Le FMI a publié récemment son classement comparatif des puissances
mondiales, selon un nouveau mode de calcul : le PIB en parité de pouvoir
d’achat.
La nouvelle a soulevé quelques débats, notamment parce que selon ce nouveau
moyen de mesure la France doit être considérée comme la 9ème
puissance économique mondiale, au lieu du 6ème rang que lui confère
l’ancien calcul en PIB brut.
La discussion est vite retombée, et semble avoir été bien plus provoquée
par le résultat final et le soufflet adressé à la France, que par l’analyse
économique de fond.
La superficialité médiatique est une fois de plus regrettable, car la
publication de ce résultat par le FMI est porteuse d’informations très
importantes.
Ce qui n’a pas été observé est que l’adoption du nouveau moyen de mesure
par le FMI trahit un point au moins aussi critique que le résultat de la mesure
elle-même. Lorsqu’un organisme économique change de méthode statistique, cela
signifie qu’il a décidé de chausser de nouvelles lunettes pour appréhender la
réalité. Et le changement de point de vue trahit aussi l’évolution d’une
mentalité interne.
Une mesure du PIB plus proche des gens, vraiment ?
En première approche, le calcul du PIB en PPA (parité de pouvoir d’achat)
apparaît comme une bonne idée. La valeur ajoutée brute produite par un pays ne
traduit pas une richesse concrète de sa population si celle-ci doit faire face
à un coût de la vie très élevé.
Le calcul selon la PPA corrigeant cet effet, il traduit la paupérisation
des classes moyennes dans nos pays industrialisés et montre que la qualité de
la vie d’un pays doit tenir compte de l’accès au pouvoir économique par le plus
grand nombre, non de sa seule richesse brute. En cela, la PPA semble plus
proche des préoccupations concrètes des gens, et de leurs difficultés à
constituer le panier mensuel de la ménagère dans la cotation de la richesse
d’un pays.
L’élément ironique de ces nouvelles lunettes chaussées par le FMI est que le
très mondialiste organisme revient à la considération d’un marché national et de
préoccupations économiques propres à la population de chaque pays. La PPA retourne
aux conditions nationales concrètes de chacun, non à la considération de
grandes zones économiques uniformes et ouvertes au marché, appréhendant les
populations comme autant de masses indistinctes.
Double ironie, ce sont des arguments propres à la mondialisation – ceux que
le FMI emploie habituellement – qui montrent les limites d’un tel indicateur.
Le judo des rapports de parité
entre pays
Une objection à la PPA est que si le coût de la vie est plus élevé dans un pays
que dans un autre, les habitants du premier seront dotés de fait d’un pouvoir
d’achat bien plus important dans le second pays que dans leur pays d’origine.
Cela ne concerne pas seulement le plaisir de pouvoir se payer de nombreux produits pendant un voyage touristique, mais plus sérieusement d’avoir des capacités
d’investissement supérieures dans le second pays.
Le différentiel de pouvoir d’achat est ce qui permet des investissements
externes, ou encore la pratique de l’offshoring, très néo-libérale s’il en est.
La puissance de niveau de vie d’une population est donc plus complexe que son
pouvoir d’achat national. Le coût de la vie élevé est une faiblesse qui devient
une force du fait des échanges trans-nationaux et se traduit en une force de
frappe financière et une capacité d’achat supérieure dans des pays classés
comme « plus compétitifs ».
Cette relativité des rapports de force et faiblesse dans les échanges mondialisés
est généralement très mal appréhendée par les néo-libéraux, capables uniquement
de raisonnements simplistes. Il en est de même des avantages comparatifs de
Ricardo : si les néo-libéraux n’en retiennent que l’ouverture des
frontières à tout crin, ils ne remarquent pas que leur pendant inévitable est
le maintien de compétences différenciées dans chaque pays pour que les
mécanismes ricardiens fonctionnent, c’est-à-dire de nécessaires politiques
interventionnistes permettant de conserver jalousement un cœur de compétences
propres à chaque pays.
