«Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire
de France: ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims; ceux qui
lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération.»
Marc Bloch
«La république est laïque, la France est chrétienne.»
Charles De Gaulle
La définition première de la laïcité est celle d’une impartialité de l’état
et de toute puissance publique vis-à-vis des religions pratiquées au sein de la
nation : dès lors que la res publica
est en jeu, la laïcité enjoint les citoyens de laisser leurs croyances au
vestiaire. Ceci est particulièrement utile dans le cas de l’éducation
nationale, l’apprentissage des sciences et des savoirs fondamentaux nécessitant
de se discipliner pour ne pas laisser interférer nos croyances personnelles.
Les deux citations en exergue de Marc Bloch et du Général questionnent ce
sens premier, semblent montrer qu’au-delà de la définition formelle, un
paradoxe doit être affronté pour en goûter pleinement le sens. Marc Bloch
choisit sciemment de juxtaposer le symbole même de la royauté chrétienne
française avec la fondation des principes républicains de la France. Que
faut-il y lire ? Et quel sens donner à la contradiction voulue dans la
phrase gaullienne ?
Universalité et culture nationale
Les grandes cultures parviennent à un moment ou à un autre de leur histoire
à appréhender des valeurs universelles, à dégager des principes assurant à
l’homme l’exercice de son libre arbitre, de sa responsabilité personnelle, de
sa liberté de conscience, de son accès à la connaissance.
La laïcité est l’un de ces principes libérateurs importants. Loin d’être
une persécution des religions – un contre sens souvent commis outre-manche et
outre-atlantique - la laïcité permet à l’individu d’être certain qu’il ne sera
pas jugé sur sa culture d’origine mais sur son seul comportement de citoyen. La
laïcité arrache l’homme à ses déterminations communautaires, auxquelles
l’individu est trop souvent réduit et assimilé dans le monde anglo-saxon, afin
de lui assurer qu’il sera respecté pour lui-même.
Les religieux intelligents de toute confession ne s’y sont pas trompés, et
considèrent la laïcité comme une chance : une foi et une démarche
spirituelle personnelle sont d’autant plus sincères qu’elles n’ont été obligées
à rien, qu’elles ne se sont pas retrouvées mélangées à des déterminismes
sociaux ou des pressions familiales. Une religion éclairée considérera que
l’acte de foi n’est véridique que s’il provient du seul libre arbitre de
l’individu. La laïcité garantit ce cadre de séparation des croyances avec le
monde social et politique, et libère ainsi l’exercice de spiritualités
véritables.
La situation se complique – et c’est l’objet des citations de Marc Bloch et
de De Gaulle en forme d’oxymorons – lorsque l’on observe comment une
civilisation a pu atteindre des valeurs d’universalité : laïcité, égalité
devant la loi, droits de l’homme et du citoyen, etc.
Car ces valeurs ne sont pas apparues ex-nihilo, comme la raison déjà toute
armée d’Athéna sortant du chef de Zeus. On ne peut comprendre une grande part
de la culture française et européenne sans connaître le christianisme, le
judaïsme, les civilisations grecques et romaines. Et il ne s’agit ici pas
seulement de religion, mais de musique, de peinture, d’architecture, de
lettres.
Les dilemmes du choix, du libre arbitre et de la responsabilité de l’homme
ont été nourris par les décisions cruciales du Cid. Le rapport de l’homme aux
autres et aux différentes conditions sociales ne serait pas celui que nous
connaissons sans les personnages balzaciens de la comédie humaine ou les
hésitations morales de Jean Valjean. Et dans ces deux derniers cas, on ne
comprend pas le personnage d’Eugénie Grandet et la raison de ses choix, sans
référence au christianisme, ni le chemin parcouru par Jean Valjean sans sa
rencontre avec l’évêque de Digne.
Les principes de la république ne se résument pas à des règles abstraites
qui dépériraient vite, si nous ne savions faire référence aux tranches de vie
que nos arts et lettre ont constamment illustrés : nous apprenons les
principes universels pas seulement lors de cours d’instruction civique. Ce
qu’ils signifient est exemplifié à travers tous les traits de notre culture. Et
celle-ci puise constamment dans un fonds chrétien, juif, grec et latin pour
forger une certaine conception de l’homme et des valeurs qu’il convient de
défendre.
