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jeudi 6 août 2015

Mais ce n'est pas logique ! : Premier dialogue



-          Jean-Claude :

Mais enfin monsieur, ce n’est pas logique ! Vous êtes contre l’union européenne, vous n’acceptez donc pas l’économie de marché ! Vous me dites que si, mais vous ne devez pas savoir ce qu’est une économie ouverte, de libre échange. C’est très important, vous savez. La libre circulation des marchandises et du commerce assure la prospérité de tous.


-          Marc :

Désolé mais je suis un homme d’entreprise. Je connais très bien le fonctionnement de l’économie de marché et j’en apprécie les bons côtés, mais je ne mettrai pas en avant les mêmes que vous. L’énergie et l’initiative à monter des projets et à les réaliser, c’est cela que je retiendrai. Soit dit sans vous offenser, c’est probablement parce que je suis plus proche du terrain que vous : vous faites voter des règles qui orientent le marché dans le sens d’une dérégulation toujours accrue, mais ce n’est pas vous qui le faites.



-          Jean-Claude :

Ah, mais je ne l’oriente pas ! Il ne faut surtout pas intervenir sur le marché. Davantage de dérégulation et davantage de concurrence sont toujours bonnes, c’est ce à quoi je m’emploie tous les jours ! La mise en concurrence permanente permet d’assurer le meilleur prix pour les consommateurs, et nous fait vivre dans un monde ouvert, fluide, mondialisé, où nous rencontrons toutes les cultures, n’est-ce pas merveilleux ?


-          Marc :

C’est un peu les Bisounours ou Disneyland votre description de l’économie. Vous oubliez que l’économie reste une guerre, dans laquelle l’écrasement de l’adversaire est le premier objectif. Mais expliquez-moi une chose, si vous maintenez une concurrence sur tout, pour tout le monde et en temps réel, comment comptez-vous inciter celui qui a trouvé une innovation, qui prend des initiatives, à la mettre en œuvre ? Dans votre monde de concurrence totale, il ne touchera rien ou presque rien des bénéfices de son invention, car dans un monde de concurrence totale, l’on oblige à ce que l’information soit partagée en temps réel. Ce ne sont donc pas les entrepreneurs qui seront favorisés, mais les faussaires, ceux qui font profession de récupérer le travail et le talent des autres.


-          Jean-Claude :

Excusez-moi mais cela reste un peu théorique pour moi ce que vous voulez dire. Pourriez-vous me donner un exemple ?


-          Marc :

Oui bien sûr. Il y a quelques mois j’ai dû piloter un appel d’offres entre quatre fournisseurs pour la réalisation de l’un de mes produits. Nous avons mis ces fournisseurs en concurrence comme dans tout appel d’offres, à partir d’un cahier des charges rédigé par mes soins. Ils avaient 1 mois pour répondre, et nous avions ensuite 2 mois pour négocier avec chacun des fournisseurs et juger de leur réponse sur les plans techniques, d’organisation et de coûts.

L’un des fournisseurs a eu une idée brillante pour répondre à ma demande. Plus brillante que les trois autres. Je me suis pris alors le bec avec le département des achats sur la marche à suivre. L’acheteur en charge me soutenait qu’il fallait communiquer tout de suite l’idée du brillant fournisseur aux trois autres, afin d’attiser la concurrence entre eux. Et que cela permettrait de négocier un meilleur prix, pour une réponse de qualité plus élevée.

Je lui ai dit que c’était la dernière chose à faire, car par la suite aucun d’eux ne serait encouragé à faire preuve d’inventivité et d’innovation, si les autres allaient en récupérer les fruits presque immédiatement après. Le raisonnement de mon acheteur ne tenait pas compte des anticipations entre acteurs et du fait que son « optimisation » ne marcherait qu’une fois, et qu’elle découragerait les fournisseurs par la suite. Vous voyez que le mot « concurrence » ne veut rien dire en soi, puisque s’opposaient là une concurrence sur les prix et une concurrence sur la qualité, et qu’elles sont toutes deux antinomiques.


