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mercredi 15 juillet 2015

Pourquoi les théories du complot existent-elles ?




L’idée que le monde soit contrôlé par des forces cachées, que des oppressions occultes soient les « véritables » causes des faillites de notre société, en lieu et place d’oppressions et de manquements pourtant clairement visibles, n’est pas une idée neuve. Cependant, elle semble investie d’une très grande vigueur de nos jours.

Certains en rendent internet et les réseaux sociaux responsables. Ceux-ci font devenir réelles les aspirations de la démocratie directe, pour le meilleur et pour le pire. L’idée d’une sorte de vote en temps réel, instantané, de tous sur tous les sujets est une idée aussi dangereuse qu’elle est puissante. Elle a permis de mettre à bas des régimes dictatoriaux, de briser des lois du silence et des oppressions d’état en redonnant la parole à chacun et en démentant les mensonges officiels de certaines dictatures. Mais elle a aussi ouvert la porte à toutes les rumeurs, au règne de la calomnie et des sycophantes, à la démagogie et aux sources non vérifiées.

Les média sociaux ont rendu réel le vieux rêve des « fanzines » du mouvement punk, qui partait d’une intention initiale intéressante de vivifier la liberté et la pluralité d’opinions. De fait, à travers les éditeurs de blog et les pages de réseaux sociaux, un simple particulier bénéficie maintenant de moyens éditoriaux équivalents à ceux d’un organe de presse, au point que les bloggers les plus influents deviennent des canaux reconnus d’information. Les blogs et les pages Facebook sont les descendants de fanzines, passés à un stade industriel massif, qui a fait devenir leur rêve réalité.

L’idéal de la démocratie directe ainsi que ses très grands dangers ont été maintes fois débattus. Si elle doit être prise en compte dans l’explication des théories du complot, je précise dès à présent que je ne considère pas qu’elle en est la cause : elle n’a fait qu’amplifier le phénomène. La raison profonde de la prolifération des théories du complot n’est pas l’expansion du phénomène des media sociaux. Elle prend sa source dans des éléments de la psychologie humaine que le fonctionnement du monde moderne a exacerbés. Quant aux responsabilités de leur apparition, c’est là le fond du problème, beaucoup plus que leur condamnation qui est une évidence.


1.    Le tissage de réseaux relationnels : un fait du vivant


Il faut tout d’abord rappeler un fait biologique. L’une des caractéristiques du vivant, de tout le règne animal et végétal, est de tisser des réseaux de relations entre individus. La capacité à nous associer à nos semblables est le propre de toute organisation sociale, et nous tissons à chaque instant de nouveaux liens sans même nous en rendre compte, tant cette activité est naturelle.

La puissance de nos réseaux de relations est accentuée par les phénomènes dits « d’intelligence collective » ou « d’auto-organisation ». En quoi consistent-ils ? Il s’agit du fait qu’une population d’individus dont les règles d’association sont simples font émerger des réseaux de relation très complexes, beaucoup plus complexes que la simple somme des règles individuelles. L’exemple le plus connu est celui de la fourmilière, où des entités individuelles assez simples parviennent à mettre en place une organisation dont l’intelligence collective permet des réalisations extraordinaires, dépassant largement la somme des capacités individuelles de chaque fourmi.

Les phénomènes d’intelligence collective dans le monde du vivant ont été beaucoup mieux compris avec l’essor de l’informatique. Il est devenu possible de simuler le comportement de réseaux vivants et d’étudier leur formation et leur évolution. Les « réseaux neuronaux » ont tenté de simuler informatiquement la croissance des réseaux de neurones du vivant. Le chercheur finlandais Teuvo Kohonen a ainsi édicté des lois très simples de renforcement ou d’affaiblissement des liaisons dans une population de cellules, ces lois simples permettant au réseau cellulaire de s’adapter à de nombreuses situations pour résoudre des problèmes très complexes, alors que l’intelligence individuelle de renforcement des liaisons est elle-même très limitée.

Un dernier point est que le tissage de ces liens entre individus est largement inconscient. Il s’établit à partir de signes de reconnaissance subliminaux, de langages corporels tout autant que verbaux, qui nous font rentrer en résonnance avec un autre individu et nous inciter à renforcer ou affaiblir les liens avec lui. Là encore, ces signaux inconscients sont très simples et primaires : un signe de reconnaissance n’agira que sur une toute petite partie de nos goûts ou de nos aspirations, d’où parfois la déception que l’on peut ressentir vis-à-vis de quelqu’un avec qui l’on ressentait des affinités, lorsque nous découvrons ses signaux sur d’autres thèmes qui nous plaisent beaucoup moins. Chacun tisse ainsi de façon très inconsciente le réseau de ses affinités, qui conditionne le réseau de ses relations sociales, avec sa part de convictions, de réalités ou d’illusions.