Le christianisme médiéval – très loin des préjugés qui n’y voient
qu’obscurantisme – s’était déjà confronté à la recherche des universaux, sous
des formulations parfois très modernes ouvrant la voie à la logique, aux débats
entre formalisme et réalisme, aux notions de classes et d’instances, se
prolongeant dans les recherches les plus récentes que menèrent Russell,
Wittgenstein, Gödel, Turing, etc.
L’humanisme de la renaissance n’est pas né par miracle, il est apparu parce
que les siècles qui l’ont précédé l’ont préparé moralement et spirituellement.
Abélard, Saint-Thomas d’Aquin, Gilbert de la Porrée, Maître Eckhart
n’exploraient pas les catégories logiques sans une signification
sous-jacente : il s’agissait d’une rencontre avec le domaine divin, avec
un monde des idées baignant dans un fond de platonisme christianisé.
Sur le plan moral et sur celui de la justice, la création de la chevalerie
fut la première réponse aux dilemmes de la défense du droit et de l’usage
légitime de la force. Nos notions agnostiques de défense du droit et de la
justice sont nées d’un cheminement spirituel, d’un parcours initiatique dont
les racines sont chrétiennes. L’homme de la renaissance n’a pu affirmer sa
liberté et sa confiance en l’homme que parce que le chevalier en avait préparé
le socle moral quelques siècles avant lui.
Opposer l’universalisme à la culture particulière d’une nation est le fait
d’esprits creux et superficiels, de ceux qui aujourd’hui prétendent conduire la
marche du monde et s’auto-décernent les privilèges d’une élite sans n’en avoir
plus la moindre légitimité. Chaque culture et chaque nation, lorsqu’elle a
réussi à prendre son vol, atteint des valeurs universelles, mais en leur
donnant corps à partir de sa culture propre. Dissocier l’universalisme de
l’histoire qui lui a permis de prendre corps au sein d’une nation revient à ne
garder que la lettre de la loi sans en comprendre l’esprit, la règle sans la
jurisprudence, la théorie sans la confrontation à l’expérience.
Le sens biblique de l’épisode de Babel n’est autre que celui-ci : une
bonne intention mondialiste (l’on voit combien la bible est moderne) se termine
en catastrophe et en l’opposé de ce à quoi elle prétendait, la concorde entre
les hommes. Et ceci faute d’avoir estimé correctement l’importance de la
mémoire des peuples, de la façon dont chacun a atteint l’universel selon son
histoire propre.
De fait et ironiquement, le civisme républicain tel qu’il était pratiqué en
France il y a plus de 40 ans a infiniment mieux réussi les objectifs du fameux
« vivre ensemble » que sa version mondialisée et vidée de son sens,
qui nous mène aujourd’hui à la haine communautariste et à la lisière de la
guerre civile.
Lorsque l’universalisme est ramené à une pétition de principe, il conduit à
une nationalité réduite à une formalité administrative (merci à Alain
Finkielkraut pour cette formule) ou pire à un relativisme généralisé autorisant
tous les marchandages : les libertés économiques sans frein ne sont en
rien garantes de la liberté politique, les pires idéologies pouvant se révéler
avoir une excellente valeur marchande.
Ainsi comme en témoigne Nadia Remadna – chef de file de la brigade des
mères – nombre d’élus locaux ont marchandé les principes républicains avec les
caïds salafistes de leur région, parce la transaction était intéressante
électoralement. Comme en justice, la défense purement formelle de la loi mène au
relativisme généralisé, puis au marchandage de principes réputés intangibles.
Le formalisme ne garantit en rien la pureté de la règle, mais la livre à tous
les effets d’opportunité … et d’opportunisme.
Eviction ou sublimation ?
Aussi, l’emploi de valeurs universelles au sein d’une société concrète doit-il
apprendre à concilier des contraires mis en tension, ce qui nécessite quelques
précautions. Il faut à la fois affirmer l’universalité de certains principes et
les faire appliquer, mais savoir qu’ils sont compris et assimilés dans
l’inconscient collectif de la population à partir d’une histoire et d’une
culture communes centenaires voire millénaires.
Au-delà de sa définition
première, la laïcité n’est pas une simple éviction des religions, mais la
sublimation du fonds culturel et religieux commun d’une nation qui a
volontairement choisi et accepté de se dessaisir du pouvoir temporel et
intellectuel.
