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samedi 13 juin 2015

LE PARMENIDE DE L'ORQUE














Tout est langage. La matière même s’organise pour être l’instrument de la transmission d’information. Le vivant est l’organisation de la matière pour servir de porteur de l’information, tout comme le fluide sert de support à la propagation de l’onde. Jacques Monod, le hasard et la nécessité. Changer de regard, changer de vision : voir un monde d’ondes, d’informations, de processus, de langages, d’algorithmes. Non un monde matériel : la matière n’est que le support. Arts martiaux : ne voir dans l’homme plus qu’une onde en déplacement, non un paquet d’os, de chair et de sang. Ne pas voir non plus seulement des abstractions éthérées. L’information est incarnée. L’onde a besoin de son support matériel pour se propager. Seule l’onde est importante, mais elle est aussi ce qui traverse notre corps.

Les capacités d’un algorithme, son périmètre d’application, le résultat qu’il produit, sa vitesse de convergence, sont une réalité infiniment plus dure, plus inaliénable, plus inattaquable que le plus dur des diamants. L’éternité des idées n’est pas à opposer à la temporalité. Une cantate de Bach ne se comprend que comme exécutée dans une succession temporelle, sa séquence n’en appartient pas moins à un thème éternel inscrit dans le monde des idées.

Nous ne saurons jamais ce qu’est le réel en soi, mais nous avons la ressource de l’interroger, car il nous répond. Et le retour que nous recevons sera à la hauteur du langage que nous aurons employé pour interroger. Qui interroge le réel avec un langage grossier recevra une réponse grossière. Qui l’interroge avec un langage fin recevra une réponse fine. Nous sommes payés en retour, de la façon dont nous parlons.

Dieu – ou la nature - est une sorte de polyglotte universel, capable de parler tous les langages, afin de répondre dans celui que nous employons pour l’interroger. Le langage que nous employons n’est pas le réel en soi, pas plus que celui qui parle français ou anglais n’est la langue française ou la langue anglaise.

Ne pas confondre la carte et le territoire. Le langage que nous employons est comme l’archet qui sollicite la vibration du violon. Plus l’archet est fin, plus la musique est fine, mais l’archet n’est pas le violon. Pour cette raison, même si cela est très tentant, les algorithmes ne sont pas les idées qui peuplent le monde céleste. Ils sont seulement un archet très, très fin. Le plus fin que nous connaissions.

Il y a des infrastructures de l’univers, des soubassements du monde qui ignorent nos petits calculs. L’ordre humain et social en superficie. Puis l’ordre biologique. Enfin l’ordre logique, les infinies variantes de langage du monde, les séquences qu’il est possible de former, ce qui est contradictoire et ce qui ne l’est pas, le jeu entre l’exactitude et la nuance, la dénotation et la connotation. Infinité des langages possibles, y compris dans la même langue. Chacun possède son langage privé, comme s’il fallait toujours une traduction, même si deux êtres parlent la même langue. Car le mot «rouge» ne sera jamais ressenti, connoté, de la même façon d’un être à l’autre, ne soulèvera pas le même jeu d’émotions qui l’environne, ne sera pas relié aux autres mots selon le même réseau. On ne résout jamais totalement une traduction. On ne finit jamais la passerelle vers l’autre. Willard V.O. Quine.

Universalité du genre humain. Point inaliénable, absolu, non parce qu’il sollicite notre tolérance ou notre compréhension. Mais parce qu’il est inscrit dans les lois fondamentales de l’univers. De quelle couleur est un mouvement ? Y a-t-il une question plus stupide que celle-ci ? Qu’importe que la main qui fait le mouvement soit blanche, noire ou jaune. C’est son mouvement qui m’intéresse. Qu’importe la couleur du liquide qui porte l’onde. C’est le mouvement de l’onde qui m’intéresse, et la secousse qu’elle me transmet. Oublier la matière, ne plus voir que les émotions, les rires, les pleurs, la suggestion, la séduction, l’intérêt, la colère, le regret, l’enthousiasme qui nous sont transmis. Ne plus ressentir que l’onde, c’est-à-dire le sens. Dans le dojo, il n’y a plus que des ondes, sous le kimono, des mouvements chauds et fluides.

Percevoir un homme comme l’on perçoit un texte. Stupide de dire que le sens du texte dépend de la couleur de l’encre avec laquelle il est écrit. Puis l’on se renseigne sur le contexte dans lequel le texte a été rédigé : un romancier français du XIXème, un auteur de nouvelles anglais du XXème, un poète russe ? Et sur la biographie de l’auteur, sa famille, ses amis, ses engagements. Sur le contexte historique dans lequel il a vécu. Oui tout ceci influe sur le sens du texte et sur son interprétation. Tout comme la culture et les racines dans lesquelles un homme a été élevé sont des éléments à prendre en compte pour le comprendre. Mais ultimement, et avant toute chose, il y a le sens du texte. Ce qu’il nous dit, bien plus important que son support extérieur, ou le contexte dans lequel il a été écrit. Le sens du texte, est l’individualité de l’homme. Sa particularité inaliénable, sa façon de nous poser une énigme qui est unique en soi. « L’homme est un signe ». Tel est le sens de cette phrase de Charles Sanders Peirce. Concevoir chaque homme comme un idéogramme unique, comme une énigme à décrypter, comme un sens purement privé qu’il cherche à nous transmettre.

