Virtus. Le terme romain fut forgé sur les champs de bataille,
désignant la bravoure et la détermination au combat. Plus tard, il prit par
extension le sens de valeur, de mérite, qu’octroie la fermeté d’âme.
Les significations françaises auxquelles il donne naissance sont multiples :
vertu bien entendu, dans son acception morale comme dans le principe puissant et
intrinsèque renfermé par une chose, telles les vertus médicinales d’une plante.
Sa racine « vir » désigne le principe masculin, celui de l’adjectif « viril ».
Les glissements sémantiques sont toujours révélateurs. En français et de
nos jours, le terme de « vertu » est devenu quasi péjoratif. L’attachement
à des principes et des valeurs est moqué comme étant suranné et naïf, ou bien
effarouché. La vertu est devenue une pudeur de vierge ou encore la défense
pathétique du bigot s’accrochant à des principes disparus sous le cynisme de l’époque.
Dans la France de 2016, l’éthique est une faible protestation un peu ridicule,
pour les Romains elle est une mâle affirmation.
Il est amusant de voir ce glissement perpétré par ceux qui se prétendent « progressistes », car il emploie inconsciemment un travers des plus archaïques et machistes : il a relié la féminisation de la notion en français à un caractère de faiblesse et d’irrésolution. Cette connotation donne la mesure de l’entreprise de discrédit que la vertu romaine a dû subir. Revenir à elle ne verserait pourtant dans aucun travers machiste : même à l’époque romaine, le terme eut tôt fait de quitter le sens d’un étalage de virilité, pour désigner la véritable valeur qu’est la fermeté d’âme. Et force est de constater que l’on rencontre fréquemment des femmes dotées de la virtus, et des hommes qui en sont totalement dénués.
L’entreprise de démolition de la virtus fut d’abord le fait des pseudo-progressistes de 68, et fut parachevée par le néo-libéralisme contemporain, communiant ensemble en un très bon accord au-delà de couleurs politiques prétendument opposées. Cette tendance conjugue une morale pseudo-humaniste s’auto-justifiant par la mise à bas de toute règle et de toute autorité, avec un cynisme revendiqué pour les mêmes raisons. Ses tenants savent pertinemment qu’ils ne distillent un humanisme de façade que pour mieux avoir les mains libres. Les cercles « progressistes », lorsqu’ils lâchent des confidences privées, confirment qu’ils rangent l’humanisme dans le registre des accessoires destinés à berner les naïfs et à s’autoriser toute malversation.
Malheureusement pour eux, la virtus
romaine est puissante et obstinée comme la gentiane. Le mouvement
soixante-huitard et son prolongement néo-libéral rencontrent aujourd’hui leur
grande faiblesse : ils sont entièrement fondés sur la transgression,
devenue valeur en soi. Si la transgression peut être utile à certains moments
comme acte libérateur, en faire un principe politique unique est voué à l’échec
pour une raison simple : la transgression finit toujours par rencontrer
des limites finies, contrairement à la créativité qui elle n’a pas de bornes.
La débâcle de la gauche française n’a pas d’autre origine que celle-ci :
ayant atteint les bornes possibles de la transgression, elle patine dans un
discours qui se veut subversif mais ne cesse de ratiociner. Si elle revenait à
ce qu’elle savait faire à une lointaine époque, miser sur la créativité, elle
retrouverait son adhésion perdue. Mais il faudrait pour cela à nouveau – ô horreur
– se montrer constructif.
Les limites finies de la transgression sont patentes dans le domaine de la
sexualité, dont le post-modernisme avait fait son cheval de bataille. Tout
étant bon pour « choquer le bourgeois », la surenchère dans la
promotion de sexualités déviantes fut le fait de la gauche soixante-huitarde,
se pensant ainsi très originale, allant jusqu’à flirter avec la pédophilie
lorsqu’elle ne voyait plus rien à abattre.
Mais une fois que même ces limites ont été atteintes, que faut-il faire
pour poursuivre la surenchère ? D’où la fascination revendiquée de la
gauche post-moderniste pour Sade, son inconscient transgressif signant son
accord avec le néo-libéralisme et nous renseignant sur la sincérité de son « humanisme ».
Cependant Sade bute sur un principe de réalité : même sous des formes criminelles,
la combinatoire des corps atteint des limites finies, et les atteint même assez
vite. Le jeu est pauvre comparé à celui de la créativité humaine, d’où la
sensation très répétitive et finalement morne et rasante de la lecture de Sade,
qui se voulait au départ choquante.
En matière de discours pontifiant et moralisateur, les soixante-huitards
ont ainsi fait bien mieux que ceux qu’ils moquaient. Sont apparus des « moralistes
de l’immoralisme », aussi répétitifs et prévisibles dans leur litanie que
les anciens, mais affublés de la cuistrerie supplémentaire de se croire
originaux. Ils inversèrent seulement les valeurs à abattre en décrétant que l’ancien
bien était le mal et le mal une nouvelle expérience à tenter. Ils n’eurent pas
même la lucidité de se douter une seule seconde que tout comme la
pseudo-révolte d’un adolescent boutonneux, celle-ci ne cache aucune originalité
mais un égotisme et un opportunisme des plus banals.
Que reste-t-il alors de la virtus ?
Peu et beaucoup : interdite de parole et défigurée à dessein, l’impasse de
ses adversaires fait revivre le droit romain au beau milieu de notre siècle.
Accompagnée de la fides, fidélité et
respect de la parole donnée, ainsi que de la pietas, sens du devoir, elle montre le caractère éternellement
provocateur des trois vertus romaines. A l’heure où les tartuffes parlent de
générosité mais viennent quémander des flux de Rolex en or et en diamant auprès
d’une puissance corruptrice, d’antiracisme mais entretiennent des
communautarismes qui enfoncent ceux qui voulaient s’intégrer dans un statut d’immigré
à vie, de justice mais accablent les victimes et s’aplatissent devant les bourreaux,
les hommes et femmes dotés de la virtus
apparaissent comme de dangereux anti-conformistes.
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