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vendredi 26 juin 2015

Petit précis de psychologie du dirigeant



Nous avons souvent tracé le portrait de deux types de dirigeants, deux portraits en contrepoint, deux façons de s’affirmer, l’une bonne, l’autre mauvaise.

La distinction semble simple en apparence. Le dirigeant intègre possède une vision de la communauté qu’il gouverne dépassant son intérêt personnel, jusqu’à savoir mettre ses propres préférences et sa propre subjectivité en retrait pour privilégier le bien commun. Il assumera également ses responsabilités dans tout ce qu’il entreprend : il sait qu’un dirigeant digne de ce nom ne se contente pas d’édicter des souhaits que d’autres réalisent, il sera avec ses hommes, au sein de sa communauté et sur son terrain, assumant seul l’échec de ce qu’il a commandité s’il se présente.


Le mauvais dirigeant, lui, n’aura en tête que son intérêt égoïste, la poursuite et le maintien de sa carrière, cachés sous le masque de l’intérêt commun qu’il prétend défendre. Il est passé maître dans la recherche de raisons honorables comme prétextes à ses vices. Il se défaussera de tout échec de ce qu’il a pourtant ordonné, parce qu’il a pris l’habitude des manœuvres d’appareil.

S’il peut être objecté que les dirigeants présentent tous des vices, que le fait du prince a toujours été une attitude courante, et que l’on devrait cyniquement se résigner à ce qu’il en soit ainsi, l’histoire récente nous a pourtant donné des exemples contraires. Lorsque nous savons que le couple De Gaulle mesurait précisément sa consommation d’électricité personnelle à l’Elysée pour s’en acquitter, ou que le Général se contentait de sa simple retraite militaire, il ne fait pas de doute que nous n’avons plus affaire au même type d’hommes que les dirigeants actuels, tout réalisme cynique pris en compte.

Cette première approche n’est cependant pas si simple. Même les dirigeants dévoyés de notre époque ne peuvent être jugés exactement de cette façon, si l’on tient à rester véridique.

Lorsque l’on examine la biographie et les actes des dirigeants modernes - même les plus dévoyés d’entre eux - l’on s’aperçoit qu’à une très grande majorité ils étaient des hommes qui voulaient sincèrement le bien public au commencement de leur carrière. Ils n’ont généralement jamais ménagé leur énergie ni leur engagement pour servir ce but : ils se sont pleinement investis, jusqu’à connaître à la perfection les rouages de la vie publique. Le dirigeant sciemment cupide ou totalement ignorant de ses dossiers reste heureusement une exception. Si les dévoiements du service de l’état ou de l’entreprise doivent être combattus de façon intraitable, il faut le faire sans démagogie : lorsque l’on a l’un de ces dirigeants honnis en face de soi, l’on s’aperçoit que leur condamnation n’est pas si simple, et que la connaissance de leur métier est bien plus profonde que leur comportement ne le laisserait paraître.

Pourtant la médiocrité est belle et bien là à l’arrivée, si voyante par contraste avec les dirigeants d’une autre époque, qu’un cynisme lui-même médiocre ne parvient pas à l’expliquer.

Alors comment faire la distinction, si les qualités d’engagement, de travail et de connaissance de leurs équipes sont au rendez-vous ? Si l’on ne voit plus le défaut apparent lors de la rencontre concrète ? C’est que la différence réside non pas dans un jugement manichéen de bien et de mal, mais dans un facteur de la psychologie humaine.

A part dans des cas très exceptionnels, l’on ne commence pas mauvais dirigeant, on le devient. Et ce qui détermine l’itinéraire à la fois personnel, humain et professionnel d’un dirigeant, est le rapport à son ego et à son besoin de reconnaissance. Le chemin du dévoiement est - lorsque l’on s’investit pour le bien public - de tomber éperdument amoureux de soi-même et de sa propre image, et de considérer comme normal qu’en retour l’on puisse s’octroyer tout droit personnel en guise de rétribution.

Le dirigeant dévoyé est quelqu’un qui est dévoré par un gigantesque besoin de reconnaissance personnelle. Il aime le bien collectif, mais il ne l’aime que dans la mesure où celui-ci lui donne une très grande rétribution, pas nécessairement pour le bien pécunier, mais pour la flatterie de l’ego qu’elle lui procure. Le mauvais dirigeant n’est pas un homme mauvais au départ, mais un homme narcissique avant tout. Il n’aura jamais la force d’agir pour le bien commun de façon désintéressée, pour la valeur qu’il représente à lui seul, comme le fait le dirigeant véritable.

Dans ses relations, le dirigeant dévoyé peut être un homme chaleureux, communicatif, souvent séduisant et attachant. Mais s’il entretient de nombreuses relations, elles n’ont de valeur pour lui qu’à partir du moment où il a prise sur elles. L’amitié ne se conçoit que dans une relation de dépendance, presque organique, et dans un sens seulement, celui de ceux qui ont besoin de lui. Cette dépendance est presque familiale : il n’exige pas un simple lien de subordination, mais presque une sorte de vénération, comme vis-à-vis d’un père à qui l’on n’offrira jamais assez de reconnaissance.

C’est aussi la raison pour laquelle l’emploi abusif des biens publics n’a plus aucune limite, et peut atteindre des proportions délirantes. Le dirigeant dévoyé n’est nullement dans la position du voleur un peu honteux de ce qu’il commet, mais de celle du héros dont la récompense n’est jamais à la hauteur de ses mérites. Il contemple à l’infini dans sa propre admiration « tout ce qu’il fait pour les autres », sans se rendre compte une seule seconde que ce n’est que lui-même qu’il aime dans ce rapport. Très souvent, des accidents personnels lourds dans l’enfance ou dans l’adolescence expliquent l’origine d’une telle avidité à vouloir faire ses preuves : des épisodes douloureux de dévalorisation profonde ont fait fleurir une suffisance sans limite, venue en réparation.

