Année 2153. Luc
esquisse une moue sévère avant de rencontrer M. Augustin. Le jeune étudiant en
droit se sent un peu intimidé, face à la somme de connaissances et
d’accomplissements qu’il va bientôt rencontrer pour son cours du soir. Mais la
civilisation dont Luc est issu apprend à faire de la peur un enthousiasme. Il
pousse la porte de l’ancienne bibliothèque en ayant soif de connaissance et de
confrontation.
« Bonsoir Luc.
J’ai cru comprendre que tu souhaites t’entretenir avec moi de cette période
trouble dont j’ai déjà discuté avec ton condisciple Hector, l’historien. Mais
cette fois sur ta matière propre : le droit ! Décidemment, votre
génération a de curieuses fascinations, car l’époque qui t’intéresse a ceci de
particulier qu’elle était parvenue à pervertir toute valeur, au point de se
réclamer de celles-ci mais d’agir exactement à l’inverse. »
« Justement M.
Augustin, je veux comprendre comment une société parvient à ce degré
d’hypocrisie, qui fait sans doute hurler le simple citoyen, mais dont il ne
peut sortir, comme d’une camisole de l’esprit. Il est également
enrichissant de comprendre les raisons qui ont poussé des dirigeants à agir de
façon aussi pervertie, en plaçant en face de chaque valeur sa version dévoyée
qui en prend toutes les apparences mais instille l’inverse dans la société.
Indépendamment des jugements moraux que l’on peut porter sur une telle
entreprise, parvenir à ce que toute notion doive être prise à double sens en la
travestissant relève du tour de force ! »
« Oui, c’est la
raison pour laquelle je mets systématiquement des guillemets au mot
« dirigeants » pour désigner ceux de cette époque.
Très bien Luc,
commençons par le commencement : tu sais j’imagine, ce qu’est l’état de
droit ? »
« Oui bien sûr.
C’est une notion d’origine allemande, le Rechtsstaat, qui a été
codifiée par le juriste autrichien Hans Kelsen au début du XXème siècle. Elle
repose sur trois principes : 1. L’ensemble des personnes physiques et
morales, y compris l’état, sont assujetties de façon égale à la loi. 2. La
justice est une institution indépendante. 3. Les règles juridiques obéissent à
une hiérarchie de normes, permettant de fixer les limites de chaque organe de
l’état. Par exemple la constitution est au sommet de cette hiérarchie, puis les
engagements internationaux, ensuite la loi édictée dans les différents codes
civiles et pénaux, enfin les règlements. »
« Parfait. Ces
règles sont évidemment indispensables pour éviter l’arbitraire des gouvernants
et faire que l’équité soit la première valeur garantie au sein d’une société.
Assez curieusement,
les responsables politiques de cette époque ont ajouté un certain nombre
d’autres notions, qu’ils considéraient comme des « piliers de l’état de
droit ». Elles ne figurent pourtant nulle part dans la définition de
Kelsen, et tu vas bientôt voir qu’elles sont rentrées en contradiction avec
celle-ci. »
« Mais pourquoi
de telles modifications ? »
Monsieur Augustin eut
un petit sourire : « Tu vas justement le découvrir en discutant
ensemble. Sache pour te mettre sur la piste que la raison véritable est l’un
des sentiments humains les plus répandus, peut-être le plus courant. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle notre société de 2153 a tout fait pour
apprendre à le reconnaître en soi et à le contrer. »
« Je suis tout
ouïe. »
« Figure-toi que
parmi ces « piliers », il y avait l’obligation pour les forces de
police de n’agir et de faire respecter la loi que lorsqu’un crime avait été
commis. Les forces de l’ordre ne pouvaient intervenir qu’une fois qu’il était
trop tard, lorsque la victime pouvait justifier de son statut, c’est-à-dire
morte ou gravement blessée, physiquement comme moralement.
Même lorsque tout
indiquait de façon certaine qu’une activité criminelle était en préparation, il
fallait simplement attendre et admettre d’avoir un temps de retard sur tous les
criminels de cette société. Ceci était valable aussi bien pour le
terrorisme organisé incluant des détentions d’armes et des messages plus
qu’explicites, comme pour la petite frappe de quartier faisant régner la terreur
par des menaces et des comportements connus de tous.
