Président, j’en ai tant rêvé. Lors de ma campagne, seule comptait la
victoire. Je ressens maintenant un léger goût d’amertume et d’ennui, une fois
dans la place. Je voudrais être sans cesse dans cette effervescence où mes promesses
sont gratuites, où il me suffit de communiquer et de faire rêver sans avoir à
rendre de comptes.
Car ma vie est dure, savez-vous ? Oh, je vous vois sourire. Mais cela
est difficile de rêver d’être puissant et de ne pouvoir rien.
Dès lors que je prends une initiative
économique, les marchés réagissent comme une machinerie ultra-sensible,
détectant le moindre de mes mouvements. Et quiconque contrarie les banques centrales
ou les fonds d’investissement voit les taux se tendre dans la seconde, son
crédit se renchérir. Lorsque l’on a une dette à près de 100% du PIB, cela ne
laisse pas beaucoup de choix.
Alors je dis oui. Au FMI. A la commission européenne. Avec leurs critères qui m’enferment dans des cercles vicieux, m’obligeant à me démunir toujours plus pour économiser, et ne pouvant sortir du trou parce que je n’ai pas assez investi.
De toute façon, les grandes entreprises de mon pays ou d’autres se moquent
totalement de mes actions. Elles n’interviennent plus seulement sur le terrain
économique. Elles engagent des bouleversements technologiques, sociaux ou
comportementaux qui vont beaucoup plus vite que tout ce que pourrait faire mon
gouvernement, et agissent bien plus en profondeur sur le tissu social qu’aucune
de mes lois ne pourrait le faire. Alors je suis à leur remorque. Je ne fais qu’accompagner
leur mouvement, en faisant semblant de prendre des décisions et d’y pouvoir
quelque chose.
Oh je sais, avec un peu de courage, je développerais des filières sur des métiers dans lesquels mon pays excelle : je ne ferais pas qu’être à la traîne, j’aiderais ceux qui prennent des initiatives, je me renseignerais sur les compétences clés, je les subventionnerais, je protégerais leurs connaissances les plus stratégiques pour qu’elles ne soient pas copiées trop vite.
Je sais qu’il faudrait faire tout cela mais je ne le fais pas. Cela va
contrarier trop de monde. La commission européenne, qui exige que tout soit en
concurrence, tout de suite, et qui ne voit pas que cela empêche ceux qui
excellent de se distinguer des autres parce qu’ils sont copiés trop vite. Il y
a une concurrence de court-terme et une concurrence de long-terme, je n’arrive
pas à le leur faire comprendre, qui sont toutes deux en conflit, la première
tuant la deuxième si on la favorise trop et qu’elle empêche de développer les
savoirs-faire sur lesquels se différencier.
Et puis cela contrarierait les américains. Qui craignent à tout instant que
nous fassions cela, et qui emploient toute la puissance de leurs fonds d’investissement
pour nous en empêcher. Pourtant ils ne s’en privent pas, eux, de protéger leurs
activités phares, de leur laisser le temps de devenir compétitives. Ils ne sont nullement protectionnistes sur les biens marchands, mais ils le sont sur les savoirs et les savoir-faire stratégiques, ils ont bien compris comment cela marche. Mais je n’ai
pas le courage de leur tenir tête, d’oser développer des activités sur
lesquelles ils n’auraient aucun droit de regard, ni droit à être informés de
tout ce que l’on fait.
Et de toute façon ceux qui m’entourent seraient incapables de mettre cela
en place. Ils sont tous énarques, ils n’ont jamais mis les pieds en entreprise,
ou seulement deux ou trois ans, pour toucher leurs jetons de présence, lorsque
je les ai parachutés. Ils n’apprécieraient pas que je me passe d’eux pour l’économie.
J’ai trop d’ascenseurs à leur renvoyer, ils me feraient la peau vous savez ?
Et puis ils s’entendent bien avec la commission européenne, ces énarques. Cela les
arrange bien après tout. Oh, ils sont comme moi, ils savent que cela nous fait
glisser chaque jour un peu plus sur la pente. Mais à titre personnel, ils en
seront récompensés financièrement. Alors je n’ai pas intérêt à toucher à leur
petite rente.
