Un curieux phénomène,
très peu mis en avant dans la presse économique ou généraliste, est que
coexistent depuis environ 2008 deux facteurs contradictoires : une
injection massive de liquidités dans l’économie et une faible inflation,
celle-ci demeurant à des niveaux peu élevés et ne connaissant pas même
d’accroissement sur la période de 2008 à maintenant.
Les quelques économistes
ayant abordé le sujet sont en désaccord sur les causes de ce phénomène étrange.
L’interprétation qui est proposée ici éclaire d’un jour nouveau le
fonctionnement de notre système économique et financier depuis la crise de 2008.
Ce qui semble être une petite contradiction est le révélateur d’un mécanisme
fondamental institué au rang d’organisation officielle, bien que non déclarée
et peu visible.
Une création monétaire sans surchauffe
Depuis la crise de 2008, la Fed, relayée quelques années plus tard par la BCE, a fait appel au mécanisme de « Quantitative easing » (QE) pour relancer l’activité économique. Le levier classique des banques centrales était auparavant l’abaissement des taux d’intérêt directeurs, assouplissant les conditions de crédit. Ce moyen est complètement épuisé depuis quelques années, les taux d’intérêt ayant atteint le plancher du quasi zéro %, voire de taux négatifs sur certaines périodes.
Depuis la crise de 2008, la Fed, relayée quelques années plus tard par la BCE, a fait appel au mécanisme de « Quantitative easing » (QE) pour relancer l’activité économique. Le levier classique des banques centrales était auparavant l’abaissement des taux d’intérêt directeurs, assouplissant les conditions de crédit. Ce moyen est complètement épuisé depuis quelques années, les taux d’intérêt ayant atteint le plancher du quasi zéro %, voire de taux négatifs sur certaines périodes.
Le QE est un moyen plus radical et simple d’élargir massivement la base des liquidités disponibles dans l’économie. Une banque centrale décide de créer de la monnaie, non par une émission physique de billets et pièces, mais par la création d’une simple ligne de crédit. Le monde financier est passé depuis longtemps d’une monnaie fiduciaire à une scripturale. A partir de ce crédit décidé ex nihilo par un jeu d’écriture, elle rachète un certain nombre d’actifs financiers à des banques d’affaires privées, actions, obligations ou produits dérivés. Ces achats massifs irriguent les banques privées de nouvelles liquidités fraîches, leur permettant d’octroyer davantage de crédits aux particuliers dans des conditions de faible taux. In fine, ce flux de crédits est censé relancer la consommation et souffler sur l’activité économique.
On le voit, le QE
s’assimile vulgairement à « faire tourner la planche à billets »,
dans un mode plus électronisé et passant par l’intermédiaire de produits
financiers plus sophistiqués. Le principe reste essentiellement le même.
Mécaniquement, une telle
création monétaire doit générer de l’inflation. Nous le savons depuis les
années 1930, la formation des prix n’est pas directement dépendante des coûts
de production comme l’on a pu le penser, mais uniquement une fonction de la
rareté de chaque bien et de l’intensité de sa demande sur le marché. Les coûts
de production peuvent influer indirectement sur les prix puisqu’ils sont l’un
des facteurs de rareté d’un bien, mais le prix n’exprime quantitativement que
l’équilibre entre l’offre et la demande. La monnaie est une grandeur abstraite
traduisant les termes de l’échange entre tous les biens disponibles sur le
marché, comme si potentiellement l’on cherchait les grandeurs relatives de tous
les trocs d’un bien contre un autre.
Chaque unité monétaire,
un billet de banque par exemple, représente ainsi une fraction de la valeur
totale des biens échangeables de l’économie, un coupon représentant un droit à
acquérir, égal à la totalité de la valeur des biens disponibles divisée par la
quantité de monnaie disponible. Si la base monétaire totale disponible dans
l’économie est gonflée ex nihilo,
chaque unité monétaire représente une valeur moindre, en tant que la valeur des
biens est fractionnée en un plus grand nombre de coupons. Un billet de banque
représentera moins de valeur, il en faudra plus pour acquérir le même
bien : les prix montent.
