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mercredi 6 mai 2015

Masculinité – Féminité – Théorie du genre


L’article qui va suivre traite d’un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre dans l’actualité récente. Il en propose une approche différente, car il renvoie dos-à-dos ceux qui nient toute notion d’identité féminine ou masculine, n’y voyant qu’un facteur culturel, et ceux qui croient en une distinction totalement stricte des caractères féminins et masculins, jusqu’à leur assigner des rôles sociaux et économiques déjà définis.

Aucun de ces deux points de vue extrêmes n’est à la hauteur de la dignité de l’homme et de la femme, ni de la beauté de leur union. L’article rendra probablement furieux les tenants de la théorie du genre, car il ancre les identités féminines et masculines dans des catégories fondamentales du monde, plus profondes que celles des rôles sociaux et économiques. Mais dans le même temps, il cherche à éviter la superficialité de ces rôles, et les stéréotypes sur le masculin et le féminin qu’il faut effectivement balayer. 

L’approche proposée enracine le masculin et le féminin dans des notions élémentaires de l’expérience sensible et de la stratégie d’appréhension du monde. Mais pour cette même raison elle est indifférente aux jeux sociaux, et prône une complète égalité de statut et une parité aussi aboutie que possible, dans le monde économique et social. Les gardiens de la cité platonicienne étaient hommes et femmes et devaient représenter à part égale les points de vue masculin et féminin, ce qui dans la société Grecque de l’époque, était proprement révolutionnaire.


Deux protagonistes s’affrontent :

- Les uns affirment que la masculinité et la féminité sont des différences naturelles bien distinctes, que l’on peut savoir de manière tranchée ce qui est masculin et féminin, car cette distinction prend racine dans l’ordre biologique et naturel.

- Les autres affirment que masculinité et féminité n’existent pas, qu’ils sont une simple convention sociale, un produit purement culturel, dépassant et renversant les différences biologiques. Ce que nous appelons identité masculine ou féminine ne constituerait pour eux que des conditionnements répétés lors de notre éducation dans la petite enfance.

S’agit-il d’une alternative illusoire ou d’un vrai débat ? Une troisième alternative existe-telle, que les deux positions précédentes s’ingénieraient à masquer, préférant de beaucoup l’affrontement avec l’autre alternative qui la nourrit, que l’apparition de la troisième qui les fait s’effondrer ?

Y a-t-il des traits spécifiques à l’homme ou à la femme ? En dehors des différences purement physiologiques, pouvons-nous identifier des traits relevant de la masculinité ou de la féminité ? 

Force est de constater - si l’on a pratiqué un certain temps le monde de l’entreprise - que les femmes ne sont ni moins courageuses, ni moins agressives, ni moins ambitieuses, ni moins affectées par l’esprit de compétition, que ne le sont les hommes. Inversement, toujours à partir des enseignements du monde de l’entreprise, les hommes ne sont ni moins sensibles, ni moins dissimulateurs, ni moins empathiques, que ne le sont les femmes. L’accession des femmes au monde du travail a eu le mérite de révéler tous les facteurs purement culturels de l’identité masculine ou féminine. Et il y en a beaucoup : ce qui constituait une attitude « virile » ou « mâle » s’est trouvé souvent démenti comme un stéréotype par les actions quotidiennes du monde du travail.

Reste-t-il des facteurs non culturels ? Ces observations n’avalisent-elles pas la thèse de traits de comportement purement conventionnels comme le stipule la théorie du genre ?

Il semble que tout de même une différence demeure. Aristote avait fait remarquer que deux modes de description d’un changement étaient possibles : κίνησις et μεταβολή.

La κίνησις, représente le mouvement, le déplacement, la dynamique des corps qui bougent, s’entrechoquent, repartent, franchissent les distances. La mécanique et la dynamique sont les domaines de la physique qui en traitent.

La μεταβολή représente les changements d’état internes, les transformations, les modifications de composition, d’états physiques tels que la chaleur ou la pression. La thermodynamique, la chimie et la biologie sont les domaines qui en traitent.

Le masculin aura une tendance à la κίνησις, le féminin à la μεταβολή. Il a été souvent observé que le caractère externe du sexe masculin, interne du sexe féminin, pouvaient in fine se traduire par des tendances, influences ou approches du monde différentes. La grossesse permet d’expérimenter des variations d’état interne qu’aucun homme ne connaîtra. 

