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mardi 2 février 2016

Trois oppositions factices


Tout débutant en philosophie sait qu’un véritable questionnement commence par une aporie, une impasse qui apparaît comme insoluble, entre deux termes contradictoires. Le jeune disciple apprend par la suite qu’un véritable concept - de ceux qui donnent à la pensée sa valeur - ne peut pour cette raison être jamais nommé : un concept est la tension qui réside entre deux thématiques contradictoires, il n’est jamais l’une seule de ces thématiques.

Pour cette raison, Ludwig Wittgenstein en vint à soutenir que tout ce qui a de la valeur en philosophie n’est jamais écrit, ne réside jamais dans le texte lui-même mais dans la tension que celui-ci nous fait ressentir entre les lignes qu’il trace.

Le concept est comme l’arc électrique, et exerce à ce titre la même fascination. Il est fugace et insaisissable tout en exprimant une notion éternelle, éphémère mais infiniment éblouissant. Nous comprenons pourquoi les Grecs en ont fait le symbole du maître des dieux : il est une puissance résidant dans le ciel des idées, mais ne se laisse voir à nous qu’un bref et fulgurant instant.

Avons-nous à ce point régressé que notre monde qui se prétend « civilisé » et « moderne » soit incapable de faire revivre cet univers électrique de la pensée ? Car les débats mis en exergue par ceux qui se targuent d’incarner la civilisation et l’ouverture sont bien médiocrement menés.

Ceux qui s’auto-intronisent représentants de la « société ouverte » ne savent plus jouer qu’un air très appauvrissant : les fines contradictions qui engendraient des débats entre deux ou trois positions également estimables disparaissent au profit d’un manichéisme des thèses, d’un parc d’attraction infantilisant de la pensée peuplé de bons de méchants au sein duquel ils s’octroient bien évidemment le beau rôle. En matière de société ouverte Karl Popper doit se retourner dans sa tombe : ceux qui prétendent à son héritage politique ont jeté aux orties ce qui en est la pierre angulaire : l’esprit critique.

Les gardiens de cette orthodoxie infantilisante nous font part de leur récente geignardise : le débat d’idées serait menacé en France par une vague de « nouveaux-réacs » qui y ajoute l’outrecuidance d’avoir du succès.

Est-il venu à l’idée de nos clercs de la bien pensance que si les abhorrés « nouveaux-réacs » remportent d’importantes victoires, ce n’est pas tant par le contenu de leur pensée que parce qu’ils savent encore faire retentir ce tonnerre de Zeus de la confrontation des idées, qu’ils appellent et invitent à la contradiction ? Que ceux que l’on traite de rétrogrades voire d’arriérés font bien souvent preuve de bien plus de nuance et de pertinence, et que c’est avant tout pour cette raison qu’ils sont suivis ?

Inversement, ceux qui se présentent d’eux-mêmes comme des modèles d’ouverture (ce qui est déjà en soi ironique), ne tolèrent en réalité aucune pensée autre que la leur ?

Du reste, ceux qui se voient affublés de l’infâmante étiquette de « réactionnaire » tiennent des positions bien plus diversifiées qu’il n’y paraît, parfois sont en franche opposition. Mais nous sommes là dans des finesses d’esprit qui dépassent ceux qui se sont couronnés en parangons de la civilisation : nous sortons trop de leur rassurant Disneyland de la philosophie politique, qui leur permet de produire rapidement des articles simplistes à peu de frais.

Pour tenter de recréer une pensée vivante, nous pouvons déjà démasquer quelques fausses oppositions simplistes et montrer qu’elles deviennent fécondes dès lors que l’on ne cède plus à la paresse de disqualifier l’un des termes pour encenser l’autre. Voici trois d’entre elles.


Multiculturalisme et identité

Cette fausse opposition est la plus répandue de nos jours, et engendre son inévitable rejeton : le faux débat. Les gentils multiculturels, partisans d’une société ouverte et tolérante du « vivre ensemble » et de découverte de l’autre sont opposés aux méchants identitaires, fermés sur eux-mêmes, probablement fascistes et racistes : « bouh les affreux », pourra-t-on lire à longueur de colonnes de « Libération » et du « Monde », sous une forme plus ampoulée, mais dont le contenu reviendra in fine à cette profonde analyse.

Si le grand public peut s’enticher de mauvaises productions à court-terme, sur le long terme son jugement est sûr : la médiocrité et la pauvreté de la presse majoritaire enfermée dans cette rhétorique débilitante ne provoque même plus la colère, mais la simple lassitude dévolue au pathétique. Certains s’étonnent encore de l’effondrement de leur tirage …

Il y a de cela 40 ans, nous vivions dans une France qui affirmait sans complexe la laïcité comme l’une de ses valeurs fondamentales, l’héritage grec, romain et judéo-chrétien comme sa mémoire historique. Cette dernière n’est nullement incompatible avec la laïcité, culture historique et principes républicains étant deux dimensions distinctes d’une nation : « La République est laïque, la France est chrétienne », résumait d’un trait le Général.