Cet effet de la création
monétaire est mécanique et obéit à une stricte loi de proportionnalité. Il
montre également l’aspect néfaste et addictif de l’inflation pour un Etat :
en cas d’endettement, il est tentant de « faire tourner la planche à
billets » lorsque l’on dispose du droit de création monétaire, afin de
combler sa dette à très court-terme. Ce palliatif se paie presque immédiatement
d’une inflation galopante qui appauvrit l’ensemble de l’économie. Beaucoup de
pays d’Amérique du sud dans les années 1970 voyaient ainsi leurs salariés
dépenser presque toute leur paie dès qu’elle était touchée, parce que sa valeur
fondait déjà de moitié le lendemain.
Cette inflation monétaire
est à distinguer de la « bonne inflation », celle qui est un effet induit
de l’activité économique. Une économie performante génère de l’activité et de
la valeur et exerce de ce fait une tension sur les salaires et sur l’embauche.
Les prix suivent avec une temps de retard l’accroissement salarial. Cette
inflation-là est « saine », comme celle d’une machine qui a besoin de
chauffer par dissipation thermique lorsqu’elle fonctionne à un régime
supérieur.
Le QE aurait dû engendrer
ces deux types d’inflation. Celle de la création monétaire, du fait de la valeur
de référence représentée par la monnaie. Et celle de la reprise d’activité, si
l’effet de transmission du crédit des banques centrales aux banques privées
puis aux entreprises et aux particuliers était au rendez-vous. Le pari des
banques centrales était au passage que la bonne inflation serait prépondérante sur
la mauvaise, spéculation qui faisait peser un risque à toute la société à
partir d’une décision prise en cercle totalement fermé.
Or, aucun de ces deux
phénomènes n’advint, celui de la bonne inflation due à l’activité comme celui
de la mauvaise du gonflement monétaire. Les indices des prix à la consommation
croissent peu et ceci depuis des années :
Les chiffres de 2017 et 2018 sont
prévisionnels. Source : Recherche économique / Natixis Asset Management
Quelle est la raison de
ce mystère ? Deux documents vont nous aider à trouver une réponse de
premier niveau, sur l’explication immédiate de ce phénomène.
Le premier provient de
« La Tribune », montrant au passage que l’escamotage de l’inflation
interroge de plus en plus les spécialistes économiques :
La relance de l’activité
par le crédit, notamment celui fait aux entreprises, ne s’est pas transmise aux
particuliers sous forme de hausse salariale, notamment depuis 2008. Non
seulement la valeur nominale des salaires a stagné voire fortement décru, mais
les conditions de précarité de l’emploi se sont renforcées : la
multiplication de CDD, jobs précaires et « micro-jobs », notamment en
Allemagne, a contribué à tasser la progression salariale. Le multiplicateur de
crédit est donc loin de s’être propagé dans toute la société et n’a pas
engendré de « bonne inflation », celle de la dissipation d’énergie
due à une reprise économique.
La seconde explication,
celle qui montre pourquoi l’inflation mécanique due au gonflement monétaire n’a
pas eu lieu, se retrouve dans plusieurs travaux récents, dont celui-ci est une
bonne synthèse :
Sans rentrer dans trop de
détails techniques, il faut rappeler que la masse monétaire est
« compartimentée ». Aussi, le raisonnement d’une création monétaire
engendrant de l’inflation doit-il être nuancé. Les travaux mentionnés
rappellent que deux agrégats monétaires sont fréquemment suivis par les
économistes. L’agrégat M0 représente l’ensemble de la monnaie fiduciaire en circulation
additionnée aux réserves de l’ensemble des organismes de crédit (IFM) auprès de
la Banque centrale. L’agrégat M2 représente l’ensemble de la monnaie fiduciaire
à laquelle on ajoute les comptes de dépôt à vue des particuliers et
entreprises, ainsi que les dépôts à préavis de moins de 3 mois et les dépôts à
terme de moins de deux ans. Schématiquement, M0 représente la « base
monétaire » accessible seulement par le secteur financier professionnel
(hors monnaie fiduciaire qui est commune à tout le monde) et M2 la masse
monétaire disponible immédiatement ou à court-terme par les particuliers et les
entreprises. M0 est « l’argent du monde financier », M2 celui des
particuliers et des entreprises.
Historiquement, M2 et M0
étaient fortement corrélées. Toute augmentation de la base monétaire par
création monétaire se répercutait en facilités de crédit et inversement toute
facilité de crédit par abaissement des taux générait des dépôts. La création
monétaire comme l’abaissement des taux engendrait ainsi à la fois une reprise
d’activité économique et une inflation. Si la première croit plus vite que la
seconde, la relance du moteur économique est réussie. Dans le cas contraire,
l’inflation a gâché l’action de relance.
Or, notamment à partir de
2008, l’on observe un gonflement de M0 sans accroissement correspondant de M2.
Particulièrement en 2008, la base monétaire a presque doublé sans que les
liquidités disponibles pour les particuliers aient pratiquement bougé :
Ainsi, M0 et M2 se sont
retrouvées « compartimentées ». La création monétaire par les banques
centrales n’a pas été redistribuée en possibilités de crédit. Qu’est-elle
devenue ? Simplement, les banques privées les ont placées en réserves
auprès de la Banque centrale. Le quantitative easing n’a pas
« ruisselé » vers les particuliers et les entreprises mais est resté
en rétention principalement dans les instituts financiers. Pour cette raison,
l’inflation telle qu’elle est mesurée, par un indice des prix à la
consommation, n’a pas augmenté. Il n’est guère étonnant de constater que les banques
commerciales ont amélioré leurs réserves : ce n’est nullement dû à une
gestion plus rigoureuse, mais à une distribution gratuite de liquidités.
Modération salariale,
emplois précaires et rétention de la création monétaire au niveau de la base
monétaire M0, voici les trois explications « mécaniques » de
l’absence d’impact du quantitative easing sur l’indice des prix à la
consommation.
Un tour de passe - passe monétaire
Un tour de passe - passe monétaire
Une analyse plus profonde
et plus critique sur la mesure de l’inflation nous fait cependant reconsidérer
ce point de vue. Il est curieux qu’un gonflement monétaire ne se traduise par
l’augmentation d’aucun prix, dans aucun secteur de l’économie. Loin de stagner,
l’inflation est en fait réapparue sous une autre forme, qu’aucun indice des
prix classique ne peut mesurer. Cette inflation « déguisée » ou plus
exactement déplacée a été identifiée dans cet article des Echos :
Il n’y a pas de
miracle : la création monétaire engendre un accroissement de certains
prix, encore faut-il savoir lesquels. Comme le note l’article des Echos la première inflation facilement
observable est celle des actifs financiers. Par construction, le QE consiste en
des programmes massifs de rachats de titres. Les marchés financiers ont connu
et connaissent encore une hause considérable, sans rapport direct avec les
résultats des entreprises concernées.
Par ricochet, cette
montée des actifs financiers enflamme également les prix de l’immobilier à
l’achat. La barrière à l’entrée de l’accès à la propriété étant importante, ce
sont généralement ceux qui ont les moyens d’entretenir un portefeuille d’actifs
importants qui l’utilisent pour l’investissement immobilier. Le QE n’a donc
« ruisselé » que sur une petite partie privilégiée de la population,
celle des plus aisés. Déjà fortement discriminante d’avec le reste de la
population, la classe la plus aisée a encore creusé l’écart en ayant accès à
une manne de crédit supplémentaire pour des biens qu’elle seule pouvait déjà se
payer.
L’article des
« Echos » mentionne cette répercussion inégalitaire. On ne peut
soupçonner pourtant son auteur d’un biais anticapitaliste : l’auteur est
responsable de la stratégie de marché chez Neuflize OBC, autrement dit un
acteur reconnu des institutions financières, fréquemment interviewé sur les
dernières tendances boursières.
L’inflation est donc très
loin d’avoir disparu. Elle ne se reflète plus dans le classique indice des prix
à la consommation. Mais le fait de l’avoir fait disparaître des dépenses
courantes revient à casser le thermomètre pour ne pas voir une surchauffe
artificielle et malsaine, entretenue par l’intervention directe des banques
centrales.
La pompe à spoliation
La pompe à spoliation
Le maintien de l’inflation
courante à des niveaux bas et l’usage de la création monétaire ne semblent pas
redoutables individuellement. C’est la combinaison des deux qui instaure un
mécanisme très malsain. Il revient à mettre en place un circuit de ponction
permanente de l’économie productive pour alimenter une bulle financière, devenant
une véritable rente pour une petite minorité qui ne se distingue pas par sa
capacité à entreprendre mais par la seule possibilité de toucher cette manne. Cette
façon d’entretenir de riches oisifs est l’exacte négation de l’esprit d’entreprise.
L’on objectera que tout
un chacun peut se placer sur les marchés financiers pour bénéficier de ce
treuil monétaire : il suffit de disposer d’un compte titres. C’est une
grande naïveté de penser que tous les acteurs sont équivalents à ce jeu, au
regard des risques pris. Les acteurs capables d’entretenir un important
portefeuille d’actifs ont un accès privilégié aux informations de retournement
de marché : des actions de resserrement des taux seront connues plusieurs
jours à l’avance par les grands investisseurs, au dernier moment par les petits
porteurs. Les quelques bénéficiaires de la pompe monétaire sauront donc
également à quel moment se retirer du jeu. Ils bénéficieront ainsi d’une double
ponction : celle opérée sur l’économie productive pendant les phases de
gonflement monétaire, celle leur permettant de siphonner les comptes de petits
porteurs sur les marchés financiers au moment du retournement. Le pillage de l’économie
productive par quelques rentiers financiers n’est pas le seul mécanisme élevé
au rang d’institution, le délit d’initiés l’est également.
Enfin, inutile de préciser
que le QE fausse l’efficience des marchés : une bonne nouvelle de
conjoncture fait monter les cours, une mauvaise les fait monter également, les
acteurs anticipant que cela incitera les banques centrales à perpétuer la
création monétaire et la pression à la baisse sur les taux. Le rôle de
financement rapide des entreprises que remplissait autrefois la bourse n’a plus
aucune existence véritable : les cours deviennent totalement décorrélés des
résultats effectifs des entreprises, les seuls paramètres influents devenant
totalement endogènes au monde financier, dans une sorte de relation incestueuse
demeurant dans son cercle : rythme de la création monétaire, réserves des
banques centrales et des banques d’affaires, état de la dette des différents
pays, enfin amplification par les algorithmes de trading.
Il est souvent de bon ton
de dire que nous vivons dans un monde complexe pour justifier de regrettables
errements économiques. Lorsque nous ramenons notre monde à ses buts, non à ses
moyens, il devient pourtant d’une grande simplicité. La combinaison d’un indice
des prix à la consommation maintenu bas et de la création monétaire par les banques
centrales constitue la plus formidable machine à spoliation de l’économie
productive au bénéfice de quelques acteurs financiers.
Nous ne vivons pas dans
la société ouverte et avancée qui nous est souvent décrite, mais dans une
économie de rente la plus archaïque qui soit, comme même la bourgeoisie la plus
réactionnaire du XIXème siècle, si bien croquée par Balzac, ne l’aurait jamais
rêvée. Les véritables entrepreneurs ne gagnent que très peu à ce jeu. Aussi le
discours marxisant leur imputant la responsabilité de ces maux se trompe sur
toute la ligne. C’est précisément lorsque nous revaloriserons l’économie d’entreprise
sur l’économie de rente que nous pourrons sortir de cette situation. Encore
faut-il cesser de noyer sous de mauvaises raisons ce qui n’est qu’un objectif
parfaitement simple et clair : l’enrichissement sans limite et sans effort
de quelques-uns, au détriment du véritable entreprenariat.
Si vous avez aimé cet article, mes deux livres sur le monde de l'entreprise et plus généralement sur les pièges de la société moderne. Egalement disponibles au format Kindle :
C’est précisément lorsque nous revaloriserons l’économie d’entreprise sur l’économie de rente que nous pourrons sortir de cette situation. Encore faut-il cesser de noyer sous de mauvaises raisons ce qui n’est qu’un objectif parfaitement simple et clair : l’enrichissement sans limite et sans effort de quelques-uns, au détriment du véritable entreprenariat.
RépondreSupprimerThanks great blog ppost
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