Musashi

Une communauté fraternelle d'hommes libres et déterminés, en alternative aux pièges de la société moderne

Fondamentaux de la communauté : découvrez-les ici

mercredi 13 janvier 2016

Le Château


« La dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s’évader, un système d’esclavage où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude. »


« Sous la poussée d’une surpopulation qui s’accélère et d’une sur-organisation croissante et par le moyen de méthodes toujours plus efficaces de manipulation des esprits, les démocraties changeront de nature. Les vieilles formes pittoresques — élections, parlements, Cours suprêmes, et tout le reste — demeureront, mais la substance sous-jacente sera une nouvelle espèce de totalitarisme non violent.

Toutes les appellations traditionnelles, tous les slogans consacrés resteront exactement ce qu’ils étaient au bon vieux temps. La démocratie et la liberté seront les thèmes de toutes les émissions de radio et de tous les éditoriaux. Entretemps, l’oligarchie au pouvoir et son élite hautement qualifiée de soldats, de policiers, de fabricants de pensée, de manipulateurs des esprits, mènera tout et tout le monde comme bon lui semblera. »

Aldous Huxley, « Retour au Meilleur des mondes »


« Je pense que l'espèce d'oppression, dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l'idée que je m'en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sut leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre ; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.

Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »

Alexis de Tocqueville, « De la démocratie en Amérique »


« Vos actions vont peut-être laisser de profondes traces dehors dans la neige de la cour, mais pas davantage. »

Franz Kafka, « Le Château »



Vous souvenez-vous de la dernière fois où vous avez fait appel à une plateforme d’assistance téléphonique, un « call-center » selon le néologisme anglo-saxon en vigueur ? Ou encore, lorsque vous avez fait appel à votre assurance pour vous faire rembourser un dégât sur votre voiture, incluant nombre d’intermédiaires tels que les différents services de l’assurance elle-même, le garage, les experts, le dépanneur, etc. ?

A part si vous avez bénéficié d’une chance ou d’une situation privilégiée, c’est à vous simple individu qu’il est revenu la totalité du travail de coordination entre ces différents acteurs.

Notamment si l’un d’eux n’avait pas fait la tâche qui lui incombait, si vous n’avez pas eu la bonne idée de rappeler peu de temps après pour savoir si elle était réalisée, personne ne s’en serait soucié, ni son responsable, ni ceux dont la suite dépendait de sa tâche à accomplir. Votre demande aurait pu rester indéfiniment bloquée.

Souvent à chaque étape, un piège vous a été tendu, une clause à lire et à déjouer : chaque maillon a tenté de vous « arnaquer », de profiter au maximum de chaque faille de la situation. Vous étiez seul face à chacun de ces rouages, extraordinairement solidaires pour faire peser sur vous un faisceau de nombreuses contraintes dont chacune est indispensable, totalement isolés et égoïstes quant à la passation de l’un à l’autre, dont vous dépendez.

Enfin, en cas de litige, ou encore si des manquements graves ont été commis au cours du traitement de votre demande, vous avez eu la nette sensation d’une totale impuissance en tant qu’individu, la responsabilité étant diluée entre tous vos interlocuteurs.

Les véritables responsables sont d’ailleurs bien cachés derrière ceux qui vous répondent au téléphone, se réfugiant derrière ce statut de simple exécutant pour vous faire comprendre qu’aucune de vos plaintes ne serait reçue. Et de façon subliminale, la menace de laisser traîner indéfiniment votre dossier à la moindre remarque achève de vous dissuader d’émettre le moindre reproche, même formulé poliment.

Enfin à chacun de vos coups de téléphone vous êtes tombé sur un interlocuteur différent, anéantissant toute velléité de résistance, maintenant à une distance inatteignable ceux qui traitent effectivement votre dossier, que vous ne verrez ni n’entendrez jamais et auprès desquels vous ne pourrez pas même fournir une explication ou un détail à prendre en compte.


Il est un moyen infiniment plus efficace que l’oppression pour exercer la tyrannie, c’est l’amortissement, l’étouffement de toute contestation dans une ouate douce et épaisse, dont un individu ne vient jamais à bout.

