Les commentaires fusent, tout comme les explications qui n’en sont pas.
Celui qui s’acharne à analyser les autres à ce point est celui qui se fuit, qui
a peur d’arriver à l’analyse de lui-même.
« L’électeur du FN » est devenu un animal de laboratoire. Rarement
l’on a poussé la dissection d’une partie de la population à ce stade. Ses
moindres ressorts sont examinés, ses colères passées au crible, jusqu’à sa
psychologie et sa biographie intime, rien ne nous est épargné.
Mais « l’électeur du FN » existe-t-il ? Ou ne vient-il pas
rejoindre l’écume des jours, celle qui nous hypnotise pour mieux nous cacher
les raisons de fond ? Le verbiage sur les motivations des électeurs du FN
est un sens qui se veut fort, en réalité tout aussi fantomatique et
insaisissable que les convictions de convenance répétées à l’envi par les
partis traditionnels.
Car si ce n’était le FN, ce serait autre chose. Un autoclave sous pression
peut engendrer tout et n’importe quoi. L’on cherchera en vain la cause
particulière de tel ou tel bouillonnement. L’on ne trouvera que des causes de
surface. Tandis que la véritable vague, et non l’écume, est que nous sommes
enfermés dans un autoclave chauffé à blanc depuis des années. Tout le bruit et
le bavardage créé autour n’est qu’une façon de cacher notre enfermement à
hurler, seul véritable sujet.
Il n’y a pas de raisons du vote Front National. Il n’y a pas de
désenchantement de la politique. Il n’y a pas de pratiques délétères d’élus qui
ne sont plus intéressés que par la préservation de leurs privilèges personnels.
Il n’y a pas de sursaut républicain et d’appel à en retrouver les valeurs. Ou
plutôt si, il y a tout cela, comme il y a des bulles remontant à la surface du
bouillon brûlant, qui apparaissent, éclatent et s’en vont. Il y a des monstres
spontanés et éphémères qui ne sont qu’autant de tentatives désespérées et futiles d’échapper à
la seule tendance de fond permanente, l’augmentation inexorable de la
température et de la pression.
Les hommes sont passés maîtres pour maquiller en convictions et en paroles
fortes ce qui n’est qu’une agitation résultant du feu qui monte lentement, à
prétendre construire un discours quand il ne s’agit que de cris de douleur en
réaction directe à un facteur simple, bête et implacable. Mais nous ne saurions
admettre que c’est une chose aussi stupide et aussi triviale qui nous
assujettit ; nous faisons donc semblant d’entretenir des débats. Et nous
nous inventons des causes, à fort bruit de cymbales et de tambours, aussi
spectaculaires que vides.
Lorsque tout débat d’idées est présenté d’une seule façon, la thèse
convenable à laquelle il convient d’adhérer et toute thèse adverse comme le
mal, lorsque l’on signe la fin de tout esprit critique, de toute tension entre
plusieurs choix honorables mais contradictoires, le fond de l’autoclave est
posé. Lorsque l’Union Européenne abuse de cette drogue sans limite, qu’elle n’agit
plus que pour sa perpétuation et pour le privilège de ses caciques, les lourdes
parois de métal sont montées.
Lorsque toute initiative, tout esprit d’entreprise, est comme encerclé par
la force diffuse de la finance, que ceux qui produisent de la valeur la voient
immédiatement captée par les taux, l’actionnariat ou la dette, le couvercle est
en place. La finance n’eut ses lettres de noblesse que du temps des Médicis. Lorsqu’elle
se tient à son rôle, celui d’être un professionnel du risque a priori pour les
banques et du risque a posteriori pour les assurances, elle fait œuvre utile.
Elle a abandonné les missions qui lui sont propres depuis bien longtemps.
Comme auxiliaire, la finance est indispensable. La plus mauvaise idée qui
soit en économie, est de lui donner le pouvoir. En premier lieu parce que sa
logique étant à la réduction, elle construira la récession contre laquelle elle
ne cessera de mettre en garde : la pénurie est auto-réalisatrice lorsque
les banquiers sont au pouvoir, transformant l’économie en danse macabre, en
spirale du toujours moins s’auto-confirmant. En second lieu parce qu’elle ne
résistera jamais à la tentation de servir ses caciques par l’arme de la dette,
si celle-ci devient une rente. Comment une infime minorité pourrait-elle
résister si ce gain facile et inique est à portée de main, si la rente juteuse
peut être maquillée en gestion raisonnable de la dette ? Le conflit d’intérêt
existe par construction même, comme un fruit qui ne demande qu’à être cueilli.