Ceci nous empêchait-il de vivre dans une société multi-culturelle ? Au contraire : la France des années 1970 était bien plus ouverte aux autres cultures, leurs communautés représentantes bien mieux intégrées à la société - y compris celles d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient – et l’Islam évoquait encore à cette époque des personnes prenant pacifiquement le thé sur une terrasse ensoleillée.

Je tiens à ce que l’identité de mon pays soit clairement posée parce que je veux vivre dans une société véritablement multi-culturelle, non en opposition à celle-ci. Nos écervelés et agités modernes auraient dû méditer le très freudien narcissisme de la petite différence, qui peut amener des hommes à tuer simplement pour affirmer leur altérité.

Il est vrai que Freud, après une ère d’adoration, est catalogué à présent – je vous le donne en mille – comme réactionnaire. Et tant pis si le malaise dans la civilisation est devenu une nausée profonde allant jusqu’à nous faire régurgiter nos tripes, c’est-à-dire à nous nier nous-mêmes : dans le monde merveilleux du vivre ensemble, le rose bonbon cachera bien ces bruits de spasme de notre pays à l’agonie.

Il n’est bien entendu pas question de laisser prise aux identitaires haineux : eux-aussi procèdent de la même opposition factice, dont ils ont seulement renversé le sens, l’identité étant devenue pour eux le camp du bien et le multiculturalisme celui du mal. Ceci permet de comprendre au passage que nos chers thuriféraires de la « société ouverte » appliquent un procédé fasciste, le même que celui des nervis qu’ils dénoncent, mais dont ils ont seulement inversé la polarité.

Est-il si compliqué de comprendre que parce que je tiens à aimer ma propre identité et la ligné historique dont nous sommes issus, je veux par-là vivre dans une société plurielle, faisant co-exister différentes cultures ? Et que je serai d’autant plus accueillant que mon identité et mon histoire seront fortes et respectées ?


Souci du peuple et hauteur de vue en politique

C’est un trait de notre époque que d’avoir pensé la proximité avec le peuple et ses préoccupations comme incompatibles avec la vision politique. Il faut avoir bien peu étudié l’histoire pour ne pas savoir que beaucoup de grands hommes ont puisé leur vision politique dans la connaissance étroite du quotidien de leur peuple, à commencer par Jules César, qui vécut son enfance dans une très modeste famille patricienne, logée dans un quartier qui était considéré comme plébéien. De ce creuset modeste, César sut faire une force.

A l’inverse, comment ne pas être frappé par une classe politique actuelle dont le principal souci semble de se préserver de tout contact avec le peuple, mais qui pourtant ne fait que naviguer au gré des événements et de la communication éphémère, sans cap et sans vision ?

C’est un triste tropisme français que de confondre la morgue poudrée avec de la hauteur de vue. En fait de vision, l’oligarchie gouvernante n’est que la descendance spirituelle de l’aristocratie méprisante de l’ancien régime, aussi dédaigneuse et infatuée d’elle-même qu’elle se montre incompétente et superficielle.

Sous un vernis de modernisme, nous n’avons affaire qu’aux fantômes de cette sinistre caste n’ayant pour objectif et pour vision que la préservation de ses privilèges. Ni les prétextes humanistes et socialisants, ni les prétentions à l’action réelle ne parviennent à entretenir encore l’illusion.

Celui qui se soucie des difficultés quotidiennes de son peuple est qualifié de « populiste », artifice de la division manichéenne des post-modernes, comme si un tel souci était incompatible avec la vision politique.

S’il faut condamner sans complaisance un populisme qui s’accompagne de démagogie – il faut dans ce cas l’appeler poujadisme – force est de constater que beaucoup de ceux que l’on affuble de ce nom ne font que réclamer la confrontation des théories à la réalité, c’est-à-dire précisément ce qui permet de porter une réelle perspective politique.

La vision politique n’a rien à voir avec ce dédain affecté et maniéré, poussant des cris de dégoût à la vue des réalités prosaïques. Elle est affaire de profondeur : il ne s’agit pas de marcher à l’écart du peuple, mais au sein de lui en sachant dans quel but et vers où nous voulons nous acheminer.

Penser que faire rentrer des centaines de milliers d’hommes qui n’ont connu que la loi du plus fort et qui considèrent les femmes comme un cheptel à disposition, toujours fautives lorsqu’elles sont agressées, se résoudra par une intégration rapide et naturelle, relève de cet aveuglement. Minimiser ce qu’en souffrent les victimes est le luxe répugnant de ceux qui se préservent de toute difficulté derrière un cordon doré et ne sont jamais avares de la souffrance, tant qu’elle n’est pas la leur.

Se donner bonne conscience et beau rôle par des mesures prétendument écologiques en déclarant la guerre aux automobilistes et rendant leur circulation impossible, en méprisant la majorité qui doit se rendre au travail, sans voir que les impacts écologiques de telles mesures sont on ne peut plus désastreux, procède de l’auto-satisfaction distante.

Croire que toute dérégulation économique agira comme une baguette magique, exonérant au passage les classes dirigeantes de tout devoir de faire preuve d’imagination, d’audace et de vision stratégique, le marché se chargeant de penser à leur place, est encore la marque de ces dégoûtés, masquant leur seul intérêt personnel derrière ce qui est bon pour le peuple, surtout lorsque c’est à son détriment.