Dès lors que l’on fonctionne en économie ouverte, un véritable tao des échanges économiques est
nécessaire à la compréhension des situations, où chaque faiblesse est une force
potentielle et où chaque force peut devenir un point faible, non par les
raisonnements simplistes et univoques des néo-libéraux, ne sachant que prôner
toujours plus de dérégulation et toujours plus d’ouverture. La véritable
économie ressemble aux sciences du vivant, au maintien d’équilibres fragiles et
contradictoires, tandis que les recettes néo-libérales ne savent mettre en œuvre
qu’une radicalité court-termiste.
Une préoccupation pour les gens ou un idéal
famélique ?
En examinant par ailleurs ce à quoi le FMI exhorte, le sens à donner à ce
changement d’indicateur nous apparaît plus clairement. Les bons élèves ont
changé : le modèle économique est maintenant celui des BRICS : Inde,
Brésil, Chine, … c’est-à-dire de pays dont le faible coût de la vie repose sur
une précarité et une légèreté de l’aide sociale.
Le raisonnement du FMI est celui des sports mécaniques : pour faire
une moto performante, il faut concilier une grande puissance du moteur avec une
légèreté de l’ensemble de l’engin. L’on préfère ainsi aux grosses et lourdes
cylindrées des moteurs légèrement moins puissants mais des châssis
ultra-légers, le rapport poids / puissance étant la clé de la performance.
Si le raisonnement est incontestable dans les sports mécaniques, il est
simpliste en économie. Avant de montrer pourquoi, il faut comprendre ce que
donne la transposition à l’économie. L’optique du FMI sous-tend toute la mode
du « lean management », l’économie de moyens à tout prix,
l’allègement de toute structure support à commencer par celle de l’état.
Dans les modèles connus de l’économie industrielle, le « lean and
hungry dog » a remplacé le « top dog » : la puissance de
l’animal en forme est remplacée par la rage de survie de l’animal famélique,
agressif parce qu’il est maigre.
L’on retrouve cet état d’esprit dans les départements achats de beaucoup de
groupes industriels : un bon fournisseur est un fournisseur qui a faim, ce
qui le force à aller au-delà de ses limites par survie. Les départements achats
les plus cyniques considèrent même qu’un bon contrat avec un fournisseur est
celui qui l’étrangle juste assez pour qu’il survive pendant la durée du projet,
puis soit tué faute de ressources à la fin de celui-ci. Cette
« méthode » est d’ailleurs recommandée de façon explicite dans
certains cursus de « management ».
Les nouvelles lunettes du FMI n’ont donc rien à voir avec un raisonnement
sur le pouvoir d’achat des personnes. Elles ne sont que le prolongement de la
thèse néo-libérale du toujours moins d’état, jusqu’à idéalement faire
disparaître celui-ci, et un faible coût de la vie obtenu au prix d’un
désengagement de toute structure sociale : le FMI passe sous silence que
bon nombre de pays obtiennent un coût de la vie limité en contrepartie d’une
forte précarité de leur population.
Le FMI a ainsi remplacé son classique idéal de puissance économique par un
« idéal famélique », un modèle consistant à placer sciemment le plus
grand nombre de personnes en conditions de précarité et de survie pour en tirer
le maximum. Le nouveau modèle économique est celui de populations toujours plus
exsangues (sauf pour une petite minorité de privilégiés), dont on extorque
l’énergie de la survie.
Nous pouvons être rassurés : si nous avions cru l’espace d’un instant
que le FMI avait une quelconque préoccupation pour la vie quotidienne des
personnes, nous voyons que comme à l’habitude il n’en est rien. L’on se
souvient du fameux slogan de Lénine « le communisme c’est les soviets plus
l’électricité ». Sa paraphrase libérale pourrait-être : « le
néo-libéralisme c’est la production maximale par la rage du désespoir plus les
favelas ».
La vision du futur selon le Fonds est de généraliser à toute la
planète le modèle mexicain ou brésilien : une majorité de crève-la-faim
constituant le plus gros de la population, et une petite minorité de
privilégiés obligés de vivre barricadés.