Lorsque ceux qui ne produisent aucune valeur ne font que la dérober à ceux
qui en sont à la source, que de surcroit ils donnent des leçons d’initiative et
de prise en main de son destin, qu’ils n’entretiennent plus que des hommes de
paille à la tête des entreprises chargés de les servir en dépeçant toute force
vive plutôt qu’en la cultivant, que salaires mirobolants contre dividendes ne
sont plus que les termes de l’échange de l’incompétence, que ce circuit fonctionne
à plein régime et donne des leçons jusqu’à en hurler, le couvercle est
hermétiquement fermé.
Lorsque la société soi-disant ouverte a fini de se travestir pour faire
ignorer qu’elle n’est qu’un retour à la brutale économie de rente du XIXème
siècle, que la grande majorité des hommes ne se trouve plus en situation
modeste mais en situation de précarité critique pour entretenir une minorité de
parasites, que chacun ne pense plus qu’à sa survie immédiate et égoïste, le gaz
est ouvert.
A la suite de cet état, lorsque des communautés s’organisent en
mafias et font émerger des pouvoirs locaux de caïds, que ceux qui sont au
pouvoir n’ayant par construction aucun courage, leur trajectoire propre n’ayant
consisté qu’à dérober et piller au lieu d’entreprendre, qu’ils baissent pour
cette raison les yeux devant les caïds locaux et ne frappent que leurs victimes
parce qu’elles sont des cibles faciles, l’étincelle est allumée et le feu
démarre.
A partir de là, il serait insultant pour la littérature de dire que tout le
reste n’est que celle-ci. Nous dirons plutôt que les convictions tonitruantes,
les engagements battant leur coulpe, ne sont que postures, agitation, qu’il s’agisse
d’ailleurs des convictions des caciques de l’autoclave comme de ceux qu’elle
fait hurler.
Il en est des convictions véritables comme de l’amour véritable. L'amour est patient, il est plein de bonté;
l'amour n'est pas envieux; l'amour ne se vante pas, il ne s'enfle pas
d'orgueil, il ne fait rien de malhonnête, il ne cherche pas son intérêt,
il ne s'irrite pas, il ne soupçonne pas le mal (Corinthiens 13 :4 – 13 :5).
L’on pourrait rajouter que l’amour véritable, comme les convictions du même
bois, ne paie pas de mine, est discret, modeste, mais accomplit patiemment
chaque jour, avec une résolution constante, les petites choses qui finissent
par accomplir un beau projet. Sans cris et sans fard, mais en agissant un peu
chaque jour, en silence, jusqu’à aboutir, parce qu’il faut que cela soit.
C’est une autre écume des jours. Celle de la patience, du silence, de la
beauté. Aussi de la joie colorée, celle qui se met au clavier du pianocktail,
pour produire des mélodies dont le jus peut être savouré.
Parfois, en se laissant simplement dériver sur l’écume des jours, l’on
produit une boisson ambrée, douce-amère, mélancolique, ne tirant sa joie qu’en
étant allé au bout de sa tristesse, à la contemplation de l’immense gâchis du
monde.
Parfois la joie des discussions contradictoires et gratuites revient. La
fraternité montre qu’une communauté n’est pas l’étouffoir des libertés, mais sa
condition pour que chaque membre vienne en défense de la liberté des autres.
Les territoires de l’amitié, de l’estime et de l’exploration gratuite peuvent beaucoup,
à commencer par signifier aux tristes clowns cupides que nous n’avons pas
besoin d’eux, qu’ils sont inutiles, que nous saluons la vie.
En nous mettant au pianocktail, nous produisons un nectar irisé, plein de
reflets arc-en-ciel. L’écume des jours n’est plus la monotonie des carrousels
obscènes et prévisibles tournant indéfiniment sur eux-mêmes, mais l’appréciation,
chaque matin, des mille petits scintillements de vies que nous pouvons
construire ensemble, dans des communautés libres.
Paris, le 16 décembre 2015.
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