Dans « Cerveau rose, cerveau bleu », la biologiste Lise Eliot, plutôt en faveur de la thèse d’une différence culturelle entre les sexes, souligne les éléments qui restent cependant propres à chacun d’entre eux, soit de façon innée, soit parce que l’évolution du milieu hormonal lors du développement de l’embryon aura exercé son influence. 

Le livre de Lise Eliot est d’une grande finesse : il combat de nombreux stéréotypes, montrant que beaucoup de différences attribuées à la masculinité ou la féminité sont en réalité conventionnelles, ce que nous croyons également. Mais il ne cherche pas à nier des données expérimentales factuelles, montrant que des différences subsistent. En revanche, ces différences ne se placent pas nécessairement là où nous les attendions : les différences existent, mais relèvent plus de l’expérience intérieure, de l’utilisation des émotions, que des stéréotypes sur « l’agressivité », « la sensibilité », « l’esprit de compétition », « la dissimulation », qui éclatent sous le coup de l’expérience. 

Il y a des différences homme / femme résiduelles, mais qui s’établissent davantage sur les expériences élémentaires de notre rapport au monde et notre rapport à notre propre corps, que sur des règles de comportement. L’identité masculine ou féminine nous ramènent davantage aux catégories primitives, celles expérimentées dans la petite enfance, d’extérieur / intérieur, mouvement / transformation, déplacement / métamorphose, surgissement / encerclement, qu’à de supposées normes de comportement. 

La différence entre κίνησις et μεταβολή nous paraît confirmée dans les pathologies psychologiques ou neurologiques dont garçons ou filles sont affectées plus majoritairement. Ainsi, les femmes souffrent statistiquement davantage de dépression que les hommes. En revanche, les hommes sont davantage sujets à la dyslexie, aux troubles de l’attention ou de l’hyperactivité. Les femmes souffrent davantage des variations de leurs états internes et de leurs angoisses : les métamorphoses du psychisme. Les hommes subissent davantage l’éclatement ou la dispersion de leur personnalité, dispersion du langage, de l’attention ou de l’action. L’identité féminine doit affronter l’épreuve des transformations, l’identité masculine celle du déplacement et de l’éclatement.

Cependant si ces tendances existent, nous sommes toujours gênés d’en parler ainsi : rien ne semble aussi tranché, et une description purement dualiste des différences homme / femme nous semble toujours receler quelque chose de fondamentalement faux. Nous ne pouvons renoncer complètement à déceler des différences homme / femme, mais nous ne pouvons non plus admettre de les démarquer de façon binaire, sans avoir le sentiment d’une erreur profonde.

La controverse entre théories du genre et différenciation « classique » homme / femme recèle en grande partie un faux débat, que seule une troisième position peut faire apparaître. De surcroit, nos propres états de conscience viennent perturber l’analyse à froid de ces différences : notre propre identité est trop engagée elle-même dans ces questions pour parvenir à s’en dégager lors de l’analyse.

La troisième alternative nous vient - une fois encore - d’Asie. Les notions d’identité féminine ou masculine, de féminin ou de masculin, seraient bien mieux décrites par les fameux termes de Yin et Yang. 


Pourquoi aller chercher ces nouvelles notions, si celles du féminin et du masculin existent déjà ? Parce que les concepts de Yin et Yang sont à la fois plus subtils et plus puissants, plus profonds. C’est ce que nous allons nous attacher à montrer maintenant.

La première erreur classique qu’un occidental commet généralement lorsqu’il prend connaissance des notions de Yin et Yang, est de les interpréter de façon dualiste, comme une opposition de deux contraires nettement démarqués. Le langage nous incite à commettre l’erreur : comme les deux termes « masculin » et « féminin », « Yin » et « Yang » sont deux mots séparés, invitant à la catégorisation. Pour dissiper les contresens, il faut donc préciser :

• Que Yin et Yang ne doivent pas être perçus comme deux réalités nettement séparées, mais comme une transition continue d’un état à un autre, passant par des gradations et des nuances, de sorte qu’une frontière stricte entre les deux est impossible à établir. Le Yin nous amène au Yang par d’infimes modifications continues et constantes, tout comme le chemin inverse est possible.