Le tyran moderne ne contraint pas, il décourage. Il ne prend pas les révoltes de front, il fait en sorte de les anesthésier, de leur ôter leurs nerfs, de les faire boxer dans le vide, dans une glu qui finira pas les épuiser.

De même la figure tutélaire du tyran est dangereuse, trop sujette à concentrer les attaques sur une cible clairement désignée : mieux vaut diluer toute responsabilité, remplacer des décisions humaines par des processus anonymes, et lorsqu’un homme est victime de leurs rouages, y ajouter l’hypocrisie de le déplorer et de plaindre celui qui en souffre, comme on le ferait d’une malchance aveugle.

Il a souvent été reproché aux sociétés socialistes d’aboutir à un mode de société où « tout le monde vit au crochet de tout le monde », aboutissant à des bureaucraties impénétrables et oppressantes pour gérer cet assistanat généralisé. Mais le capitalisme tel qu’il est devenu aujourd’hui a adopté cet autre slogan : « tout le monde arnaque tout le monde », avec des conséquences finalement similaires, celles de bureaucraties pléthoriques.

David Graeber fait très justement remarquer que les économies de marché qui se veulent l’instrument de sociétés « libres », « ouvertes », « communicantes », « transversales », finissent par générer des monstres bureaucratiques tout aussi oppressants que ceux du socialisme. Ils combinent la brutalité écervelée du néo-libéralisme avec la lourdeur d’une administration digne du stalinisme : l’UE actuelle en est une excellente illustration.

Le génie de Franz Kafka est d’avoir anticipé ces formes modernes d’oppression, et de comprendre qu’elles s’appliquent à nombre de sociétés différentes, car obéissant au même schéma de contrôle par-delà les différences idéologiques.

Ainsi Kafka fut d’abord considéré comme le visionnaire des bureaucraties soviétiques. Nous ne réalisons que maintenant que l’étrange et inquiétante ambiance qui règne dans ses romans s’applique tout aussi bien à nos démocraties post-modernes, régies par l’économie de marché, qu’à l’oppression sourde du communisme.

Le paradoxe d’une « bureaucratie libérale » n’est qu’apparent. La résultante logique d’une société où chacun est en affrontement avec chacun est la mise en place de bureaucraties de la mise à distance, de l’ostracisme considéré comme moyen suprême d’arriver à ses fins.

Dans une situation d’affrontement généralisé, d’arène permanente, il ne faut pas longtemps pour s’apercevoir que la meilleure stratégie est de ne surtout pas rentrer dans le combat, de se mettre prudemment à distance et de venir ramasser ce que chaque combattant aura à donner une fois qu’il aura été bien affaibli. En société néo-libérale c’est le charognard, la hyène et non le lion, qui détient la stratégie gagnante.

Les dirigeants qui en émergent sont à l’avenant. Ils ont développé un art du non-engagement, de la défausse. Ils se font une profession d’envoyer d’autres qu’eux au feu. Ils préfèrent la manœuvre en sous-main à la confrontation directe. Enfin leur moyen privilégié d’éliminer un adversaire est l’ostracisme, la création de situations dans lesquelles celui qui se révolte ne sera pas combattu directement mais ignoré, isolé, coupé le plus possible du soutien de ses proches, par la menace si on lui vient en aide, d’être soi-même ostracisé. On tue maintenant très efficacement en fermant des portes, par le simple dépérissement.

Naturellement, ces professionnels de la défausse et du comportement fuyant n’ont à la bouche que les mots d’engagement, de responsabilité, de confrontation au réel, à l’instant même où ils agissent de façon contraire. Il est indispensable pour un dirigeant post-moderne de mimer le courage à la perfection par les mots et par les postures, mais de ne surtout pas en faire preuve dans les actes.

Ce double discours est patent dans le monde de l’entreprise. Depuis quatre décennies, le discours managérial lénifiant ne cesse de répéter que les différentes parties de l’entreprise travaillent trop en « silos », que l’économie moderne sourit aux gens « ouverts », « transverses », capables « d’esprit d’équipe ».

