Les arts martiaux
- Les artisanats
- La création d’entreprise.
La cité de l’orque tire sa subsistance des produits de ces cinq
disciplines, pratiquées au plus haut niveau possible.
Ces cinq disciplines impliquent :
- Que celui qui les pilote est directement
responsable de son résultat, en bien comme en mal, sans pouvoir se
dérober.
- Que les critères de résultat des produits de
ces disciplines sont sans appel, soit par une exactitude scientifique,
soit par un résultat économique, soit par un jugement suffisamment
nombreux du public.
- Que celui-qui les pratique allie profondeur
de jugement, maîtrise de soi, inspiration, prise de risque, toutes les
qualités que l’on est en droit d’attendre d’un homme de mérite. Ces
disciplines sont une ascèse pour le corps et l’esprit.
La hiérarchie est légère dans la cité de l’orque. Elle ne doit jamais
dépasser 4 niveaux entre l’étage de décision le plus élevé et l’exécution. Dans
la société des orques, le seul critère qui donne davantage de responsabilité à
l’un d’entre eux, est le pilotage d’un projet. La hiérarchie des orques
s’établit uniquement en chef de projet, directeur de projet, etc., c'est-à-dire
dans le pilotage opérationnel de projets de plus en plus grandes tailles. On
distinguera donc les 4 niveaux suivants :
- Opérationnel projet
- Chef de projet
- Directeur de projet
- Gardien, pour les orques qui gouvernent la
cité.
Cette hiérarchie n’a pas d’importance fondamentale pour les orques. Elle
correspond à des rôles accordés à des moments donnés. Les orques se considèrent
tous comme égaux, du fait qu’ils pratiquent tous l’une des cinq disciplines et
contribuent à la vie de la cité.
La participation à la noblesse et à la beauté des cinq disciplines est un
critère d’estime bien plus important que le rang hiérarchique dans la cité. De
ce point de vue, les orques se considèrent de la même façon que les anciens
spartiates entre eux : des « homoioi », des semblables, quel que
soit leur statut. La découverte, la maîtrise et l’accomplissement dans l’une
des 5 disciplines sont la principale valeur qui marque l’estime dans la cité
Il n’y a pas de « managers » ou « directeurs » dans la
société des orques, c'est-à-dire de personnes occupant uniquement une position
hiérarchique mais ne pilotant pas de projet utile et produisant un livrable. En
d’autres termes, une absence de parasites dont le principal travail est de
s’attribuer celui des autres et passant leur temps en courtisanerie et guerre
territoriale.
Pour la même raison, les opérations de maintenance courante des projets
précédents sont assurées par les équipes qui ont mené le projet à bien, et qui
n’en accorderont la responsabilité à une autre équipe que s’ils le souhaitent.
La société des orques vise l’efficacité pure et concentrée. Les
« managers » ou « directeurs » des grandes sociétés
classiques sont à ce titre méprisés et déconsidérés, et la société des orques
le leur fera savoir s’ils s’aventurent à lui rendre visite. En d’autres termes,
seule la compétence et la capacité réelle à entraîner les hommes,
c'est-à-dire par la réalisation d’un projet, est un critère de mérite. Le
« management » consistant uniquement à dire aux autres ce qu’ils
doivent faire, mais à ne pas assumer la partie difficile qu’est le pilotage,
n’est en rien une responsabilité : c’est une imposture.
Tous les orques, quelle que soit leur position y compris celle des
gardiens, se doivent de pratiquer constamment au moins l’une des 5 disciplines,
afin de ne jamais perdre le sens du savoir-faire et des réalités. La décision
pure, sans pratique qui vienne la discipliner, dérive tôt ou tard vers les
faits du prince que la société corrompue nous inflige.
La société des orques respecte une stricte parité hommes / femmes au sein
de ses responsables. Il y a à ce titre 10 gardiens, un homme et une femme pour
chacune des 5 disciplines :
- Un maître de logique et une maîtresse de
logique.
- Un maître de musique et une maîtresse de
musique.
- Un maître martial et une maîtresse martiale.
- Un maître des artisanats et une maîtresse des
artisanats.
- Un maître de l’entreprenariat et une
maîtresse de l’entreprenariat.
En termes d’organisation :
- Les gardiens sont élus par les citoyens, à
raison d’une élection tous les 3 ans. Cette élection a lieu au mois de
mai.
- Les directeurs de projet sont également élus
par les citoyens, au moment du démarrage de leur projet. Ceci évite les
habituelles nominations arbitraires, parachutages, etc. de la société
corrompue. Ces élections ont lieu tous les ans au mois de septembre, selon
une procédure décrite plus bas.
- Les chefs de projet et opérationnels projet
sont nommés par chaque directeur de projet, qui doit constituer son équipe
en début de projet. Les citoyens sont libres d’accepter ou non cette
nomination, faite sous forme de proposition. Le nombre de refus de la
proposition par un citoyen est cependant limité par le fait qu’il doit
finir par être rattaché à un projet : il n’y a pas de parasite dans
la cité de l’orque. Un citoyen qui a accepté de participer à un projet
s’engage à ne le quitter qu’à son aboutissement, ou si le directeur projet
lui signale que les ressources nécessaires au projet sont moindres et
qu’il n’est donc plus tenu par son engagement.