• Au cœur du Yin, l’on rencontre le Yang, et au cœur du Yang, on rencontre le Yin. Non seulement la frontière est floue et nuancée, mais l’on ne cesse, lorsque l’on est dans un des états, de nous transformer pour passer vers l’autre.

• Les deux notions sont complémentaires et indissociables, comme le vase et le vide qu’il renferme, ou l’intérieur et l’extérieur d’une bouteille. La séquentialité du langage nous oblige à parler d’intérieur et d’extérieur et à penser ces termes en opposition, mais la vue d’un objet qui présente un intérieur ou un extérieur nous oblige à voir et penser simultanément et de façon indissociable les deux notions : on ne peut énoncer l’une sans énoncer l’autre. 

La pratique physique nous aidera à appréhender plus clairement de quoi il s’agit. Le karaté possède quatre défenses fondamentales :

Le blocage d’une attaque dirigée vers le bas du corps, « gedan baraï » :

 
Le blocage d’une attaque dirigée vers le haut du corps, « jodan age uke » :


La déviation externe d’une attaque dirigée vers le centre du corps, « utchi uke » :


La déviation interne d’une attaque dirigée vers le centre du corps, « soto uke » :


Gedan baraï et jodan age uke sont des techniques “Yang”, blocages, percussions, opposition directe et frontale à l’attaque.

Uchi uke et soto uke sont des techniques « Yin », déviations, crochetage, enveloppement, accompagnement du mouvement de l’attaque et contrôle de celle-ci.

De façon plus générale, les coups de poing ou de pied directs, les blocages, percussions, frappe du plat de la main ou du tranchant, coups de coude ou de genou, sont des techniques Yang.

Les clés, saisies, torsions, enveloppements, étranglements, ciseaux de jambe, contrôles, prises en tenaille par les deux bras, sont des techniques Yin.

En apparence, il y a donc deux « catégories », celle des mouvements de frappe et celle des saisies ou enveloppements, le coup de patte du tigre ou l’étreinte du python.

Là où nous commençons à mieux comprendre les concepts de Yin et de Yang, est que tous les mouvements dont nous parlons ne cessent de se succéder et même de se transformer l’un dans l’autre de façon continue lors de la pratique des arts martiaux. Ainsi « jodan age uke » est-il décrit comme un « blocage » pour les débutants, mais en réalité ne doit pas être considéré uniquement comme tel : le blocage nous inciterait à rester statique, c’est-à-dire à se contenter d’arrêter le mouvement adverse.

Or « jodan age uke », une fois arrêté le mouvement de l’adversaire, doit être suivi d’une saisie de la main adverse, puis d’une clé ou d’une torsion. Il n’y a pas de limite précise entre les deux mouvements : la main change de forme de façon continue, elle est fermée lors de la fin de jodan age uke, puis se réouvre imperceptiblement et saisit le poignet adverse par un mouvement de rotation continue. Notre description verbale est insuffisante, car ce que nous décrivons comme une succession de deux techniques doit être exécuté comme une seule, unie par un mouvement parfaitement continu : l’opposition à l’attaque adverse se mue immédiatement en un accompagnement de son mouvement, suivi d’une saisie et d’une clé. Pour un karatéka entraîné, l’arrêt, l’accompagnement, la saisie et la clé ne sont qu’une seule et même technique, un seul et même geste, et plus le mouvement est uni, c’est-à-dire plus il est impossible de dire à quel moment l’on est passé d’une phase à l’autre, plus la technique est puissante. C’est aussi la raison pour laquelle plus le niveau du pratiquant est élevé, plus les mouvements proviennent du centre de son corps, qui assure l’unité des différentes phases. 

Une technique Yin peut mener également de façon continue vers une technique Yang. Par exemple « uchi uke » dévie l’attaque adverse, et enchaîne immédiatement par une contre-attaque d’une frappe directe du poing. Là encore, ce n’est qu’un seul et même geste, parfaitement continu : lorsque la déviation de l’attaque adverse est suffisante, elle opère un rebroussement fluide pour repartir vers l’avant et lancer la contre-attaque du poing. Bien exécuté, l’on a l’impression de ne voir qu’un seul geste, uni par le déplacement du corps, et non la succession d’une déviation et d’une contre-attaque.