-          Jean-Claude (après un silence) :

C’est intéressant ce que vous me dites là. Je suis sûr que cela doit être faux parce que l’on m’a toujours enseigné qu’il fallait tendre le plus possible vers la concurrence pure et parfaite, mais c’est intéressant. Mais dites-moi, ce n’est pas un économiste qui a eu cette idée ?


-          Marc :

Euh si justement, et pas des moindres. Il s’agit de Joseph Schumpeter, l’économiste qui a mis l’entrepreneur créatif au centre de l’économie de marché. Il est reparti de l’analyse que les libéraux classiques avaient faite de la liberté des échanges. Ceux-ci avaient été fascinés par le fait qu’il n’y avait pas de procédure plus efficace que le libre marché concurrentiel pour écouler des marchandises rapidement, en s’entendant sur les prix et les volumes, car en laissant les acteurs négocier de façon complètement libre, l’on convergeait spontanément vers le meilleur rapport offre - demande entre vendeurs et acheteurs. S’il avait fallu organiser de façon volontaire ce marché des prix et volumes, cela aurait été un travail de titan et l’accord aurait été moins bon que celui obtenu pas les tâtonnements successifs entre l’offre et la demande. Cela c’est la fameuse « main invisible », qui régule spontanément le marché si vous laissez les transactions se faire complètement librement : vous êtes en terrain connu.

Mais justement, ce que personne n’avait remarqué, c’est que la « main invisible » n’est qu’un excellent circuit de redistribution des richesses en ajustant la production aux besoins, mais en aucun cas un facteur de création de richesses, on dirait aujourd’hui création de valeur. Schumpeter en est venu ainsi au concept que je vous ai expliqué : si la concurrence est appliquée en permanence, elle détruit la création de valeur, car l’entrepreneur n’est jamais incité à innover. Si au contraire on protège indéfiniment la création de valeur de la concurrence, cela dégénère en monopole et en abus de position dominante, une rente en quelque sorte. Schumpeter a introduit la notion de « quasi-rente », un équilibre délicat entre les deux : il faut que l’innovation de l’entrepreneur soit protégée suffisamment longtemps de la concurrence pour qu’il en touche les fruits par une position privilégiée, mais pas trop longtemps pour qu’il n’en abuse pas.

Création de valeur et concurrence sont deux forces contradictoires. C’est leur mise en tension contradictoire qui crée de la richesse bénéfique pour tous en économie, non l’application d’une seule des deux. La concurrence est une façon efficace de « brûler » et consumer la valeur pour en faire bénéficier tout le monde. Mais si on l’applique de façon anarchique, elle est comme un feu qui embrase et détruit une forêt de jeunes pousses, avant qu’elles aient eu le temps de devenir des arbres. Toutes les grandes idées proviennent souvent de la mise en tension contradictoire de deux principes pour lesquels il faut trouver un compromis, jamais d’un dogme intangible – toujours plus de dérégulation – à appliquer de façon univoque.


-          Jean-Claude :

Mais enfin je ne comprends pas ! Schumpeter m’a toujours été présenté comme le plus radical des partisans de l’économie de marché, précisément parce qu’il défendait l’entrepreneur au plus haut point ! Je ne connaissais pas le raisonnement que vous m’avez proposé, je ne connais que la « destruction créatrice », qui indique qu’il faut abandonner sans pitié et sans merci les activités en déclin, y compris en sacrifiant les hommes qui y travaillent, pour reconvertir l’économie en permanence. Même moi je ne serais pas allé aussi loin !


-          Marc :

C’est la maladie du siècle, et nous en reparlerons, de cesser de raisonner et que de ne faire que des associations d’images. Schumpeter est l’économiste glorifiant les entrepreneurs, donc par association l’on en a fait le chantre du capitalisme et de la concurrence sauvage. Cela montre que très peu l’ont lu véritablement : l’on n’apprend plus que par des compilations et des résumés qui font ce type de collage d’images, au lieu d’exposer des raisonnements. Schumpeter a cessé d’être présenté comme le thuriféraire du capitalisme sauvage dans les années récentes, car si l’on a cessé de raisonner, on fait en revanche beaucoup de biographies.