Il est cocasse que
cette règle absurde ait été édictée au nom de l’état de droit, le premier droit
élémentaire des victimes, celui de la sécurité physique et morale, étant foulé
aux pieds en permanence. Il semble que des interrogations byzantines sur les
droits des agresseurs comptaient beaucoup plus pour la justice de cette époque
que les conditions élémentaires de vie du paisible citoyen. La justice était
organisée pour les 1% de la population qui menaçait réellement la société.»
« Mais pourquoi
une telle absurdité ? » reprit Luc. « La première conséquence
est évidente : les forces de l’ordre devaient être totalement débordées
par la charge. Se placer en position de devoir parer à n’importe quelle
possibilité épuise en tâches de surveillance. Je ne mentionne même pas le fait
qu’ils se privaient de l’effet dissuasif d’une action directe sur des menaces
prouvées d’entreprises criminelles.
Agir directement sur
les menaces les plus avancées et les plus graves permet de concentrer l’action
sur des mesures concrètes. En somme M. Augustin, cette société dressait avec
minutie des constats d’impuissance permanents : ils étaient parfaitement
renseignés, mais pour mieux ne rien faire. Pourquoi une telle absurdité ? »
« L’argument -
tiens-toi bien - était que l’on ne pouvait juger que sur acte accompli, faute
de quoi il s’agirait d’une atteinte à la liberté de conscience. Toute activité
préalable à l’action restant au stade des intentions, elle rentre dans le libre
arbitre du sujet, et à ce titre ne peut faire l’objet d’une quelconque
poursuite. »
« M. Augustin,
ce n’est pas gentil de vous moquer de moi. Ils ne peuvent avoir tenu un
raisonnement aussi aberrant. Ils ne savaient donc pas faire la différence entre
un choix respectueux d’autrui et une menace ? Ils mettaient toutes les
intentions sur le même plan ? Le fanatique qui se surarme et prépare les
plans de son prochain attentat ou la petite frappe qui intimide tout un
quartier en stationnant dans le hall d’un immeuble avec sa bande ne font
qu’exercer un libre choix parmi d’autres ? Allons, je ne peux imaginer que
la pensée ait été aussi médiocre, même au sein d’une période trouble.
Vous savez également
que j’ai une excellente mémoire. Or le code pénal de cette époque comportait
des articles prévus, punissant de peine d’emprisonnement les auteurs de
menaces : articles 222-17, 222-18 et R 623-1. Il était donc bien prévu une
sanction contre des intentions suffisamment avérées et prouvées d’attenter à
autrui, notamment par l’usage de la menace et de l’intimidation. Vos
« piliers de l’état de droit » ne pouvaient méconnaître ces textes
qui attentaient à leur soi-disant principe. »
« Oui mais tu
sais, cette époque ne se caractérisait pas seulement par le dévoiement de toute
valeur, mais également par le génie de ne pas appliquer des textes pourtant
présents dans le code pénal. La capacité à argumenter de manière sélective, en
ne triant que ce qui arrangeait et ne contredisait pas leur croyance dogmatique
avait atteint des sommets de perfection. Une virtuosité dans la décadence en
quelque sorte.
Et pour ce qui est de
la pensée ce n’est pas le sujet : des gens fort intelligents ont tenu ce
discours. Mais l’intelligence ne sert à rien, voire accroît la nuisance, si le
caractère est perverti.
Les personnes qui ont
tenu ce raisonnement vivaient dans un monde abstrait et croyaient perpétuer en
cela l’héritage du libéralisme politique. Ils raisonnaient comme si la société
était constituée d’individus tous responsables et n’exerçant que des choix personnels,
sur lesquels nul n’a évidemment autorité à intervenir : il n’y a pas de
gouvernement des consciences.
Le dévoiement de ce
principe juste est d’oublier que le territoire du libre arbitre se
mérite : il faut d’abord répondre à des exigences de respect mutuel pour
parle de choix faits en conscience. La liberté prétendument infinie de cette
époque était livrée à tous, sans contreparties ni exigences : elle
n’impliquait aucun devoir.
Tu es un jeune homme
bien formé Luc, tu connais les conséquences d’une telle mentalité. Ce qui a un
faible prix n’a pas de valeur. Et ceci est le meilleur moyen de mettre la
liberté par terre, étant incapable de faire face à celui qui prend la liberté
de te priver de la tienne.
Cette société était
devenue incapable de gérer les conflits et encore moins de perpétuer la
difficile réflexion sur la violence légitime et illégitime, garante de l’état
de droit, le vrai celui-ci. Tu connais la phrase que j’aime à répéter : si
Léonidas et Thémistocle n’avaient pas existé et agi, Socrate et Phidias
n’auraient jamais vu le jour.