La défense de la laïcité en France doit en permanence maintenir cette
ambivalence d’une neutralité complète dans l’apprentissage des savoirs fondamentaux
et dans toute procédure publique, tout en sachant qu’elle est l’aboutissement
d’une conception de l’homme forgée dans les creusets chrétiens, juifs, grecs et
romains.
Oublier cette histoire, c’est faire de l’appartenance à la France et à sa
laïcité la simple adhésion à un « club », comme l’on s’inscrit à une
salle de sports ou à une association. C’est en cela que devenir français
devrait inclure l’exigence non seulement de partager certaines valeurs, mais
aussi de rejoindre une histoire commune. L’on mesure à quel point on en est
loin, tant la nationalité française est aujourd’hui accordée sous de très
faibles conditions.
Le ridicule débat récent sur les déclarations de Nicolas Sarkozy concernant
nos antécédents gaulois est à comprendre sous cet éclairage. Je suis très loin
d’être un aficionado du précédent président, mais je lui donne entièrement
raison sur ce point. Il est évident qu’il ne parlait pas d’une descendance
généalogique, mais pas non plus d’une inscription de pure forme : un
sentiment d’appartenance historique, le choix libre de ceux qui sont devenus
français de rejoindre une grande lignée et d’y appartenir, sans renier leur
histoire et leurs origines personnelles.
Ses contradicteurs, NVB en tête, savent très bien ceci mais ont feint de
l’ignorer : au point où ils en sont, les convictions ne comptent plus,
seuls les artifices de communication sont essayés, en solution de désespoir,
auprès d’une population française qui n’est plus du tout dupe de ces simagrées.
Si je demandais un jour la nationalité chinoise, je mettrais un point
d’honneur à connaître tous les détails de l’enseignement de Confucius, sans
lequel on ne peut comprendre ce pays. Et si je souhaitais demander la
nationalité américaine, je n’imaginerai pas le faire une seconde sans savoir
profondément qui était Georges Washington et comment il avait agi.
L’instauration de la laïcité dans un pays suit toujours cette conciliation
des contraires, de principes universels qui se sont réalisés à travers
l’histoire d’une culture nationale particulière. La tension de l’identité et de
l’ouverture est précisément ce qui en fait la richesse et le sens. Si la laïcité
devait un jour être instaurée en Chine, ses principes seraient universels, mais
son assimilation par la population et sa pratique courante seraient imprégnées
de « l’humanisme chinois », celui que les pères jésuites découvrirent
avec émerveillement en entrant en Chine, à travers les pensées de Maître Kong,
de Meng Ke, etc.
De même, l’instauration d’une laïcité dans un pays de culture musulmane
semble poser des problèmes insurmontables, puisque se dessaisir du pouvoir
temporel est précisément là où le bât blesse dans l’Islam contemporain. Une
telle configuration a pourtant bel et bien eu lieu, avec une laïcité qui
n’était pas que d’apparat, dans la Turquie héritière du grand Ataturk. Mustapha
Kemal instaura une laïcité sans concession, puisant ses sources d’inspiration
dans les lumières françaises et européennes, tout en renforçant un patriotisme
et un sentiment d’appartenance à la culture turque.
Cela ne l’empêcha pas de faire un vigoureux ménage parmi les dignitaires
religieux omnipotents et abusifs qui entretenaient les turcs dans une
perpétuelle arriération, sans pour autant renier le fonds culturel du pays.
Avant que les ténèbres d’Erdogan ne tombent sur ce pays, la Turquie avait
réussi à créer une génération de culture musulmane mais très sincèrement attachée
à des valeurs laïques. Ceux qui ont fréquenté les stambouliotes d’avant Erdogan
savent ce qu’a été cet alliage unique.
Ceci explique le malentendu fréquent quant au partage de valeurs que nous
voulons universelles, avec ceux qui s’installent sur le territoire français ou
en prennent la nationalité. Le fait que ces valeurs soient universelles ne
signifie pas nécessairement qu’elles seront universellement partagées et
assimilées. En tous les cas, pas immédiatement et spontanément : leur
gestation a nécessité des siècles en France et en Europe.
Ainsi, ceux qui demandent la nationalité française ne pourront jamais
assimiler la notion de laïcité en France, s’ils n’acceptent pas de rentrer dans
son histoire et d’en faire partie, bien que la laïcité soit une notion
universelle. De même, la laïcité n’aurait aucune chance d’être acceptée en
Chine, si elle n’était pour la majorité de la population le déroulement naturel
de l’humanisme confucéen, c’est-à-dire un aboutissement de la culture chinoise.
