Le
souffle de l’apocalypse tant annoncée par les thuriféraires de l’UE étant
retombé en une semaine, et le résultat étant ce qu’il est malgré les menaces
dignes du « Parrain » de la part du président de la commission,
beaucoup de commentateurs ont cherché à comprendre quelles lignes sociales le
Brexit avait tracées.
Gaspard
Koenig en a entrepris une première « analyse » dans le Figaro Vox, dont
la tonalité confine bien davantage au mépris et à la haine profonde qu’à la volonté
de comprendre.
Vu
selon son prisme, les partisans du Brexit sont nécessairement des brutes sous-éduquées,
l’attachement à un état nation la pierre angulaire de tous les fascismes et de
toutes les guerres, jusqu’à réclamer que Londres fasse sécession du reste du
Royaume-Uni, tout en dénonçant les « fictions de romancier » de ses
adversaires...
Gaspard
Koenig ne semble pas le moins du monde gêné par ses propres méthodes d’argumentation,
qui outrepassent ce qu’il reproche aux plus arriérés de ses adversaires :
mépris, appel à la haine, essentialisation de celui qui est en désaccord avec
lui, considéré comme un être inférieur.
Il y
a finalement plus arriéré et plus haineux qu’une bande de skinheads abordant
leur quatrième tournée de bière : un européiste sentant que sa précieuse
carrière est menacée parvient à les dépasser en hystérie. L’opportuniste qui
se sent perçu comme un imposteur inutile et non le fer de lance de la
civilisation défendra sa précieuse position sociale avec la même agressivité
que s’il s’agissait de sa vie.
La drogue de l’arrivisme social engendre des comportements pathologiques d’autant plus remarquables que celui qui est sous son emprise voit son hystérie comme l’expression même du libre arbitre et de la « souveraineté sur soi-même ».
Gaspard
Koenig est tout comme l’ivrogne de Spinoza qui se sent libre comme jamais au
moment même où sa passion dévorante est la plus forte. Il n’est définitivement pas
possible de titrer le narcissisme, qui dépasse par ses effets la plus forte des
vodkas…
Il
paraît que ce monsieur est philosophe. Il est vrai que l’on affuble de ce titre
une catégorie de « penseurs » qui se ressemblent tous. Sans doute
est-ce notre époque post-moderne qui veut cela. Ils s’arrêtent tous précisément
au point où la réflexion devrait démarrer. Penser un concept nécessite en
premier lieu d’identifier les forces contradictoires en présence :
identité / ouverture, liberté / bien commun, réalisation de soi / sens du
collectif, etc. ce qu’ils font généralement.
Or
c’est à ce commencement de la compréhension que nos « philosophes »
si interchangeables se livrent à un jeu primaire : la tension créatrice qui
doit alimenter la réflexion est sectionnée en deux parties bien binaires, l’une
représentant le bien, l’autre le mal. Tout débat et toute analyse se retrouvent
ainsi aplatis et asséchés avant que d’avoir commencé. Les tenants de cette
belle méthode de pensée ne réfléchissent plus : ils s’érigent en
justiciers, tout occupés à l’admiration de leur propre image qu’ils confondent
avec une libre décision.
Le
Brexit aurait pu être une opportunité de repenser la difficile conciliation
entre histoire des nations et ouverture au monde, qui ne se résout certainement
pas en balayant brutalement l’un des termes au détriment de l’autre.
Gaspard
Koenig se dit kantien. Très bien, rappelons-nous donc cette remarque du maître
de la raison critique : " On mesure l'intelligence d'un individu à la
quantité d'incertitudes qu'il est capable de supporter". Je crains fort
que la capacité de résistance de Gaspard Koenig dans ce domaine ne soit que de
quelques secondes, tant le maintien d’une aporie intéressante cède bien vite le
pas à son équarrissage manichéen. Accordons-lui que la tentation est grande,
cette activité lui permettant de poursuivre la sculpture de lui-même, qu’il
prend pour du libre arbitre. « L’ego est en raison inverse de la
personnalité » nous disait Jankélévitch. Je crains que Gaspard Koenig
n’ait un très fort ego.
Il
semble que son premier remugle ait provoqué chez lui quelques regrets. Afin de ne
pas paraître trop élitiste – sculpture du moi oblige – il entreprit de se
« rattraper » en signant un second article dans « Les échos ».