- Chaque année au début du mois de septembre,
un cycle annuel d’élection des nouveaux projets a lieu. La procédure est
la suivante :
- Des candidats proposent de lancer un
projet, dont ils prendront la responsabilité en tant que directeurs de
projet. Chaque candidat proposant un projet doit évaluer le budget, le
nombre de citoyens nécessaire à sa réalisation, la structure du projet,
son planning et sa rentabilité prévue chaque année.
- Une première liste libre de
propositions est ainsi constituée, à partir de toutes celles provenant
des candidats. Les projets font l’objet d’un vote de toute la cité pour
établir la liste des projets éligibles.
- Parmi les projets éligibles, les
gardiens sélectionnent les projets qui pourront être financés et soutenus
par la cité, à partir de l’état budgétaire et des effectifs de l’ensemble
des citoyens. Les projets sélectionnés se voient allouer le budget annuel
qu’ils ont annoncé lors de leur présentation, et l’équipe qu’ils ont
également demandée, après accord des citoyens concernés.
- Certains projets peuvent être lancés
par un candidat sans la décision par les gardiens, si le candidat a les
moyens de financer par lui-même le projet sans les ressources de la
collectivité, et s’il a convaincu les citoyens nécessaires à son équipe
d’y participer. Nous verrons ci-dessous comment un citoyen peut acquérir
des ressources propres au sein de la cité, et comment sont réparties les
ressources propres et les ressources collectives.
- Le cycle annuel d’élection des
nouveaux projets est aussi l’occasion de décider si des projets existants
et aboutis doivent continuer leur phase de maintenance, où s’il faut
arrêter certains projets. La procédure de décision est la même que pour
la création de projets : s’il s’agit de projets employant des
ressources collectives, les gardiens décident s’ils continuent une année
de plus en maintenance ou s’il faut les arrêter, en fonction de l’état
des ressources de la cité, et après un vote préalable des citoyens. Si le
projet emploie des ressources propres et des citoyens prêts à le poursuivre,
le directeur projet prend seul la décision de le continuer ou de
l’arrêter en fonction de ses ressources.
- Lorsque le projet produit des résultats commercialisables, le montant annuel des bénéfices est réparti de la façon suivante :
- 70% des bénéfices du projet sont
reversés à la cité.
- 10% des bénéfices du projet sont
donnés au seul directeur du projet.
- 10% des bénéfices du projet sont
répartis entre les chefs de projet.
- 10% des bénéfices du projet sont
répartis entre les opérationnels projet.
- Cette répartition permet à chaque
citoyen de percevoir des ressources propres, qu’il pourra utiliser comme
il le souhaite, soit en les réinvestissant dans un projet au cycle
suivant, soit pour son usage personnel. Il n’y a pas de complète
collectivisation des ressources des citoyens, mais une répartition entre
biens collectifs et propriété personnelle.
- Ce système est fortement incitatif à
faire preuve d’innovation et à prendre la responsabilité d’un projet, car
en cas de grand succès public, les 10% reversés au directeur de projet
lui permettent de disposer de biens propres importants. Il serait en
effet trop restrictif de laisser à la seule décision des gardiens le
lancement de tous les projets. L’équilibre entre régulation collective et
innovation personnelle doit être précisément dosé.
- L’échec d’un projet n’entraîne pas
de blâme de la part de la collectivité. Le directeur de projet a pris
pleinement la responsabilité du pilotage du projet, son non aboutissement
est déjà en soi une sanction suffisante. En cas d’échec, le projet est
simplement arrêté par les gardiens lors du cycle annuel, s’il emploie des
ressources collectives.
- Une fois les projets sélectionnés à
chaque cycle de Septembre, et leur budget alloué, chaque directeur de
projet a pleins pouvoir sur le pilotage de son projet. Les gardiens n’ont
aucun pouvoir de décision dessus : ce point est particulièrement
important. La décision des gardiens ne réintervient qu’au cycle annuel
suivant, dans la décision de poursuivre ou d’arrêter le projet selon son
état d’avancement et son état budgétaire.
- Des projets dont la rentabilité est
obtenue dans des délais supérieurs à un an peuvent être proposés. Les
gardiens décideront lors du cycle si les ressources de la cité peuvent se
le permettre ou non. Le directeur de projet candidat devra dans ce cas
fournir un calendrier des pertes et gains prévisionnels année par année.
La décision de poursuivre ou d’arrêter le projet lors du cycle annuel
sera dans ce cas fonction de sa rentabilité prévue sur cet horizon prévu,
non sur sa rentabilité à un an : si des pertes ont été prévues dans
la première année pour des raisons d’investissement, et qu’elles
atteignent un montant réalisé raisonnable par rapport à la prévision, la
décision de le poursuivre sera donnée.
- Les projets employant des ressources
propres, donc lancés sans l’aval des gardiens, n’ont pas à attendre le
cycle annuel. Ils peuvent être lancés à tout moment de l’année.
- Si un directeur de projet veut
lancer un projet sur ses ressources propres et qu’il est parvenu à
convaincre des citoyens de le suivre sur ce projet, les gardiens ne
peuvent s’opposer à l’emploi de ces citoyens sur le projet. L’initiative
individuelle a priorité dans l’emploi des hommes sur l’allocation dans
les projets collectifs.
- Lors de la présentation des
résultats d’un projet lors du cycle annuel, auprès des gardiens, la
totalité de l’équipe projet doit assurer la présentation. Chaque membre
de l’équipe, directeur de projet, chefs de projet et opérationnels,
présente la partie qui lui incombe, la propriété intellectuelle étant
sacrée dans la cité de l'orque. Contrairement à la société corrompue, il
n’y a pas une seule personne représentant le travail de toutes les
autres. Chacun doit présenter le résultat du travail dont il est
directement responsable.
- Ces sessions de présentation sont
publiques au sein de la cité. Elles permettent de détecter ceux qui
excellent dans la maîtrise des cinq disciplines quel que soit leur rang
dans les 4 niveaux de responsabilité, afin d’en tenir compte lors des
prochaines élections. Un opérationnel projet qui se serait
particulièrement distingué lors de sa production peut être élu directeur
de projet l’année suivante s’il propose un projet convaincant, ou gardien
pour la reconnaissance de sa maîtrise : il n’y a aucune barrière
dans la hiérarchie à 4 niveaux, celle-ci n’étant que peu d’importance par
rapport à la maîtrise des disciplines.
- Le rôle des gardiens est purement
consultatif pendant la réalisation du projet, du fait de leurs capacités
et de leur expérience dans l’une des 5 disciplines. Il est très important
de conserver une autonomie complète d’action et de décision de l’équipe
projet, même vis-à-vis des gardiens, précisément pour éviter les
décisions arbitraires de ceux qui n’ont pas participé au projet.
- Du fait de leur expérience et de
leur capacité dans les 5 disciplines, il est tout à fait possible qu’un
gardien face partie des candidats proposant un projet. Il devra assumer
alors à la fois le rôle de gardien en tant qu’avis consultatif et de
directeur de projet. Lors du cycle de décision, il ne peut bien entendu
voter pour son propre projet. Il peut également démarrer un projet sur
ses ressources propres. Il n’est pas permis qu’un gardien pilote plus
d’un projet dans l’année, afin de ne pas sous-estimer sa charge.
- Les cités d’orques ne doivent pas dépasser
2000 personnes : l’efficacité concentrée de décision et d’action souffrirait
d’une taille trop importante.
- En parallèle de la conduite des projets, certaines activités sont nécessaires à la vie immédiate des citoyens. Elles sont organisées de la façon suivante :
- Nourriture
- Logement et bâtiment
- Entretien et ménage
- Voirie
- Pour chacune de ces activités de nécessité immédiates, un schéma général s’applique :
- Soit la cité a décidé du lancement d’un projet qui les concerne (la cuisine est un artisanat, le bâtiment et les services concrets à la personne une entreprise). Auquel cas, les produits de ces projets sont en partie vendus à l’extérieur, en partie utilisés pour la communauté, de même que les communautés Amish consomment une partie de leur production agricole et en vendent une autre partie.
- Soit aucun projet de la cité ne
répond à ces nécessités immédiates. Elles devront dans ce cas être
achetées à l’extérieur de la cité, à partir du produit des autres
projets.
- Toute cité orque devra donc partir avec un
investissement initial pour assurer ces infrastructures. Les gardiens
privilégieront les projets proposés sur ces nécessités immédiates au début
de la création de la cité, afin d’assurer le minimum vital aux citoyens.
- Un logement est attribué à chaque citoyen,
proportionnel à la taille de sa famille. Les logements sont bâtis à partir
des ressources communes de la cité et sont la propriété de tous. Là
encore, il est possible à un citoyen d’acheter ou de faire bâtir son
propre logement sur ses ressources propres, acquises lors de projets
précédents. La seule autorisation nécessaire, est que ce logement
personnel soit compatible avec le cadastre de la cité.
- En ce qui concerne les soins médicaux, ils
sont assurés par l’extérieur de la cité, une infirmerie est cependant
maintenue au sein de la cité. La présence de médecins et infirmiers est
encouragée au sein des citoyens.
- Concernant l’éducation, les citoyens suivent
les lois en vigueur dans leur pays concernant le caractère obligatoire de
l’école, au sein de l’éducation nationale. Un complément d’enseignement
est cependant assuré dans les 5 disciplines, en tant qu’activité
extra-scolaire pour les enfants. Il est bien entendu vivement recommandé
d’initier les enfants à au moins l’une des 5 disciplines, celles-ci étant
le cœur d’activité de la cité.
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