Les chiffres globaux montreront quant à eux que nous avons un excellent
ratio de PIB en PPA, que ce mode de vie rend tout le monde heureux et a accru
la richesse globale de la planète, argument classique - et faux - des
néo-libéraux.
Pourquoi « l’idéal
famélique » n’est pas seulement éthiquement condamnable mais
économiquement défaillant
Au-delà de sa faiblesse éthique, cette nouvelle vision est économiquement
fausse et inefficace. Elle souffre – comme tous les raisonnements néo-libéraux
– d’une myopie totale et d’une incapacité à anticiper. Les soubresauts et
rechutes des BRICS, dont les résultats ne sont pas ceux attendus, en
témoignent. L’instabilité qu’ils connaissent et les crises qui s’y succèdent à
grande vitesse suggèrent quel est le raisonnement juste.
Tant qu’à raisonner de façon systémique, nos Diafoirus ont oublié que trois
facteurs et non deux définissent la performance globale d’un système : la
puissance, la légèreté et le troisième qu’ils ont omis : la robustesse.
Si un système est très efficace mais qu’il ne cesse de tomber en panne, ou
de sortir de la route, occasionnant au passage des dégâts croissants pour
l’appareillage, il ne peut être qualifié de performant. Le bon économiste
connaît cet arbitrage classique entre efficacité et robustesse, deux termes
contradictoires qu’il convient de concilier de façon équilibrée pour atteindre
la performance.
Le modèle économique du FMI – et d’ailleurs celui de l’ensemble
des néo-libéraux – est intrinsèquement instable, avec une fragilité croissante.
Cela se vérifie aussi bien dans le domaine financier par la multiplication des
bulles spéculatives que dans la mise en œuvre du développement économique des
BRICS.
Le « lean management » a ainsi engrangé échec sur échec dans les
dernières années. Un exemple saillant est celui des « call-center »,
de tous les dispositifs d’assistance au client dans les sociétés de service. Le
lean management a aminci les dispositifs de relation client jusqu’à en faire le
minimum. Il s’en est suivi non seulement un service client déplorable et
deshumanisé, mais surtout incapable de faire face au moindre imprévu.
Après passage au « lean management », les équipes faméliques de
support au client ne savent traiter que le cas nominal, celui où tout se passe
bien, dans les limites prévues. Toute erreur de procédure, qui nécessite de
revenir quelques étapes en arrière, est rendue impossible. La mécanisation et
l’anonymisation croissantes nécessitent des efforts colossaux pour de tels
retours arrière.
Le pauvre client moyen se retrouve généralement pris entre les
mâchoires de tels dispositifs, prisonnier de l’anonymat qui dresse un écran à
l’avantage des sociétés. Les individus paient des préjudices parfois très
graves, devant finalement supporter les effets du « lean
management », enfonçant les particuliers dans la précarité et
l’inquiétude, selon une dissymétrie de rapport de force qui devient écrasante.
Et le néo-libéralisme parle sans cesse de « CRM », qualité
client », mise en valeur de l’individu …
La réduction des coûts comme seul principe, sans qu’il soit mis en
équilibre avec une qualité de service préservée, aboutit à ce genre
d’absurdité : l’on finit pas laisser des lacunes béantes dans un processus
industriel ou de service, pour économiser quelques centimes. Les échecs
colossaux de l’offshoring dans la plupart des grands projets informatiques en
sont une autre illustration.
L’équilibre à trouver entre compétitivité-prix et compétitivité-qualité,
intrinsèquement contradictoires, est pourtant un classique de l’économie.
Qu’importe, la plupart des cabinets de conseil grassement payés continueront de
ne prôner que des solutions simplistes de réduction des coûts sans aucune
connaissance approfondie des processus industriels ou de service sur lesquels
il faudrait s’appuyer, sacrifiant cyniquement le simple individu au passage.
Proposition d’un indicateur du PIB non simpliste
Le troisième terme oublié dans l’indicateur de calcul du PIB est celui de
la capacité potentielle d’innovation. La richesse immédiate n’est pas
tout, il est nécessaire de savoir si un pays va prendre un temps d’avance sur
les secteurs innovants de l’économie, s’il a préparé ses capacités pour le
faire.
Il n’est pas facile de trouver une mesure quantitative de ce facteur. Mais
l’on sait que les efforts d’éducation, de santé, de transport public, de
police, de retraite, de soutien au monde associatif multiplient les
opportunités de chaque individu à prendre des initiatives.
L’on gagne peut être une seule bataille désespérée avec des faméliques en
condition de survie, l’on ne déploie pas une stratégie économique. La plupart
des pays de l’Asie de l’Est – Corée et Japon en tête – maintiennent un coût de
la vie assez élevé, corrélatif de structures publiques importantes.
Selon la
nouvelle mesure du FMI ils perdent ainsi en compétitivité, pourtant ce sont eux
qui parviennent à défier les économies occidentales sur les secteurs de
l’innovation. Même la Chine qui possède encore un niveau de vie assez faible du
fait de son ancrage encore important dans un modèle social ancestral, s’engage
sur un modèle d’infrastructures publiques qui le fera monter.
Voir par exemple l’investissement du gouvernement chinois dans le Maglev,
l’une des premières lignes de train à sustentation magnétique au monde. La
Russie ne s’engage pas non plus sur les nouveaux standards du FMI et résiste
bien mieux que ne le fait l’Europe à l’hégémonie digitale des USA, en ayant
développé Yandex, un moteur de recherche au moins aussi performant que Google
et VKontakte, réseau social bien plus utilisé que Facebook en Russie.
Ces pays ont compris que des standards élevés d’éducation, de transport et
de santé restaient des clés primordiales de la compétitivité d’un pays. Ils
élèvent globalement le coût de la vie, mais permettent de garder l’initiative
dans la course aux innovations.
Le discours néo-libéral se veut souvent à la pointe de la modernité. Se
rend-il compte que son nouvel idéal famélique est le fait de mentalités
arriérées et dépassées ? Les thuriféraires de la mondialisation heureuse
n’ont généralement en tête qu’une baisse sans limite des coûts de production,
masquant une idée aussi univoque et simpliste derrière des modèles prétendument
savants. Ils en sont restés à des industries anciennes, dans lesquelles le coût
marginal de production était la clef, débouchant vers des délocalisations de
plus en plus sauvages, allant jusqu’à des violations de flagrantes de la
légalité et de l’éthique, telles que le travail des enfants sur lequel ils
ferment les yeux.
La plupart des nouveaux secteurs économiques basculent sur un modèle dans
lequel les coûts marginaux de production et de distribution sont faibles, voire
nuls. Même des industries lourdes telles que l’automobile changent leurs modes
de production à tel point que les coûts se concentrent de plus en plus en
amont, dans l’effort de conception. La guerre économique est ainsi de plus en
plus une guerre de la connaissance.
Dans ces conditions, ce ne sont pas les pays dont le faible coût de la vie
n’est qu’une incidence de la mauvaise qualité de vie qui tirent leur épingle du
jeu. Mais ceux qui articulent intelligemment puissance publique et privée pour
que la première serve de réserve de capacités à la seconde. Un famélique n’a
« plus rien sous le pied ».
L’art économique moderne consiste à
équilibrer finement un triangle de contraintes contradictoires : puissance
de la production instantanée, faibles coûts de structure, importantes capacités
d’innovation permettant de changer de cap rapidement. Les néo-libéraux, parce
qu’ils s’en remettent aux seuls ratios financiers, n’ont qu’une obsession de la
baisse des coûts qui tient de la pathologie mortifère.
Un véritable indicateur corrigé du PIB intégrerait non seulement la PPA,
mais un facteur important de capacité d’innovation. Les pays de l’Asie de l’Est
ainsi que la Russie auraient déjà gagné de nouvelles places au classement avec
ce mode de calcul.
Mais il est dérangeant d’admettre qu’ils maintiennent un
haut niveau d’infrastructures publiques : a contrario des charlataneries
austéritaires du FMI, ils savent que soigner l’éducation, la bonne santé et la
sécurité de leurs citoyens est le premier facteur d’opportunités économiques,
en n’hésitant pas à rester dans des standards très élevés.
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