Nous parlons de Yin et de Yang par une commodité de l’esprit. Mais ils ne sont correctement conçus que lorsque l’on a cessé d’en faire deux termes distincts ; c’est en cela que le langage est trompeur. Ce que les gestes des arts martiaux nous enseignent, c’est que ce que nous voyons comme une opposition n’est correctement compris que lorsque les deux termes ne sont que deux aspects d’un même objet. Ainsi voyons-nous exactement en même temps le vase et le vide qu’il abrite, ou bien l’extérieur et l’intérieur de ce vase. Aucune des deux notions n’est perceptible en dehors de l’objet qui les renferme.

Il en est de même de la masculinité et de la féminité. Nous pouvons nous amuser à classer les attitudes qui relèvent de la κίνησις ou de la μεταβολή, de l’intervention directe sur les choses ou du fait de les circonscrire pour les influencer. Le monde du travail illustre constamment ces deux «stratégies», ces deux façons d’appréhender un problème. Mais aucune de ces attitudes ne se rencontre dans la vie réelle, sans être unie à l’attitude inverse, comme l’ombre est attachée à l’objet. Lorsque nous croyons agir directement sur les choses, nous devons en même temps les circonscrire, sans quoi elles nous échappent. Lorsque nous croyons circonscrire un problème, et agir par influence sur lui, nous devons en même temps mener une action directe, sans quoi l’influence reste de pure forme. Cela ne signifie pas que les deux notions se confondent totalement. Elles sont distinctes mais coexistent et être dans l’une ne signifie pas que l’on a exclu l’autre, mais que l’on a choisi de mettre l’une d’elles en avant et l’autre en trame cachée.

Ainsi, dans tout homme il y a une part de féminité et dans toute femme une part de masculinité. Et c’est lorsque l’on croit être dans l’attitude la plus purement masculine que la part féminine qui indissociablement l’accompagne se révèle, de même que c’est lorsque l’on croit être purement dans la féminité que l’attitude masculine qui la double se manifeste. Ceci explique l’ardeur de la polémique sur l’identité masculine et féminine :
• Les tenants de la théorie du genre nient les notions de κίνησις et de μεταβολή, et les éléments factuels qui en découlent :

o Le choix des jouets au plus jeune âge, voitures, avions, ou locomotives pour les garçons, poupées pour les filles n’est pas uniquement culturel, n’en déplaise aux tenant de la théorie du genre. Lise Eliot, pourtant en faveur d’une construction culturelle des identités sexuelles, est parfaitement honnête car elle mentionne ce point comme un élément non culturel résistant, preuves et observations à l’appui. Ces observations incluent les tentatives de présenter des jouets « non conventionnels » à chacun des sexes, voitures et avions aux filles, poupées aux garçons, afin d’écarter tout biais. Le résultat de ces expériences est formel : intervertir volontairement l’ordre des jouets présentés relève du forçage et de l’obligation non consentie par les enfants, qui cherchent naturellement à rétablir leurs affinités en inversant à nouveau l’ordre. Ces choix de jouets ne signifient en rien que les hommes doivent exercer des activités à l’extérieur de leur foyer et les femmes y rester, comme une interprétation primaire et archaïque l’a voulu, en cantonnant le monde du travail aux hommes. Ils traduisent simplement l’affinité à la κίνησις ou à la μεταβολή. Ces deux approches sont indispensables l’une comme l’autre dans le monde du travail, selon les circonstances, en rappelant à nouveau que l’une ne va jamais complètement sans l’autre.

o Les maladies relevant des altérations de l’état interne pour les femmes (dépression), et de l’éclatement de la personnalité ou de la motricité pour les hommes (troubles de l’attention ou de l’activité, dyslexie), point également cité par Lise Eliot.

• Les tenants de la masculinité et de la féminité au sens classique, c’est-à-dire introduisant des oppositions strictes et duelles entre les deux, n’arrivent jamais à gérer correctement les parts de féminité dans l’homme ou de masculinité dans la femme, y voyant des atteintes à leur virilité ou à leur élégance de femme. Ils ont des réactions outrancièrement agressives à l’encontre de l’homosexualité ou de la bisexualité. Et sont encore plus gênés et cantonnés dans le déni et le mensonge, lorsqu’ils décèlent des traces de ces attirances en eux-mêmes.