Ce que l’on appelle trop souvent populisme n’est que la demande de confronter ses théories au réel, de tremper ses idées toutes faites à l’efficacité du terrain.

Le populisme possède deux dévoiements et non un seul : le plus visible et le plus connu qui est de verser dans la démagogie, et le plus discret, celui de servir d’alibi aux classes dirigeantes pour justifier de leur incompétence, détourner l’attention vers ceux qui en émettent la critique et perpétuer indéfiniment leur médiocrité au pouvoir.

Ont-ils oublié que l’auteur de « the open society » s’est illustré par la confrontation à l’expérience comme garante de la liberté ? Le pire ennemi de la libre parole n’est pas son interdiction autoritaire – adversaire facilement identifiable qui finira toujours par tomber – mais sa noyade sous des théories fumeuses qui ne daignent pas se remettre en question et seront pour toujours persuadées de leur bon droit.

La distance méprisante n’est pas celle des hommes élevés mais le fait des autruches, qui se croient haut perchées mais ont leur tête plongée dans la bassesse de leur narcissisme aveugle. Le véritable esprit critique est simple, et n’a nul besoin de s’entourer des mines hautaines et ampoulées qui sont la sûre trace des imposteurs.


Interventionnisme et efficacité économique

Encore une « opposition insoluble » pour les tenants de la pensée simpliste, qui nous enjoignent d’être soit dans le camp de la dérégulation, du laisser-faire économique et du progrès, ou celui du « repli sur soi ». En matière de repli sur eux-mêmes, les défenseurs de telles thèses en sont les champions toutes catégories, ignorant tout du monde de l’entreprise et de l’économie réelle.

Il est d’autant plus hilarant de voir cette petite caste se targuer de « réalisme », quand elle ne vit que dans un monde artificiel de congrès, de cocktails et de séminaires. Ceux qui président aujourd’hui à la plupart des initiatives de politique économique n’ont peu ou pas du tout mis les pieds en entreprise, n’ont jamais conduit de projet concret de leur vie, ont éventuellement effectué un bref passage comme parachutés dans des comités de direction qui ne les a jamais confrontés à l’action réelle.

La dérégulation totale aboutit à ce que celui qui se démarque par une brillante initiative soit aussitôt absorbé par une concurrence qui copiera et aplanira son idée. La concurrence totale n’est pas le règne de l’efficacité, mais celui des faussaires totaux.

L’efficacité économique résulte de la mise en tension de deux forces contradictoires, qu’il ne faut privilégier excessivement ni l’une ni l’autre : la création de valeur et la mise en concurrence. Donner tout pouvoir au premier créateur peut dégénérer en monopole et en abus de position dominante. Le mettre immédiatement en concurrence, notamment en l’obligeant à tout révéler de ses secrets de fabrication, lui ôte toute récompense légitime et décourage toute prise d’initiative.

La concurrence n’est pas – contrairement à tous les poncifs – la force motrice de l’excellence mais le moyen de la consommer et de la distribuer. L’ouvrir à tout vent tue la valeur qui était en train de se constituer et prive ceux qui méritaient la rétribution de leur initiative, de leur juste récompense.

Il en résulte qu’en économie réelle, l’efficacité nécessite une dose importante d’interventionnisme, se superposant au jeu de la concurrence. Interventionnisme que pratiquent du reste les USA à haute dose, étant l’un des pays les plus volontaristes en la matière, employant une articulation bien pensée des secteurs publics et privés.

Nous sommes bien loin des discours binaires et débilitants de l’hymne à la concurrence et aux marchés ouverts à tous vents, pratiqués par l’UE. Croire à cette fable d’une toujours plus qui nous propulsera dans une monde merveilleux d’ouverture aux autres relève au mieux de naïveté, au pire de malhonnêteté.

Un interventionnisme bien tempéré apparaît comme une position bien plus fine et réaliste, lorsque l’on comprend que le discours univoque et appauvrissant de la concurrence sans règles n’est que la forme la plus aboutie du fanatisme des esprits faibles.



Les bonnes intentions affichées et sirupeuses du discours des post-modernes ne doivent pas être combattues quant à leur contenu : on ne peut engager sérieusement la conversation avec quelqu’un qui nous offre en tout préambule qu’il représente l’ouverture aux autres, le progrès et la civilisation, ce qui est en soi auto-contradictoire, la fatuité étant la forme la plus achevée de la fermeture aux autres.

Il faut simplement montrer par l’exemple ce qu’est une véritable discussion vivante et contradictoire, présentant des problèmes humains comme une difficile conciliation des contraires, non comme une lutte abêtissante du bien contre le mal.


Les perroquets du camp du bien apparaîtront alors d’eux-mêmes pour ce qu’ils sont : non des défenseurs de la civilisation, mais les porteurs inquiétants de sa régression vers les traits grossiers du simplisme et de la bêtise, ceux des gains faciles et factices, attirant les médiocres qui se repaissent des restes d’un héritage dont ils ne sont pas dignes. 



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