Et l’on apprit qu’il considérait qu’il y avait des choses très intéressantes chez Marx, à la grande horreur de ses collègues libéraux. Egalement qu’il s’entendait très bien avec Keynes, et que les deux hommes considéraient avec une malicieuse complicité comme de parfaits crétins leurs collègues « classiques » enseignant l’équilibre général de Walras comme seul moteur de l’économie. Enfin, qu’il avait étudié des cas dans lesquels une situation de monopole pouvait être économiquement optimale. Cela commençait à faire désordre pour le champion de l’économie de marché… 

Actuellement, Schumpeter est rangé dans la catégorie « inclassable » et « atypique », le propre des esprits vraiment libres. On commence à s’apercevoir seulement maintenant qu’il est le père des théories économiques à information asymétrique, et que cette asymétrie de l’information n’est pas un simple résidu à éliminer pour ouvrir la voie triomphale au marché « pur et parfait », mais que ce n’est ni plus ni moins que le moteur même de l’économie ! Au passage, il montre aussi qu’il y a une multitude de façons de comprendre « l’économie de marché » et que celle de la concurrence sauvage n’est pas le capitalisme des entrepreneurs mais celui des banquiers et des rentiers, qui sont les seuls à en tirer leur épingle du jeu au détriment de tous les autres, y compris les chefs d’entreprise.


-          Jean-Claude :

Et la « destruction créatrice » ?


-          Marc :

Là encore, il a été extrêmement déformé. Notamment il faut toujours lire l’ensemble des écrits d’un penseur pour le comprendre, pas seulement les parties qui nous arrangent. C’est valable aussi pour Adam Smith d’ailleurs, qui a écrit sur bien d’autres choses que « la main invisible » et ne considérait pas « The wealth of nations » comme son ouvrage principal. 

Schumpeter a bien dit qu’il y avait des cycles économiques d’expansion et de récession pour toute activité, et qu’il ne fallait pas s’acharner à faire vivre une activité condamnée. Mais le grand projet de Schumpeter, qu’il n’a jamais réalisé, était d’être capable de prévoir et anticiper ces cycles, justement pour éviter leurs dégâts humains. De façon imagée, si l’on assimile une crise ou un cycle économique à un tremblement de terre, un capitaliste sauvage est celui qui dit qu’il est évidemment regrettable qu’il y ait des tremblements de terre mais que l’on n’y peut rien, qu’il faut accepter qu’ils fassent des milliers de morts et qu’il faut savoir en faire notre deuil, parce que cela reste le meilleur des mondes possible. Un marxiste planificateur dira qu’il faut interdire les tremblements de terre et prétendra qu’il a les moyens de planifier pour en prendre le contrôle. Un schumpeterien dira que les tremblements de terre sont inévitables, mais que rien n’interdit de construire des bâtiments anti-sismiques, de placer des capteurs dans la terre pour anticiper leur apparition, d’organiser des plans d’évacuation, etc. Donc de savoir passer les crises en évitant les dégâts humains. 

Cette grande œuvre était celle d’ « Economic cycles », que l’histoire ne retint pas de Schumpeter, car il est vrai que l’ambition était énorme et le reste aujourd’hui. Voilà pour ce qu’il en est vraiment de la fameuse « destruction créatrice » !


-          Jean-Claude :

Ah non ! De toutes façons c’est bien moi qui représente l’économie de marché, et celle-ci est unique : elle est bien le sens de l’histoire. Comme le disait Jack Welch, l’ancien patron emblématique de General Electric, « le marché est plus grand que nos rêves » !


-          Marc :

Moi je trouve cela très triste de vivre en une seule dimension. Je ne crois pas que l’on soit à la fin de l’histoire mais à son début : nous manquons d’imagination sur les manières d’organiser la société, et nos descendants nous regarderons avec un peu de pitié, comme nous regardons aujourd’hui les hommes primitifs qui travaillaient au silex.


Et pour ce qui est des rêves et de l’imagination, c’est bien cela que Schumpeter a valorisé : il a compris que le succès en économie provenait toujours d’un facteur extérieur à l’économie, qu’à elle toute seule elle tournait en rond et se dégradait. Si Steve Jobs avait respecté les règles de l’économie de marché il n’aurait jamais fait d’Apple ce qu’elle est aujourd’hui : il n’a jamais cessé de violer les règles de votre économie « pure et parfaite ».

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