Le Yin et le Yang est en cela une notion plus profonde, plus puissante et plus subtile que nos «masculinité» et «féminité»:

• Elle ne nie pas les différences entre homme et femme, mais explique l’irruption de la féminité chez un homme ou de la masculinité chez une femme, le fait que l’une ne va jamais sans l’autre et le fait qu’il y a plus une transition continue entre ces deux identités qu’une frontière stricte.

• Elle déjoue les préjugés sur les termes que l’on croit innés dans l’identité sexuelle (agressivité, esprit de compétition, empathie, sensibilité..), qui sont en grande partie induits par le conditionnement culturel, comme le souligne Lise Eliot.

• Elle ramène le débat du masculin et du féminin à des catégories fondamentales de l’expérience sensible, de celles qui se constituent dans la petite enfance, à partir de notions primitives telles que l’intérieur / extérieur, débarrassées des stéréotypes sur le comportement masculin ou féminin.

• Elle rend compte des différences constatées telles que le choix des jouets, vérifiée expérimentalement dans des conditions expurgées des biais culturels (Lise Eliot), mais en les interprétant en dehors des stéréotypes sociaux : le fait que les garçons soient naturellement plus attirés par les voitures ou les avions et les filles par les poupées ne signifie pas que les hommes doivent sortir du foyer et les femmes y rester, les excluant du monde du travail. L’interprétation naïve et au pied de la lettre voit un « gène de la voiture » sur le chromosome Y ou un « gène de la poupée » chez les filles, alors que ces attirances s’expliquent par des éléments plus fondamentaux, tels qu’une appétence pour le mouvement dynamique, les chocs et les interactions directes pour les garçons, les transformations progressives et continues pour les filles, les deux modes du changement selon Aristote. Ces deux modes étant tous deux importants dans le monde du travail, il n’y a pas lieu d’en déduire un rôle domestique particulier.

Un dernier préjugé qui tombe, déjà mentionné dans le monde du travail, est le rapport à l’agressivité ou à la puissance. La distinction des mouvements Yin et Yang dans les arts martiaux le montre : une clé ou une saisie ne sont pas moins redoutables et puissantes qu’un coup de poing ou de pied direct. Quiconque a expérimenté les clés de main d’un aikidoka verra de quoi nous parlons : il ne s’agit pas que de techniques de maîtrise de l’adversaire, utiles pour le contrôler mais qui sembleraient ne pouvoir mettre fin au combat. Une clé d’aikido, selon l’intensité et les variantes décidées par celui qui l’exécute, peut casser un bras ou briser des os de façon certaine, ou seulement se contenter de maîtriser l’adversaire. L’étreinte fatale n’est pas moins redoutable que le coup mortel.

La dualité des deux formes de combat se rencontre également aux jeux d’échecs. Les champions de ce jeu de l’esprit sont souvent classés en « tigres » ou « constrictors », leur style évoquant les modes de combat de ces animaux. Une approche naïve résume les tigres et les constrictors à « attaquants » ou « défenseurs », alors qu’il ne s’agit que de deux façons de mener une bataille, toutes deux permettant de vaincre l’adversaire, ce que ne permettrait pas un pur jeu de défense.

Les « tigres » mènent des attaques soudaines et décisives, fondées sur des échanges de pièces massifs, des sacrifices, des combinaisons provoquant une rupture tranchée de la position des deux joueurs. Les « constrictors » enserrent progressivement et petit à petit l’adversaire, sans rupture franche de la position mais par de petites modifications incessante de celle-ci. Ils empêchent plus les mouvements de l’adversaire, qu’ils ne l’attaquent directement par leurs propres mouvements.

Les tigres recherchent la combinaison et la séquence de coups qui mènent directement au KO de l’adversaire : le mat. Les constrictors ont une vue globale de la position, de la structure des pions, des marges de liberté qui restent de part et d’autre. Les tigres semblent presque attaquer physiquement aux échecs, les constrictors posent leurs pièces pour les faire rayonner par influence. L’on parle souvent de jeu de combinaison pour les tigres, de jeu positionnel pour les constrictors, selon que l’on privilégie la suite des actions menées ou la position globale de ses troupes dans la bataille.