Il n’y a qu’une seule espèce humaine parce que nous avons tous un appareillage de production linguistique équivalent. Placez un bébé africain en Allemagne depuis sa naissance, et il parlera parfaitement la langue de Goethe. S’il y avait des races, il y aurait une langue des noirs, une langue des blancs, une langue des jaunes. Or il y a interchangeabilité complète des langues pour tout individu, selon l’endroit où il aura été élevé. Cet argument est décisif - et définitif - contre tout racisme. Définition linguistique de l’espèce, antérieurement à la définition biologique. Une espèce animale est une classe d’équivalence de l’appareil de production linguistique. Sont d’une même espèce deux animaux qui possèdent un appareil de production de signes équivalent. Car tous les animaux produisent des systèmes de signes. L’ordre biologique cherche à mimer et à participer à l’ordre logique, pour transmettre le sens, la signification.

Programmation orientée objet. Formidable extension de la logique aristotélicienne. Le jeu parfait entre le formel et l’informel. Comment produire de la nuance avec ce qui est non ambigu et formel. Le jeu entre dénotation et connotation. Tout est là, toute la difficulté de la vie, la nécessité de clarifier mais sans tuer, d’expliquer sans épuiser le charme, pour se gorger d’émotions. La notion de variante, comme aux échecs, ou de variations, comme en musique, est essentielle. Héritage, surcharge, classe abstraite, potentiel et réalisation : magie des possibilités dont on comprend qu’elles bourgeonnent à l’infini, que l’on ne fait que les évoquer par nos langages explicites, jusqu’à un point où l’ambiguïté qui nous reste peut être digérée par le vivant, cette machine à absorber les contradictions.

Langage formel ou langage naturel ? Pratiquer les deux, sans jamais les opposer. Les faire jouer ensemble, indéfiniment, de la lumière au charme du mystère. Et jouer de l’ambiguïté, de la polysémie, en laissant volontairement une part irrésolue. Choisir d’être exact mais éclaté au-delà de nos forces, ou apaisé et harmonieux mais ambigu et jouer sans cesse entre les deux. Voir des brèches dans tout système formel, dès lors qu’il se frotte à la puissance du continu : nos théorèmes regroupent d’infinies variétés, mais quelques-unes nous échappent toujours, par la fécondité sans limite du continu, qui engendre des formes auxquelles nous n’avions pas pensé. Imre Lakatos. Il n’y a jamais de démonstration complète, brèches et failles partout, même en mathématiques, dès lors que les objets ont la beauté et la plénitude du continu. Les brèches et les erreurs sont autant d’opportunités, de passerelles entre des mondes, et la vérité complète ne se trouverait que dans cet immense échafaudage de passerelles entre les failles des théorèmes, inaccessible à l’entendement humain.


Mon fils, combien de leçons de courage ne m’a-t-il pas données ? Je peux enfin communiquer avec lui, savoir ce qu’il ressent, ce qu’il demande, ce qu’il espère. Ses premiers signes, « je veux le ballon en forme de lion », chorégraphie des mains, des doigts, de toute l’expression. Je ris, je pleure. Toutes mes lectures en philosophie du langage, si faibles, si édulcorées. Voir que le langage a été construit en posant des marqueurs du contraste primitif entre deux émotions. Lumière / obscurité. Absence / présence. Faim / satiété. Nos premiers marqueurs sont nos gestes, bien avant nos paroles. Et lorsque le sens n’est plus que geste, pour ceux qui ne peuvent faire autrement, il n’est pas amoindri mais au contraire plus puissant, plus intense, car il nous ramène à l’engagement de tout le corps. La langue des signes nous ramène aux origines élémentaires du langage, nous rappelle à quoi il est dû, pour s’élancer ensuite vers des notions tout aussi élaborées que le langage verbal : son spectre est plus puissant, plus étendu et plus profond à la fois.

Puis, des notions et des goûts de plus en plus fins, de plus en plus élaborés. Ne pas sacraliser l’abstraction, simple regroupement de séquences ressemblantes, de variantes proches, de thèmes musicaux que l’on retrouve entre deux moments vécus. La puissance de la pensée n’est pas question de hauteur mais  de profondeur. Pas de puissance de la pensée sans puissance de la vie. Comprendre que nos émotions et notre raison ne peuvent être opposées : leur croissance les a si étroitement enlacées lorsque nous étions enfants. L’émotion est positive si elle n’est pas passion subie : elle donne tout sens qu’il est possible de donner. Le sens est incarné dans le corps, qui devient tout entier instrument de musique. Mon fils, si intense. L’aventure du langage, si grosse de sens, quand la vie en dépend, quand elle est question de vie ou de mort.



La clé de la connaissance ne réside pas entre les mains de personnages triomphants et invincibles. Elle réside entre les mains de personnes handicapées, dans leur dénuement et leur détresse, qui par leur courage et leur inventivité ont surmonté leur faiblesse pour en faire une très grande force. Seul le handicap donne une telle puissance - non le triomphe auto-satisfait - car il oblige à puiser dans le fond extrême de ses propres ressources. La clé de la connaissance réside entre les mains humbles des enfants du silence.

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