Il s’invente une geste dont il est le héros, et s’accoutume petit à petit à considérer qu’il possède pour cela tous les droits : ramenant tout à lui et à ses mérites, tout bien lui paraît sien, objets, hommes ou richesses. Lorsque chaque homme du peuple demande à ce que les règles démocratiques soient respectées, à commencer par la première de toutes qu’est l’égalité devant la loi, l’on assiste à un véritable dialogue de sourds : pour le dirigeant dévoyé, de telles revendications ne sont que les caprices d’enfants ingrats, et sans renier ces règles de façon visible, il sera parfaitement déterminé à ne rien faire de ce qu’il dit, considérant que cette rétribution infinie dans laquelle il est juge et partie est parfaitement légitime et le sera toujours.

De tels hommes vivent généralement très mal, comme une profonde trahison, leur remise en question voire leur accusation si une procédure les met à bas. Ils n’imaginent pas une seule seconde se remettre en cause, ils n’y verront qu’une immense ingratitude. Ne vivant que du regard des autres et du gonflement de leur ego, il leur faut des preuves sans cesses renouvelées et toujours croissantes d’admiration et d’adhésion. Ils vivent pour les signes de reconnaissance et les signes extérieurs. Les dévoiements du gouvernement des hommes ne sont pas l’œuvre du mal, mais du narcissisme.

Qui plus est, de tels hommes n’ont pas le caractère qui leur permettrait d’éviter de se comparer aux autres. L’escalade des jeux de pouvoir prend une tournure pandémique avec eux, toujours poussée par l’aiguillon du narcissisme, venant amplifier sans fin leur besoin de reconnaissance.

Nous le savons, les véritables dirigeants sont ceux qui ont la très grande force de n’attendre aucune rétribution particulière de leurs services, qui sont sincères lorsqu’ils louent le travail d’autrui, non par un discours de pure forme destiné à les mettre en valeur, qui ont la force morale de considérer que nul n’est au-dessus des lois et qui y voient une discipline et un exercice de fermeté pour eux-mêmes.

La suprême difficulté intervient lorsque l’on reconnaît que ces deux portraits coexistent toujours au sein d’un seul et même homme. Quiconque s’est frotté à l’exercice du pouvoir a dû côtoyer ces démons en lui-même. Tout dirigeant possède sa part d’ombre et sa part de lumière, renferme en lui un chef respecté et un homme dévoyé et narcissique. Même ceux qui ont porté au plus haut point l’esprit de sacrifice désintéressé par seule conviction ont eu à nourrir leur ego, à en satisfaire l’appétit pour poursuivre des buts plus nobles. Et le suprême danger est de se croire au-dessus de cela : s’ils sont affrontés de façon directe, le narcissisme et l’ego auront toujours le dessus, leur force de séduction surpassant largement toute volonté et toute discipline. Les hommes de bien ne sont pas ceux qui parviennent à les tuer, mais à ruser avec eux pour leur donner leur pitance, dans le seul but de pouvoir tranquillement poursuivre de meilleurs objectifs.

Ceci bien sûr n’est pas un blanc-seing donné au cynisme. Car s’il faut accepter ces parts de lumière et d’ombre, il y a ceux qui ont réussi à faire dominer la bonne part sur l’autre … ou non. La force intérieure n’est jamais pure, elle n’est que force de surnager finalement au-dessus de la boue de nos pulsions narcissiques. Le dirigeant véritable est toujours confronté à un paradoxe : il doit faire preuve d’autorité, mais en même temps s’effacer, s’affirmer et s’imposer, tout en faisant comprendre qu’il sert quelque chose située bien au-dessus de lui.

L’alchimie qui opère lorsque l’on voit un vrai dirigeant en action est toujours étrange, et réside non pas dans ses paroles explicites, mais sans doute à un très grand nombre d’attitudes et de signaux implicites. Qui font que l’on devine, lorsqu’il parle avec autorité et pouvoir, qu’il s’efface en même temps derrière sa mission. Que lorsqu’il trace un chemin par une force de conviction personnelle, il est évident que c’est pourtant un but extérieur à lui et commun qu’il recherche. Platon faisait remarquer que Dialecticiens et Sophistes étaient radicalement à l’opposé l’un de l’autre, mais qu’en revanche ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau dans l’argumentation pratique, les rendant très difficilement dissociables dans la vie de tous les jours, alors que l’enjeu moral que porte leur distinction est énorme. Il en est de même des gouvernants.

Une société obtient toujours comme produit direct le résultat de ce qu’elle valorise, le profil d’hommes qui correspond à sa stratégie gagnante du moment. L’époque est au narcissisme, à la confusion entre la vanité personnelle et la valeur d’un homme. Tant que la stratégie de cette inflation de soi-même est valorisée et rendue gagnante, nous produirons imperturbablement des dirigeants à cette image. 

Il faut, comme l’étaient Socrate et Confucius, être d’une intransigeance inaliénable sur les buts poursuivis et sur la sincérité dans l’exercice de ne pas se mentir à soi-même. Mais en même temps être tempérés pas l’humanité, comme l’étaient ces deux sages, qui en arrivaient à pardonner voire aimer les défauts des hommes si les buts étaient sincèrement poursuivis et que leur part de lumière surnageait finalement sur leur part d’ombre. Sans doute le narcissisme de nos dirigeants actuels est-il dû à la fermeture et à l’étroitesse de leur milieu, à une reproduction sociale devenue une caricature d’elle-même. Dans ce domaine, l’expérience du terrain reste la meilleure école, ainsi qu’une certaine culture du plaisir des accomplissements désintéressés.

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