Comme à l’accoutumée, à l’exemple de celui qui a tenu un propos raciste, la
tentative de rattrapage ne fait que l’enfoncer un peu plus :
Ainsi
le véritable clivage du Brexit ne serait pas celui des classes sociales, mais
celui des tenants de la « société ouverte » contre ceux d’une société
fermée. Passons encore une fois sur la finesse de l’analyse – la binarité
semblant être le seul mode de réflexion de l’auteur – ainsi que sur le manque
patent d’ouverture aux autres que d’accaparer pour soi la « société
ouverte » : un paradoxe inhérent à cette notion, piège que notre
auteur n’évite pas plus que les autres. L’appropriation pour soi de la morale
est l’inverse de la morale.
Gaspard
Koenig a cependant raison de quitter l’explication par les classes sociales. Celle-ci
n’est effectivement pas la véritable charnière entre le Brexit et le Bremain.
Statistiquement, il existe une corrélation entre classes plus défavorisées et
vote pour le Brexit. Mais ce dernier attire également des votes de personnes bénéficiant
d’un niveau très élevé d’éducation, suffisamment pour qu’il faille aller
chercher ailleurs l’explication pertinente.
L’économiste
David Graeber nous met sur la piste. Sa pensée stimulante et iconoclaste a fait
ressortir un fait saillant du monde de l’entreprise post-moderne : la
multiplication des « bullshit jobs », activités aux titres ronflants
mais ne produisant en pratique rien de concret ni d’utile, parasitant au
contraire ceux qui produisent un véritable travail.
Au
premier chef des « bullshit jobs » figure bien entendu l’activité de
consultant en stratégie, celle de prestigieux cabinets tels que le BCG ou Mc
Kinsey, dont n’importe quel bon professionnel en entreprise vous confirmera
qu’ils provoquent l’hilarité et la moquerie que méritent la vacuité et la
superficialité.
Nous
proposons donc le clivage alternatif suivant : sont partisans du Bremain
ceux qui exercent un « Bullshit job » et sont partisans du Brexit
ceux qui exercent un travail réel et connaissent la vraie vie. Ceci d’ailleurs,
quel que soit le niveau social du poste exercé, aussi bien pour les
« bullshit jobs » que pour les vrais métiers.
Cette
explication a l’avantage de bien mieux rendre compte de la situation. En
premier lieu, la séparation selon la classe sociale ne devient plus le facteur
prépondérant – l’on trouve des partisans du Brexit d’un niveau social très
élevé – mais sa corrélation avec le vote demeure expliquée.
En
effet et comme le note malicieusement David Graeber, les postes les plus élevés
de la société post-moderne sont des « bullshit jobs », expliquant corrélativement
« l’élite » superficielle, narcissique et totalement incompétente qui
tient actuellement les commandes du monde politique et économique.
Si
les « bullshit jobs » ont toujours existé, le propre de la société
post-moderne est de leur avoir donné le pouvoir, créant une caste
d’illusionnistes vivant dans un monde artificiel et irréel.
Le
nouveau clivage social a souvent été décrit comme l’opposition du centre à la
périphérie. Il n’a pas été remarqué le fait inverse, que ceux qui se trouvent à
la périphérie géographique sont bien souvent au cœur du monde, tandis que ceux
qui croient l’être ne résident que dans une caisse de résonnance, et non là où
le monde s’élabore.
Parce
que l’essentiel du pouvoir politique, économique et financier est concentré
dans les « cités monde », certains pensent naïvement que c’est dans
ce point que le futur se construit. Les grandes métropoles sont maintenant
surtout celles où le taux de concentration de « bullshit jobs » est
le plus élevé.
Les
leviers du pouvoir y résident certainement, mais là est précisément l’erreur.
Ceux qui voient dans les « cités monde » le cœur des choses sont
fascinés par l’apparat, le prestige, qui leur fait confondre les cercles du
pouvoir avec ceux de l’excellence. Ils peuvent être brillants mais restent superficiels,
leur addiction pour le climat des hautes sphères ayant raison des intelligences
les plus aiguisées.
Manuel
Valls commit cette erreur en déclamant son fameux « I love Business ! »
en plein cœur de la city de Londres, particulièrement au sein de ses places
financières. Il n’y a aucun lieu dont le véritable esprit d’entreprise a davantage
disparu que dans une place boursière.
Pour
être pertinent, Manuel Valls aurait dû déclamer sa profession de foi dans une
usine, un bureau d’études et d’ingénierie, au milieu des équipes de marketing
qui ont changé le modèle de ventes de « La redoute » pour la redresser
miraculeusement, dans une succursale de produits industriels ou de services. C’est-à-dire
dans ces lieux où conçoivent et agissent des équipes entrainées à piloter chaque
jour des milliers de tâches de façon coordonnée, aboutissant à l’intégration d’un
produit ou d’un service complexe.
Ceux
qui pensent que les cercles de privilégiés des cités-monde sont le creuset de
la véritable valeur économique ont une vue fort superficielle : ces
cénacles ne produisent que des guerres territoriales puériles, des
présentations powerpoint aussi ronflantes que creuses, entre cocktails, « think
tanks », séminaires et jetons de présence.
Ils
n’ont jamais été dans la situation du véritable entrepreneur et de ses équipes,
avec ses enjeux concrets et son savoir-faire permettant de livrer en temps et
en heure, au bon niveau de qualité. Dans des périodes moins dépravées que la nôtre,
ce sont les hommes qui ont su faire preuve de ces qualités d’engagement, de
conception et d’exécution réelle qui exerçaient par la suite les
responsabilités suprêmes. De nos jours, ce sont quelques usurpateurs
incompétents et superficiels qui tiennent les rênes, et entretiennent l’illusion
que leur « activité » est celle qui met le monde en marche.
L’ensemble
ne fonctionne que parce que les véritables officiers courageux du monde
économique, que l’on ne voit généralement pas, pilotent véritablement ce qui
produit de la valeur, tandis qu’un état-major de généraux impotents est tout
occupé à capter et récupérer cette richesse à laquelle ils n’ont pris nulle
part.
Il y
a ainsi chez tout mondialiste post-moderne une incapacité à être authentique,
une imposture qui rend son action non seulement irréelle et détachée, mais plus
encore parfaitement illégitime.
Lorsque
les partisans du Brexit sont cultivés, ils le sont à un niveau incomparablement
plus profond que celui des partisans du Bremain. Parce qu’ils allient culture,
puissance de réflexion et épreuve du feu dans des productions réelles, ils font
généralement le lien entre des savoirs très anciens et des notions très
modernes, ne voyant aucune contradiction entre la reconnaissance de leur lignée
d’origine et l’ouverture au monde.
C’est
aussi la raison pour laquelle les « nouveaux réactionnaires »
bénéficient du succès et de la faveur du plus grand nombre, ce qui a le don de
rendre folles de rage nos « élites » mondialisées : il ne leur est
pas venu à l’idée que ces modernes mousquetaires pensent plus profondément et
plus fort qu’eux, obsédés par leur position sociale, incapables de faire jouer
la belle dualité des racines et des ailes.
Le
clivage entre Brexit et Bremain est donc bien celui de l’élite vis-à-vis de la
médiocrité. Mais dans le sens inverse du fantasme des petits marquis déjà sous extase
de ce qui brille. C’est au sein du Brexit que l’on trouve les hommes de fond et
d’engagement, qui seraient dignes d’être « master and commander »,
parce qu’ils ont l’habitude des rudes navigations, non de ceux qui se
contentent de décharger la cale en restant au port.
La
semaine de haine et d’hystérie à laquelle nous avons eu droit de la part des
soi-disant représentants de la « société ouverte » n’est donc pas l’indignation
des supérieurs craignant que la plèbe ne renverse l’édifice, mais la terreur de
l’imposteur lorsqu’il comprend que sa supercherie commence à être découverte.
Si vous avez aimé cet article, mes deux livres sur le monde de l'entreprise et plus généralement sur les pièges de la société moderne. Egalement disponibles au format Kindle :
"L'orque : une nouvelle forme d'organisation de la société et de l'économie"
"Portrait de l'homme moderne"
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Je crois, en effet, que vous avez mis le doigt sur le bon clivage... D'un côté les nomades de l'asphalte, de l'autre les sédentaires qui exercent une activité réelle, les premiers vivant du parasitage des seconds. Les parasites étant du privé (DRH, managers, chefaillons) comme du public (bureaucrates, politicards, eurocrates qui produisent une diarrhée de règlements)
RépondreSupprimerOn peut ajouter, pour clore la semaine de haine, la mise en œuvre de la décision des bobos de Paris d'interdire les voitures de plus de 20 ans : décision émanant du même monde parasitaire. Les mêmes voitures qui, en 1996, bénéficiaient de la "pastille verte" : l'obsolescence programmée est une des escroqueries majeures desdits parasites.