Rien n’est plus faux que cette fable. Particulièrement dans les grandes compagnies, les « silos » managériaux se renforcent d’année en année. L’esprit d’équipe est une comédie voire une farce jouée par des acteurs qui se détestent.

Le jeu de chaque département devient stéréotypé jusqu’à la caricature : prétendre que c’est son seul département qui a tout fait, verrouiller toute information vis-à-vis de l’extérieur, tenter de s’accaparer les réalisations des autres, courir après les invitations devant des décisionnaires haut placés en évitant au maximum que d’autres soient invités et mis en visibilité.

Les querelles entre services et entre personnes sont dignes de la cour maternelle. Enfin l’élimination d’une personne se déroulera par la mise à distance et par l’éviction accomplie sans le prévenir, bien plus que par un reproche explicite et direct. Les situations de harcèlement, dans le monde adulte comme dans le monde de l’école, n’ont pas d’autre source que cette généralisation de stratégies d’exclusion considérées comme le crime parfait.

L’aggravation de l’organisation en silos dans les entreprises devient manifeste, lorsque l’on en est un client externe. Les grandes entreprises imposent de plus en plus leurs problèmes d’organisation internes à leurs client, a contrario des grands principes à l’eau de rose que l’on trouve dans tous les manuels de « management de la relation client ».

Qui n’a pas subi la réponse, en étant au prise avec l’un de ces services : « ah là ce n’est plus moi c’est un autre service. Je vous les passe et vous voyez directement avec eux. ». En cas de défaillance, l’individu n’a aucun recours et se trouve dans une totale position de faiblesse, seul face à une machine possédant toute la puissance de déni d’une grande entreprise. Les mots de "transparence" et "ouverture" sont usés et abusés, tandis que c'est l'opacité la plus totale qui est de mise.

K. ne parvient jamais à rentrer en contact avec Klamm, le responsable de son dossier, protégé comme par une barrière invisible. Ceux qui tirent leur épingle du jeu d’un univers de guerre permanente entre individus ne sont pas eux-mêmes de grands guerriers, mais ceux qui s’engagent le moins possible, rejettent leur responsabilité ailleurs, tout en donnant les apparences de la décision ferme.

Ils se dépouillent de toute chaleur, de toute proximité et de toute empathie, sous un dehors constamment souriant et sympathique. Les procédures et règlements leur sont un merveilleux paravent, permettant à toute énergie dirigée contre leurs agissements de s’épuiser et se perdre.


L’oppression dans nos sociétés modernes tient finalement du génie, car elle n’impose pas son discours en usant de la force contre la contestation : le débat n'a pas même la possibilité de commencer, et celui qui aurait voulu l’exprimer culpabilise en s’imputant la faute de son enlisement, bien que ses règles aient été calculées dès le départ pour qu’il n’ait jamais lieu. L'actuelle négociation du TAFTA - où devrait-on dire non négociation - est un modèle du genre.


Si vous avez aimé cet article, retrouvez la communauté de l'Orque pour de plus amples échanges et pour un nouveau projet de société : La communauté de l'Orque

4 commentaires:

  1. et si on est pas inscrit sur Facebook ? existe t'il une autre solution pour rejoindre la communauté de l'orque ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Désolé, la communauté de l'Orque est pour l'instant virtuelle. Je travaille à ce qu'elle devienne réelle, à travers le monde associatif, jusqu'à son aboutissement : une communauté organisée en village indépendant.

      Dans l'intervalle, il vous est toujours possible de m'écrire : marc.c.rameaux@sfr.fr

      Le blog comporte de nombreux autres textes, ainsi que des pages expliquant les fondamentaux de la communauté. Les explorer est aussi une bonne façon d'en faire partie.

      Marc

      Supprimer
    2. je lis ici tous les textes depuis un bout de temps. Je vais vous écrire ainsi vous aurez qui je suis en attendant l'existence d'une association

      Stan

      Supprimer
    3. Avec plaisir. Je vous ai vu intervenir ici et sur "Gaulliste libre". Nous pouvons échanger par mail.

      Marc

      Supprimer