2.    L’intelligence collective : ni bonne ni mauvaise en soi.


 L’intelligence collective n’est ni bonne ni mauvaise en tant que telle. Elle permet les plus grandes réalisations comme pires associations. Les équipes qui conçoivent et construisent un avion le font grâce à l’intelligence collective : aucun plan directif pré-établi ne permettrait de résoudre la complexité du problème. C’est là d’ailleurs la part de vérité de l’économie libérale : aucune volonté consciente et planifiée ne peut résoudre certains problèmes passé un certain seuil de complexité. Il faut s’en remettre à une certaine part d’auto-organisation de la collectivité humaine.

Les cercles du pouvoir, quels qu’ils soient et de tous temps, sont issus de tels réseaux de connivence. Et avec des résultats qui peuvent être tout aussi louables que désastreux. L’entourage de Périclès comme celui de Néron était une « clique », une communauté humaine fondée sur des relations de reconnaissance mutuelle et de connivence selon les « qualités » qu’elles valorisaient. Les meilleurs gouvernements comme les mafias sont nés, ont grandi et se sont maintenus selon les règles de tissage des réseaux biologiques, de lois de renforcement ou d’affaiblissement des cellules qui les constituent.

Le résultat de l’intelligence collective en sociologie, est la formation spontanée de cercles de connivence et d’influence, de réseaux renforcés dans leur relation, qui constituent de véritables noyaux durs au sein de la grande trame des relations du vivant. Une première ébauche d’explication apparaît : là où certains croient voir un complot et une intention consciente, il n’y a que l’influence de réseaux qui se sont constitués par des signaux de reconnaissance mutuels, qui agissent et font pression sur la société par le seul fait des affinités collectives, non selon un quelconque plan. Et ces réseaux s’entrecroisent, communiquent, s’affrontent, se cumulent ou s’annulent : là où les théories du complot soupçonnent le monopole d’influence d’une communauté machiavélique, il faut montrer au contraire qu’il existe une pluralité d’influence adverses, la direction de la société n’étant que la résultante finale de tous leurs affrontements.

Les réseaux d’intelligence collective possèdent deux caractéristiques qu’il est important de connaître avant d’en venir à l’explication proprement dite des théories du complot :
  • Ils possèdent une cohérence et une vitesse dans l’exécution sans commune mesure avec toute action humaine consciente, qu’elle soit collective ou non. Une bonne illustration en est la rapidité et l’impressionnante coordination avec laquelle un banc de poissons ou un vol d’oiseaux vire de direction. Il ne viendrait à personne l’idée qu’il y a un grand ordonnateur de ces mouvements spectaculaires du monde animal, et l’éthologie a montré que la présence d’un ou quelques leaders ne suffit pas à expliquer l’impressionnante force d’action du phénomène. Il s’agit d’un phénomène de communication en réseau, faisant agir la collectivité comme un seul organisme, les individus jouant le rôle de transmetteur d’un influx nerveux. Les lois de renforcement des liaisons nerveuses expliquent l’implacable cohérence des réseaux d’intelligence collective. C’est l’une des meilleures réfutations des théories du complot : la cohérence de l’intelligence collective démontre une puissance, très au-delà de ce que n’importe quel cerveau humain, même machiavélique, serait capable de mettre en œuvre pour polariser à ce point une société. Lorsque ces phénomènes de réponse hyper cohérente de la société sont à l’œuvre, la première remarque que l’on peut se faire n’est pas qu’il s’agit d’un complot, mais que des réseaux d’intelligence collective se sont formés, précisément parce qu’ils sont les seuls à permettre cette effrayante cohérence. L’intelligence collective peut ainsi montrer sa puissance positive, lorsqu’une communauté d’hommes prend conscience de ce qu’il faut faire pour construire un objet complexe, et se met à l’ouvrage spontanément mais de façon très coordonnée, ou négative, comme par exemple lorsqu’un réseau mafieux prend très rapidement la décision d’éliminer une personne qui les gêne, et que la décision et l’action ne prennent que quelques minutes.
  • Les phénomènes d’intelligence collective sont des engrenages, des logiques dans lesquelles tous les membres qui y participent sont pris, là encore pour le meilleur et pour le pire. L’erreur fréquente est de penser que « les classes dirigeantes », c’est-à-dire ceux qui ont réussi à tirer le mieux leur épingle du jeu, sont aussi ceux qui tirent les ficelles de l’ensemble de l’organisation sociale. En réalité, tous sont dépendants de la logique dans laquelle l’intelligence collective a plongé ses membres, y compris ses plus grands bénéficiaires. Chacun est pris dans l’engrenage de la société, quelle que soit sa classe sociale. Même lorsque la logique est mauvaise, c’est-à-dire lorsque l’organisation sociale est fondée sur l’usurpation et le crime, les chefs de file de la société sont tout autant prisonniers de cette logique que le sont leurs subalternes. Ce phénomène est très bien décrit par Roberto Saviano dans l’ensemble de ses livres sur le phénomène mafieux. La grande force de Saviano est de montrer la logique collective qui préside à la mise en place de toute mafia, bien plus que le stéréotype du machiavélique « parrain ». