C’est un lieu un peu perdu, discret, chaleureux, avec un goût de
conversation s’éternisant sur la fin de l’après-midi, invitant à garder ses
amis à dîner.
On y accède en sortant de la ferveur universitaire de Cambridge, en flânant
le long du Cam, à travers les prairies du Grantchester. Volontairement, il
n’est pas bien indiqué. Il faut accepter de prendre son temps pour découvrir
l’endroit où il se cache et pour commencer à en connaître l’histoire.
Une simple auberge en bois et un verger hors du temps débordant de
pommiers, posés sur le gazon anglais invitant aux rêveries d’Alice… les
étudiants britanniques ont toujours eu le génie de concilier la plus haute
civilisation avec les escapades les plus sauvages de l’imagination.
Ce modeste lieu tranquille prit son essor lorsque le jeune poète Rupert
Brooke en devint le pensionnaire.
L’un de ces noyaux d’amis qui – sans le savoir - concentrent toutes les
destinées de l’histoire de leur époque s’y retrouvait régulièrement. Ils
n’avaient aucune conscience qu’ils marqueraient d’une pierre blanche leur
civilisation, car ils n’étaient alors que de jeunes gens insouciants, avides de
discussion, réunis par le pur plaisir gratuit de l’échange.
Autour de Rupert Brooke, Bertrand Russell, Virginia Woolf, Ludwig
Wittgenstein, John Maynard Keynes et bien d’autres vinrent constituer la petite
bande. Jusqu’à quelles hauteurs la conversation libre de tels esprits a-t-elle
pu mener ? Elle n’avait ni enjeu, ni but mais le plaisir gratuit de l’échange
comme seule loi.
Les passerelles de la révolution philosophique la plus importante du XXème
siècle, celle qui s’est déroulée de Vienne à Cambridge, furent jetées à cet
endroit. Et ceci, dans la simple ambiance d’amis qui ne pouvaient se quitter.
A la suite de la chute des cités grecques, deux philosophies majeures virent
le jour : la philosophie du jardin, l’épicurisme, et celle du portique, le
stoïcisme, qui devaient avoir un retentissement considérable sur l’occident
dans les siècles qui suivirent. La doxa les oppose, commettant le contresens
classique de confondre épicurisme et hédonisme, en contraste avec l’austère
rigueur du stoïcisme.
L’épicurisme est en réalité une philosophie de crise, de survie, tout comme
le stoïcisme. Epicurisme et stoïcisme sont tous deux minimalistes. Le
matérialisme épicurien n’est pas celui de la possession, mais celui des choses
simples et essentielles, celles qui ne nous trahiront pas : nourriture,
amitié, expérience tangible.
Ce retour à la matière simple est aussi subversion : l’atomisme
d’Epicure rappelle que puissants comme humbles ne sont que des combinaisons de
particules élémentaires. La physique fondamentale comme remède aux vanités
humaines, nous rappelle à un ordre de réalité plus profond et plus puissant que
nos petits jeux d’ego.
Les comédies du pouvoir aiment faire paraître comme important ce qui est
futile. Sans véhémence et en déroulant sa seule logique, l’atomisme d’Epicure n’est
pas seulement l’émerveillement des premiers pas de la physique moderne, mais un
discours hautement subversif contre les fausses idoles.
« Pour vivre heureux vivons cachés » dira le philosophe de Samos.
Dans un jardin secret, à l’abri des regards, un « orchard tea
garden ». Une petite communauté soudée par l’amitié et le seul désir
d’être ensemble, de « laisser fumer longtemps la cendre des paroles ».
Ces hommes faisaient preuve d’une grande sagesse quant à ce que l’on peut
attendre de l’homme. Le maudit « désir mimétique » que décrivit si
bien René Girard, fait que toute expérience humaine chaleureuse et lumineuse
sera tôt ou tard objet de convoitise : l’homme ne peut se contenter d’être
simplement heureux sans provoquer la jalousie et l’envie de ses semblables.
Alors gardons la communauté cachée. Entretenons cette ambiance presque
familiale que Confucius ou Socrate parvenaient à créer avec leurs disciples,
leur demandant de ne pas se jeter trop tôt dans les arcanes du pouvoir.
Enseignons que c’est la gratuité qui produit la plus haute valeur, l’absence
d’enjeu les plus grandes performances.
Les jardins d’Epicure ont engendré une descendance foisonnante mais
discrète. L’Arisbe de Charles Sanders Peirce, le mode de vie des libertaires
américains Waldo Emerson, Walt Whitman, Henry David Thoreau, qui inspireront
cet autre jardin que fut le Manosque de Jean Giono.
Mélange de classicisme
conservateur et d’esprit hippie, ceux qui se sont retirés dans ces jardins défendaient
l’humanisme qui avait éclot dans leur civilisation, en sachant très bien que
c’est un mode de vie autre qui en avait permis la naissance.
Nous savons que notre civilisation est à une bifurcation de son histoire.
Qu’elle pourrait être définitivement perdue dans peu de temps. Notre temps
ressemble à la période trouble qui suivit la fin des cités grecques, à ce chaos
qui a nécessité les bulles de survie de l’épicurisme et du stoïcisme.
Tout ce qui fait la valeur de notre histoire est pris dans l’étau de deux
barbaries. La barbarie néo-libérale, aimant se faire passer pour avancée,
convoquant en réalité les formes les plus archaïques de la domination. Et la
barbarie féodale des fondamentalistes, en apparence l’adversaire de la
précédente, en réalité son double maudit, son portrait de Dorian Gray chargé de
porter les stigmates des crimes perpétrés par celui qui se veut civilisé.
Le gentleman renvoie dos à dos ces deux figures de la prédation qui se
pense forte, mais qui n’est que règne d’usurpateurs et d’hommes sans courage.
Celui qui se jette dans son culte de la mort parce qu’il n’a pas eu le courage
de vivre. Et celui qui ne peut vivre bien si les autres vivent aussi bien que
lui et a besoin d’avoir prise sur eux pour se sentir exister.
Les hommes du jardin ne sont pas des tendres, contrairement aux apparences
de celui qui ne voit que de la faiblesse dans les conversations du soir, parce
qu’il ne sait pas voir. Les va-t-en guerre tonitruants n’ont jamais été des
forts. Chez le gentleman du jardin, la douceur des mœurs cache l’acier du
guerrier et le bâton du moine.
S’il faut donner sa vie, autant la donner pour ce qui a le goût et la sève des
plantes fortes, ce qui n’est ni le culte de la mort, ni la vie étriquée de nos
petits narcissismes. Il nous faut des hommes infiniment fins et infiniment
forts, comme l’est l’orque épaulard, tout de délicatesse dans la douceur
familiale de son pod, implacable au combat pour le préserver.
Il faut savoir résister stoïquement et jusqu’à la fin dans la boue des
tranchées, pour que des hommes et des femmes puissent continuer de discuter à
l’ombre des pommiers devant un thé chaud, purement et gratuitement, à Orchard
tea garden.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire