Musashi

Une communauté fraternelle d'hommes libres et déterminés, en alternative aux pièges de la société moderne

Fondamentaux de la communauté : découvrez-les ici

jeudi 25 janvier 2018

La mondialisation heureuse contre l'économie réelle Partie II - Le mystère de l'inflation déguisée



Un curieux phénomène, très peu mis en avant dans la presse économique ou généraliste, est que coexistent depuis environ 2008 deux facteurs contradictoires : une injection massive de liquidités dans l’économie et une faible inflation, celle-ci demeurant à des niveaux peu élevés et ne connaissant pas même d’accroissement sur la période de 2008 à maintenant.

Les quelques économistes ayant abordé le sujet sont en désaccord sur les causes de ce phénomène étrange. L’interprétation qui est proposée ici éclaire d’un jour nouveau le fonctionnement de notre système économique et financier depuis la crise de 2008. Ce qui semble être une petite contradiction est le révélateur d’un mécanisme fondamental institué au rang d’organisation officielle, bien que non déclarée et peu visible.



Une création monétaire sans surchauffe

Depuis la crise de 2008, la Fed, relayée quelques années plus tard par la BCE, a fait appel au mécanisme de « Quantitative easing » (QE) pour relancer l’activité économique. Le levier classique des banques centrales était auparavant l’abaissement des taux d’intérêt directeurs, assouplissant les conditions de crédit. Ce moyen est complètement épuisé depuis quelques années, les taux d’intérêt ayant atteint le plancher du quasi zéro %, voire de taux négatifs sur certaines périodes.

Le QE est un moyen plus radical et simple d’élargir massivement la base des liquidités disponibles dans l’économie. Une banque centrale décide de créer de la monnaie, non par une émission physique de billets et pièces, mais par la création d’une simple ligne de crédit. Le monde financier est passé depuis longtemps d’une monnaie fiduciaire à une scripturale. A partir de ce crédit décidé ex nihilo par un jeu d’écriture, elle rachète un certain nombre d’actifs financiers à des banques d’affaires privées, actions, obligations ou produits dérivés. Ces achats massifs irriguent les banques privées de nouvelles liquidités fraîches, leur permettant d’octroyer davantage de crédits aux particuliers dans des conditions de faible taux. In fine, ce flux de crédits est censé relancer la consommation et souffler sur l’activité économique.

On le voit, le QE s’assimile vulgairement à « faire tourner la planche à billets », dans un mode plus électronisé et passant par l’intermédiaire de produits financiers plus sophistiqués. Le principe reste essentiellement le même.

Mécaniquement, une telle création monétaire doit générer de l’inflation. Nous le savons depuis les années 1930, la formation des prix n’est pas directement dépendante des coûts de production comme l’on a pu le penser, mais uniquement une fonction de la rareté de chaque bien et de l’intensité de sa demande sur le marché. Les coûts de production peuvent influer indirectement sur les prix puisqu’ils sont l’un des facteurs de rareté d’un bien, mais le prix n’exprime quantitativement que l’équilibre entre l’offre et la demande. La monnaie est une grandeur abstraite traduisant les termes de l’échange entre tous les biens disponibles sur le marché, comme si potentiellement l’on cherchait les grandeurs relatives de tous les trocs d’un bien contre un autre.

Chaque unité monétaire, un billet de banque par exemple, représente ainsi une fraction de la valeur totale des biens échangeables de l’économie, un coupon représentant un droit à acquérir, égal à la totalité de la valeur des biens disponibles divisée par la quantité de monnaie disponible. Si la base monétaire totale disponible dans l’économie est gonflée ex nihilo, chaque unité monétaire représente une valeur moindre, en tant que la valeur des biens est fractionnée en un plus grand nombre de coupons. Un billet de banque représentera moins de valeur, il en faudra plus pour acquérir le même bien : les prix montent.

Cet effet de la création monétaire est mécanique et obéit à une stricte loi de proportionnalité. Il montre également l’aspect néfaste et addictif de l’inflation pour un Etat : en cas d’endettement, il est tentant de « faire tourner la planche à billets » lorsque l’on dispose du droit de création monétaire, afin de combler sa dette à très court-terme. Ce palliatif se paie presque immédiatement d’une inflation galopante qui appauvrit l’ensemble de l’économie. Beaucoup de pays d’Amérique du sud dans les années 1970 voyaient ainsi leurs salariés dépenser presque toute leur paie dès qu’elle était touchée, parce que sa valeur fondait déjà de moitié le lendemain.

Cette inflation monétaire est à distinguer de la « bonne inflation », celle qui est un effet induit de l’activité économique. Une économie performante génère de l’activité et de la valeur et exerce de ce fait une tension sur les salaires et sur l’embauche. Les prix suivent avec une temps de retard l’accroissement salarial. Cette inflation-là est « saine », comme celle d’une machine qui a besoin de chauffer par dissipation thermique lorsqu’elle fonctionne à un régime supérieur.

Le QE aurait dû engendrer ces deux types d’inflation. Celle de la création monétaire, du fait de la valeur de référence représentée par la monnaie. Et celle de la reprise d’activité, si l’effet de transmission du crédit des banques centrales aux banques privées puis aux entreprises et aux particuliers était au rendez-vous. Le pari des banques centrales était au passage que la bonne inflation serait prépondérante sur la mauvaise, spéculation qui faisait peser un risque à toute la société à partir d’une décision prise en cercle totalement fermé.

Or, aucun de ces deux phénomènes n’advint, celui de la bonne inflation due à l’activité comme celui de la mauvaise du gonflement monétaire. Les indices des prix à la consommation croissent peu et ceci depuis des années :


Les chiffres de 2017 et 2018 sont prévisionnels. Source : Recherche économique / Natixis Asset Management

Quelle est la raison de ce mystère ? Deux documents vont nous aider à trouver une réponse de premier niveau, sur l’explication immédiate de ce phénomène.

Le premier provient de « La Tribune », montrant au passage que l’escamotage de l’inflation interroge de plus en plus les spécialistes économiques :


La relance de l’activité par le crédit, notamment celui fait aux entreprises, ne s’est pas transmise aux particuliers sous forme de hausse salariale, notamment depuis 2008. Non seulement la valeur nominale des salaires a stagné voire fortement décru, mais les conditions de précarité de l’emploi se sont renforcées : la multiplication de CDD, jobs précaires et « micro-jobs », notamment en Allemagne, a contribué à tasser la progression salariale. Le multiplicateur de crédit est donc loin de s’être propagé dans toute la société et n’a pas engendré de « bonne inflation », celle de la dissipation d’énergie due à une reprise économique.



La seconde explication, celle qui montre pourquoi l’inflation mécanique due au gonflement monétaire n’a pas eu lieu, se retrouve dans plusieurs travaux récents, dont celui-ci est une bonne synthèse :


Sans rentrer dans trop de détails techniques, il faut rappeler que la masse monétaire est « compartimentée ». Aussi, le raisonnement d’une création monétaire engendrant de l’inflation doit-il être nuancé. Les travaux mentionnés rappellent que deux agrégats monétaires sont fréquemment suivis par les économistes. L’agrégat M0 représente l’ensemble de la monnaie fiduciaire en circulation additionnée aux réserves de l’ensemble des organismes de crédit (IFM) auprès de la Banque centrale. L’agrégat M2 représente l’ensemble de la monnaie fiduciaire à laquelle on ajoute les comptes de dépôt à vue des particuliers et entreprises, ainsi que les dépôts à préavis de moins de 3 mois et les dépôts à terme de moins de deux ans. Schématiquement, M0 représente la « base monétaire » accessible seulement par le secteur financier professionnel (hors monnaie fiduciaire qui est commune à tout le monde) et M2 la masse monétaire disponible immédiatement ou à court-terme par les particuliers et les entreprises. M0 est « l’argent du monde financier », M2 celui des particuliers et des entreprises.



Historiquement, M2 et M0 étaient fortement corrélées. Toute augmentation de la base monétaire par création monétaire se répercutait en facilités de crédit et inversement toute facilité de crédit par abaissement des taux générait des dépôts. La création monétaire comme l’abaissement des taux engendrait ainsi à la fois une reprise d’activité économique et une inflation. Si la première croit plus vite que la seconde, la relance du moteur économique est réussie. Dans le cas contraire, l’inflation a gâché l’action de relance.

Or, notamment à partir de 2008, l’on observe un gonflement de M0 sans accroissement correspondant de M2. Particulièrement en 2008, la base monétaire a presque doublé sans que les liquidités disponibles pour les particuliers aient pratiquement bougé :


Ainsi, M0 et M2 se sont retrouvées « compartimentées ». La création monétaire par les banques centrales n’a pas été redistribuée en possibilités de crédit. Qu’est-elle devenue ? Simplement, les banques privées les ont placées en réserves auprès de la Banque centrale. Le quantitative easing n’a pas « ruisselé » vers les particuliers et les entreprises mais est resté en rétention principalement dans les instituts financiers. Pour cette raison, l’inflation telle qu’elle est mesurée, par un indice des prix à la consommation, n’a pas augmenté. Il n’est guère étonnant de constater que les banques commerciales ont amélioré leurs réserves : ce n’est nullement dû à une gestion plus rigoureuse, mais à une distribution gratuite de liquidités.

Modération salariale, emplois précaires et rétention de la création monétaire au niveau de la base monétaire M0, voici les trois explications « mécaniques » de l’absence d’impact du quantitative easing sur l’indice des prix à la consommation.


Un tour de passe - passe monétaire

Une analyse plus profonde et plus critique sur la mesure de l’inflation nous fait cependant reconsidérer ce point de vue. Il est curieux qu’un gonflement monétaire ne se traduise par l’augmentation d’aucun prix, dans aucun secteur de l’économie. Loin de stagner, l’inflation est en fait réapparue sous une autre forme, qu’aucun indice des prix classique ne peut mesurer. Cette inflation « déguisée » ou plus exactement déplacée a été identifiée dans cet article des Echos :


Il n’y a pas de miracle : la création monétaire engendre un accroissement de certains prix, encore faut-il savoir lesquels. Comme le note l’article des Echos la première inflation facilement observable est celle des actifs financiers. Par construction, le QE consiste en des programmes massifs de rachats de titres. Les marchés financiers ont connu et connaissent encore une hause considérable, sans rapport direct avec les résultats des entreprises concernées.

Par ricochet, cette montée des actifs financiers enflamme également les prix de l’immobilier à l’achat. La barrière à l’entrée de l’accès à la propriété étant importante, ce sont généralement ceux qui ont les moyens d’entretenir un portefeuille d’actifs importants qui l’utilisent pour l’investissement immobilier. Le QE n’a donc « ruisselé » que sur une petite partie privilégiée de la population, celle des plus aisés. Déjà fortement discriminante d’avec le reste de la population, la classe la plus aisée a encore creusé l’écart en ayant accès à une manne de crédit supplémentaire pour des biens qu’elle seule pouvait déjà se payer.

L’article des « Echos » mentionne cette répercussion inégalitaire. On ne peut soupçonner pourtant son auteur d’un biais anticapitaliste : l’auteur est responsable de la stratégie de marché chez Neuflize OBC, autrement dit un acteur reconnu des institutions financières, fréquemment interviewé sur les dernières tendances boursières.

L’inflation est donc très loin d’avoir disparu. Elle ne se reflète plus dans le classique indice des prix à la consommation. Mais le fait de l’avoir fait disparaître des dépenses courantes revient à casser le thermomètre pour ne pas voir une surchauffe artificielle et malsaine, entretenue par l’intervention directe des banques centrales.


La pompe à spoliation

Le maintien de l’inflation courante à des niveaux bas et l’usage de la création monétaire ne semblent pas redoutables individuellement. C’est la combinaison des deux qui instaure un mécanisme très malsain. Il revient à mettre en place un circuit de ponction permanente de l’économie productive pour alimenter une bulle financière, devenant une véritable rente pour une petite minorité qui ne se distingue pas par sa capacité à entreprendre mais par la seule possibilité de toucher cette manne. Cette façon d’entretenir de riches oisifs est l’exacte négation de l’esprit d’entreprise.

L’on objectera que tout un chacun peut se placer sur les marchés financiers pour bénéficier de ce treuil monétaire : il suffit de disposer d’un compte titres. C’est une grande naïveté de penser que tous les acteurs sont équivalents à ce jeu, au regard des risques pris. Les acteurs capables d’entretenir un important portefeuille d’actifs ont un accès privilégié aux informations de retournement de marché : des actions de resserrement des taux seront connues plusieurs jours à l’avance par les grands investisseurs, au dernier moment par les petits porteurs. Les quelques bénéficiaires de la pompe monétaire sauront donc également à quel moment se retirer du jeu. Ils bénéficieront ainsi d’une double ponction : celle opérée sur l’économie productive pendant les phases de gonflement monétaire, celle leur permettant de siphonner les comptes de petits porteurs sur les marchés financiers au moment du retournement. Le pillage de l’économie productive par quelques rentiers financiers n’est pas le seul mécanisme élevé au rang d’institution, le délit d’initiés l’est également.

Enfin, inutile de préciser que le QE fausse l’efficience des marchés : une bonne nouvelle de conjoncture fait monter les cours, une mauvaise les fait monter également, les acteurs anticipant que cela incitera les banques centrales à perpétuer la création monétaire et la pression à la baisse sur les taux. Le rôle de financement rapide des entreprises que remplissait autrefois la bourse n’a plus aucune existence véritable : les cours deviennent totalement décorrélés des résultats effectifs des entreprises, les seuls paramètres influents devenant totalement endogènes au monde financier, dans une sorte de relation incestueuse demeurant dans son cercle : rythme de la création monétaire, réserves des banques centrales et des banques d’affaires, état de la dette des différents pays, enfin amplification par les algorithmes de trading.


Il est souvent de bon ton de dire que nous vivons dans un monde complexe pour justifier de regrettables errements économiques. Lorsque nous ramenons notre monde à ses buts, non à ses moyens, il devient pourtant d’une grande simplicité. La combinaison d’un indice des prix à la consommation maintenu bas et de la création monétaire par les banques centrales constitue la plus formidable machine à spoliation de l’économie productive au bénéfice de quelques acteurs financiers.


Nous ne vivons pas dans la société ouverte et avancée qui nous est souvent décrite, mais dans une économie de rente la plus archaïque qui soit, comme même la bourgeoisie la plus réactionnaire du XIXème siècle, si bien croquée par Balzac, ne l’aurait jamais rêvée. Les véritables entrepreneurs ne gagnent que très peu à ce jeu. Aussi le discours marxisant leur imputant la responsabilité de ces maux se trompe sur toute la ligne. C’est précisément lorsque nous revaloriserons l’économie d’entreprise sur l’économie de rente que nous pourrons sortir de cette situation. Encore faut-il cesser de noyer sous de mauvaises raisons ce qui n’est qu’un objectif parfaitement simple et clair : l’enrichissement sans limite et sans effort de quelques-uns, au détriment du véritable entreprenariat.



Si vous avez aimé cet article, mes deux livres sur le monde de l'entreprise et plus généralement sur les pièges de la société moderne. Egalement disponibles au format Kindle :

1 commentaire:

  1. C’est précisément lorsque nous revaloriserons l’économie d’entreprise sur l’économie de rente que nous pourrons sortir de cette situation. Encore faut-il cesser de noyer sous de mauvaises raisons ce qui n’est qu’un objectif parfaitement simple et clair : l’enrichissement sans limite et sans effort de quelques-uns, au détriment du véritable entreprenariat.

    RépondreSupprimer