Le panthéon des échecs a vu se succéder « tigres » et « constrictors », sans d’ailleurs que l’un des styles ne prédomine jamais. Capablanca, Botwinik, Petrossian, Karpov ou l’actuel champion du monde Magnus Carlsen sont des constrictors. Alekhine, Tal, Spassky ou Kasparov sont des tigres. L’on a souvent cru dans le monde des échecs que l’une des approches finirait par l’emporter et s’imposer à tout joueur de haut niveau. Le style des constrictors, moins chaotique et plus construit, a permis de développer une approche systématique du jeu, presque scientifique, permettant de mesurer la progression lors d’une partie. Le style de Capablanca était si parfait de ce point de vue que certains ont cru à la mort du jeu d’échecs, qu’un travail patient de la position par petites touches finirait toujours par avoir le dernier mot. Alekhine employa des ressources inexplorées du jeu d’échecs pour vaincre Capablanca, revivifiant le style d’attaque et les alternances de moments calmes avec des assauts soudains et rompant la position. Il en fut de même avec les affrontements entre Botwinik et Tal, Petrossian et Spassky, Karpov et Kasparov. Avec Kasparov, l’on pensait que les ruptures et brèches des tigres étaient indispensables pour prendre le dessus, qu’un jeu trop patient et progressif ne permettrait pas les combinaisons extrêmes et aigues que le haut niveau aux échecs requiert aujourd’hui. Magnus Carlsen a montré récemment que le jeu de position pouvait continuer d’étouffer même les plus grandes fougues.

Lorsque l’on pratique plus avant les échecs, l’on s’aperçoit que la dualité simple entre tigres et constrictors est primaire et quelque peu infantile. Il faut s’intéresser davantage à la compréhension profonde du jeu qu’à des questions de style. Un constrictor doit savoir donner les coups de patte du tigre, et les grands constrictors savent très bien le faire, afin de concrétiser et d’engranger leur avantage positionnel. Un tigre ne peut se permettre de lancer ses attaques soudaines que parce qu’il a patiemment préparé les conditions pour mener l’attaque, ce qui nécessite une très bonne compréhension des fondamentaux de la position.

Tigres et constrictors aux échecs expriment une dualité de deux tendances tellement imbriquées qu’elles sont indissociables, et en même temps que l’un des styles se manifeste de façon visible chez un joueur (l’on a vraiment l’impression de voir un tigre ou un python à l’œuvre), la présence de l’autre style reste constante chez le même joueur et dans la même partie pour qui sait lire plus profondément une partie d’échecs. Yin et Yang, masculin et féminin : les deux polarités existent bel et bien, mais lorsque nous sommes dans l’une d’elles, l’autre agît en soubassement et permet l’existence de celle qui est visible. Superficiellement, les deux polarités semblent opposées et contradictoires, ruptures et moments tranchés de l’attaque pour l’une, avancée progressive et continue pour l’autre, κίνησις et μεταβολή. De façon plus profonde, les deux styles se répondent sans cesse et ont besoin de l’autre en permanence pour exister et se mettre en œuvre. Une stratégie de constrictor n’est possible que parce qu’elle tient compte en permanence des menaces de rupture de l’adversaire et de soi-même et maintient une tension permanente. Le jeu des constrictors n’est calme qu’en apparence. Les assauts audacieux du tigre ne sont possibles que parce que les fondations construites au préalable sont solides, et que la structure de pions et le contrôle par les pièces est correctement agencé. C’est aussi la raison pour laquelle aucun des deux styles ne l’a jamais emporté définitivement, et que le monde des échecs a vu une alternance de champions exprimant l’un ou l’autre.

Masculinité et féminité sont telles. La distinction existe et se manifeste par des preuves visibles. Mais lorsque l’une d’elles est à l’œuvre de façon manifeste, l’autre est également présente de façon cachée. Un « comportement masculin » n’est possible que si, dans la même personne et au même moment, des éléments féminins sont accomplis. Un « comportement féminin » ne peut être produit que si, dans la même personne et au même moment, des éléments masculins sont en travail.