Face à un conflit,
les tenants de cette société préféraient généralement se voiler la face, voire
s’en prenaient à la victime en la rendant responsable car suspecte de
« provocation ». Les victimes étaient généralement haïes des
dirigeants, leur existence même les remettant en face des responsabilités
qu’ils n’avaient pas prises. Plus d’une fois lorsque des personnes
vivaient un enfer provoqué par des bandes, la seule réponde des forces de
l’ordre était de leur conseiller de déménager.»
« Oui, c’est
d’autant plus cocasse que la définition de Kelsen parle bien d’une hiérarchie
des normes dans le respect de l’état de droit. Et si nos défenseurs du prétendu
« état de droit » étaient si férus de pensée allemande, ils auraient
dû se souvenir des impératifs catégoriques kantiens, à mettre en bonne place
tout en haut de la pyramide.
Je n’aime pas trop la
lourdeur toute germanique des impératifs kantiens, surtout pour redire
finalement l’injonction « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas
qu’on te fît », éthique de réciprocité que toutes les religions et
sagesses dignes de ce nom ont énoncée. Mais quant à parler d’armature de l’état
de droit, celui-ci commence par des devoirs, préalables à l’exercice de toute
liberté de conscience.
Notre société
n’autorise pas, pour cette raison, certains discours ou certains comportements,
considérés non comme des opinions mais comme des menaces à l’encontre de
l’ensemble du pays. Celui qui terrorise un quartier, qui crache sur la France
ou qui défend toute forme de terrorisme sait qu’il sera interpellé dans les
heures qui viennent et que c’est sa vie même qu’il met en péril. Et nous
n’attendrons pas qu’il passe à l’acte : menacer est un crime, cherchant à
imposer un rapport de force en lieu et place de l’autorité légitime. Nous ne
faisons que réactiver l’esprit des meilleures civilisations antiques :
comment peut-on croire que les Grecs et les Romains auraient toléré plus d’une
minute des comportements ou des discours menant à la destruction de la
Cité ?
Mais vous me disiez
au tout début de notre conversation que l’étrange comportement de la société
d’alors découlait d’un sentiment humain très connu. Auquel pensiez-vous M.
Augustin ? Je sais que les tenants du prétendu état de droit défendaient
leur point de vue avec véhémence : cela ne peut être le seul effet du
relativisme moral. On ne se bat pas pour le vide. Quel était le moteur de leur
croyance obstinée ?»
« En réalité
Luc, il ne s’agissait ni d’une cause, ni d’une conviction, mais d’une émotion.
Et ceux qui la ressentaient se défendaient avec d’autant plus de véhémence et
de conviction affichée qu’ils craignaient d’admettre qu’elle était bien en
eux : la lâcheté.
Toute cette comédie
visant à faire croire que c’est l’un des fondamentaux de l’état de droit qui
était en jeu n’avait en réalité qu’un seul but, très simple, se masquer à
eux-mêmes et masquer aux autres leur immense lâcheté, leur incapacité à se
confronter au prédateur.
L’humanisme servit
également souvent de paravent, en mettant bien sûr de côté que l’humanisme
véritable requiert la sincérité, amenant parfois à se montrer très dur.
Le règne des
illusionnistes était accompli : de petits hommes pressés et superficiels
venaient à faire croire qu’ils parlaient au nom de traditions juridiques
séculaires, tandis que l’authentique héritage restait enfoui dans les cryptes
de la mémoire des quelques hommes résistant encore à cette dilution.
Cette mémoire
redevint heureusement à nouveau vive dans la société qui est la nôtre, après
avoir renversé le précédent régime. Il n’y a pas de liberté qui tienne sans les
devoirs de responsabilité vis-à-vis d’autrui, ce qui implique d’éliminer sans
faiblesse ceux qui sapent tous les principes de l’éthique de réciprocité,
pierre angulaire du respect et de la dignité de chaque citoyen. »
« Je vous
remercie M. Augustin. Ce n’est pas seulement une leçon de droit, mais un
chapitre de la comédie humaine que vous m’avez exposé là. Les faux principes
cachent toujours les vraies désertions.
Ce texte fait
suite au dialogue de M. Augustin et d’Hector, en passant du domaine de
l’histoire à celui du droit :
Grand amateur de science fiction, je suis jaloux de ne pas avoir écrit cette page.
RépondreSupprimerMerci Marc.
Il va falloir penser à passer à une "communication" un peu plus systémique
Amitié
Francis claude NERI