Je pourrais me concentrer sur mes fonctions régaliennes bien sûr, puisque je n’ose pas toucher à l’économie. Là aussi, je sais pertinemment ce qu’il faudrait faire. Mais lorsque mes policiers se font attaquer au cocktail molotov et brûler au troisième degré par des petites frappes qui sèment la terreur dans leur quartier, tout ce que je sais dire c’est qu’ils auront des voitures renforcées et des tenues ignifuges. Je sais, c’est pitoyable, on peut difficilement faire plus lâche. Alors que je sais très bien qu’il faudrait frapper à mort les quatre ou cinq meneurs pour que cela s’arrête, parce qu’il suffit d’une poignée de ces petits crétins pour rendre la vie d’un quartier impossible si l’on ne fait rien.
D’ailleurs j’ai toutes les informations sur eux, ils sont parfaitement
fichés et répertoriés par les services de police. Il faut dire qu’avec des
dizaines de récidives chacun, il faudrait être aveugle pour ne pas les
détecter. Mais je n’en fais rien. Alors qu’en les éliminant, en montrant
bien pour l’exemple ce qui leur est arrivé pour dissuader d’autres de prendre
leur place, cela s’arrêterait bien vite. Mais je n’agis pas.
Oh, il faut dire que pour être élu, j’ai dû donner des gages aux ailes les
plus « humanistes » de mon parti, enfin c’est comme cela qu’ils s’appellent
eux-mêmes. Et eux recommandent de ne jamais réprimer, de laisser faire, surtout
s’ils pensent que les auteurs ont été brimés par la société. Tout laisser
faire, après tout, ils s’entendent bien aussi avec la commission européenne sur
ce point-là.
Bon, si les victimes sont atrocement battues, mutilées ou tuées, ils me
disent qu’elles l’ont toujours un peu bien cherché, qu’elles étaient des
privilégiées, et puis que cela arrive, que cela fait partie de la vie, et qu’il
faut traiter cela avec des psychologues et de la compréhension. J’avoue que j’ai
du mal avec ces « humanistes », on n’est jamais avare de la
souffrance d’autrui. Mais ils sont trop puissants au sein de mon parti, je dois
leur donner des gages.
Je sais, je ne suis pas très sympathique. Même pas du tout. J’ai su très bien pendant quatre ans tout ce qu’il fallait faire, mais je n’ai pas du tout bougé, j’ai laissé pourrir la situation. J’ai même écrit un livre ou je montre très bien que je savais depuis longtemps où se situaient les problèmes importants, et je dis que c’est ce qu’il faut faire juste à la veille des nouvelles élections. Je sais, c’est terriblement cynique, mais il y a encore des imbéciles pour se laisser prendre au piège, se dire que je commence à prendre conscience de ce qui ne va pas, et penser que cette fois je parle bien et que j’ai raison. S’ils savaient comme je les méprise.
J’ai l’impression d’être pour moitié un pantin et pour moitié un produit
marketing. Faute d’avoir eu le courage d’agir, je me défoule sur d’autres
professions dans mon livre, que je traite de lâches alors que je suis devenu la
lâcheté même. Je me console en me disant qu’il y en a maintenant beaucoup de
mon profil, parmi les dirigeants. Un peu mous, un peu lâches, envoyant toujours
les autres s’engager, mimant la fermeté à la perfection dans le discours mais
sans jamais faire suivre d’actes courageux, obsédés par la communication et l’effet
de ce que les gens pourront penser, sans se soucier de savoir s’il y a eu
action réelle ou non.
D’ailleurs le réel n’existe plus. Il est entièrement défini par mes
conseillers en communication, qui cherchent à tourner tout événement en rêverie
qui soit conforme à mon petit cénacle de protégés.
Mais je sais que cela ne fonctionne plus, même les plus bêtes s’en aperçoivent. Je ne sais pas comment l’histoire me jugera. Je me sens seul. J’ai peur.
Si vous avez aimé cet article, mes deux livres sur le monde de l'entreprise et plus généralement sur les pièges de la société moderne. Egalement disponibles au format Kindle :
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