Il est illusoire, pour la même raison, de faire accepter les principes des
droits de l’homme dans un pays si l’on n’a pas montré comment ils peuvent
découler du meilleur fonds culturel de ce pays, non d’une imposition qui
viendrait du nôtre.
Un peuple n’atteint pas l’universel
de façon abstraite, dans n’importe quelle condition et selon n’importe quelle
chronologie. Un peuple déploie sa manière particulière d’atteindre l’universel
à partir de ce qui est le cœur de sa culture historique, et exprime de cette
façon son génie national.
Si un peuple met tout son cœur et en appelle au meilleur de sa culture pour
une telle tâche, c’est parce que l’enjeu est de taille : une civilisation
forge ici l’idée qu’elle se fait de l’homme et de ses valeurs. Il en est ainsi
en France, où la laïcité permet le respect de droits universels et
l’intégration de nombreuses cultures, tout en ne pouvant être comprise que si
l’on accepte de faire partie de l’histoire nationale, et faire sien le fonds
culturel dont nous sommes issus.
La prétendue « élite » actuelle, dénuée de culture profonde, a
cru intelligent de couper les valeurs universelles atteintes par la France de
son fonds culturel et historique, sous prétexte qu’un tel attachement
conduirait au « repli sur soi » et à « la haine ». Elle
s’est brusquement avisée de sa bêtise lorsque la France était attaquée dans ses
valeurs et son mode de vie, car étaient atteintes la dignité et la liberté
universelles de l’homme, tout autant qu’un art de vivre spécifiquement français.
Et ceux qui, pendant des années, moquaient ou qualifiaient de fasciste la
décence commune de l’homme simple attaché à son pays, virent combien celui-ci
s’était montré plus intelligent et lucide qu’eux-mêmes, en comprenant que la
laïcité ou les valeurs républicaines dépendaient directement de cet attachement
historique.
A ce titre, le mondialisme est le pire ennemi de l’universalisme,
particulièrement lorsqu’il va jusqu’à fonder ses propres valeurs
« universelles » à partir des lois du marché, au lieu de les faire
ressortir d’une lignée culturelle et historique.
Plus que jamais, des racines et des
ailes
L’on comprend pleinement la phrase de Marc Bloch, en visitant la cathédrale
de Reims aujourd’hui.
Tout en elle appelle à l’élévation : son exceptionnelle hauteur sous
voûte, surpassée seulement par Amiens et Beauvais, est soulignée par
l’étroitesse relative de la nef.
Siège du sacre des rois, haut lieu de la chevalerie, elle est l’endroit où
une certaine idée de la valeur de l’homme s’élabore en France. Le palais du Tau
qui la jouxte expose aujourd’hui des statuaires la plongeant au cœur de ses
racines antiques, reliant les rois de l’ancien testament à notre propre royauté
selon un héritage spirituel.
L’ange au sourire, symbole de la félicité préservée au milieu des plus
terribles épreuves, celle des premiers martyrs comme celle des héros de la
grande guerre, accueille les visiteurs.
Les vitraux sont des chefs d’œuvre de l’art gothique, rappelant pourquoi
maître Eckhart refusait de lui-même qu’on l’appelle selon ce titre, parce que
semblable aux vitraux, il ne voulait que se laisser transpercer par la lumière
divine pour la transmettre à ceux qui la reçoivent. Dessaisissement de celui
qui fait silence de sa croyance par respect pour les savoirs fondamentaux, sans
cesser pour autant d’être présent.
Reims comme sa cathédrale sont baignés de la mémoire de ces maîtres
médiévaux, qui étaient tout autant les explorateurs rigoureux des universaux que
des moines animés d’une foi ardente.
Enfin, tout au bout de la nef, derrière l’autel, se trouve un vitrail
moderne d’un fameux peintre russe, juif et bourré de talent, qui choisit
librement de peindre une scène christique, parce que tel était son choix.
Jamais la nef d’une cathédrale n’a autant mérité ce nom, car tel doit être
le vaisseau France, puissant et élevé, portant toute son histoire et ses
racines antiques, capable pour cela d’amener et d’intégrer à son bord quiconque
veut faire partie du voyage à la condition qu’il l’aime et la respecte, défenderesse
d’une culture tout à la fois unique et universelle.
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