C’est ce qui a rendu la polémique si vive concernant l’identité masculine et féminine. La nier complètement nous laisse une impression de faux, car les polarités existent bel et bien. Mais l’affirmer de façon parfaitement distincte par des critères discriminants de comportement, d’appétence ou d’attitude rend également une impression de faux, car nous voyons toujours poindre l’autre identité lorsque l’une d’elles s’affirme. En même temps qu’il faut affirmer les identités, il faut affirmer leur imbrication. Cela semble complexe ou contradictoire à réaliser, mais le concept de Yin et Yang y parvient : la situation s’éclaire lorsque l’on a compris que la mise en œuvre visible de l’une des attitudes admet comme condition vitale la mise en œuvre cachée de l’autre attitude. La gêne de l’homme découvrant sa part féminine et de la femme découvrant sa part masculine s’expliquent ainsi.

Les physiciens emploient deux représentations, deux modèles, leur permettant de décrire la lumière. La lumière peut être tantôt décrite comme une onde - l’onde électromagnétique - tantôt comme un corpuscule, c’est-à-dire de petits grains - les photons - obéissant à des lois dynamiques. La représentation ondulatoire est bien adaptée aux ondes électromagnétiques de basse fréquence, infrarouge ou ondes radio. La représentation corpusculaire devient plus pertinente lorsque le phénomène est à haute fréquence, ultraviolets, rayon X et gamma. Ces deux représentations mutuellement exclusives, la propagation continue et progressive d’un fluide ou bien les chocs d’un solide, doivent rendre compte du même phénomène : la lumière. Il peut paraître étrange d’employer deux représentations contradictoires, mais là est la nature d’un modèle scientifique : la question n’est pas qu’il soit vrai ou faux en soi, mais qu’il représente le mieux possible le phénomène étudié : nous ne mettons pas la main sur la chose telle qu’elle est, nous choisissons la manière d’en parler qui la décrit le mieux et résiste le mieux à l’expérience pratique.

Bien entendu, nous n’allons employer là qu’une métaphore, qui n’aura aucune valeur scientifique en tant que telle. Mais l’analogie est séduisante, et empreinte de beauté. L’image mentale est un artifice utile dans les investigations humaines, si l’on se souvient qu’elle n’a valeur que de métaphore, et qu’elle a pour but de faire ressentir et non d’expliquer.

La dualité onde / corpuscule est bien celle de la κίνησις et de la μεταβολή. L’avancement progressif et continu, contre la rupture et le choc. Evidemment, cela déplaira aux tenants de la théorie du genre, car l’éternel masculin et l’éternel féminin se retrouvent inscrits dans les lois physiques de l’univers, et toute tentative de résoudre la dualité onde / corpuscule est vaine, l’un des deux principes de la κίνησις et de la μεταβολή ne pouvant aller sans l’autre : la lumière serait toujours sujette à deux représentations, les mêmes que celles du féminin et du masculin. Cette représentation vaut en tous les cas bien mieux que les stéréotypes fondés sur la domination sociale : la différence homme / femme provient des premiers moments de l’expérience sensible, reliée à des catégories fondamentales du mouvement. Une dualité qui ne pose aucune forme de discrimination, de lutte de pouvoir ou d’ascendant : les éléments primitifs de l’univers sont sourds à nos calculs. Et une dualité qui n’a rien de binaire ou de catégorique : onde et corpuscule sont des nuances d’un champ continu des possibles, l’un ayant l’autre pour fondation, féminin et masculin s’associant dans leur complémentarité pour former la lumière.

Aussi devrions-nous remplacer nos notions de féminin et de masculin, discriminantes dans leur formulation, par celles de Yin et de Yang, d’une finesse et d’une profondeur sans commune mesure. Nous ne renonçons pas à l’identité sexuelle, mais nous gardons hommes et femmes indissociablement reliés, fondements l’un de l’autre, inscrits dans des éléments de l’expérience sensible également dignes, débarrassés des tristes caricatures du jeu social, ensemble dans une relation dont la beauté est à leur hauteur.

5 commentaires:

  1. pourquoi est_ce que l'individu de sexe masculin à un moment donné de l'histoire a été considété comme le moteur des travaux de force et celui de sexe féminin comme clui là qui devrait s'occuper des taches ménagère?

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    1. Parce que la femme porte l'enfant et est plus en sécurité dans le foyer tout simplement. Bien sur les temps ont changés et une fois le bébé sevré, l'homme peut très bien tenir la place au foyer !

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  2. Merci pour cette puissante série d'analogies signées. C'est bon de lire un texte qui connaît déjà le paradigme qui vient...

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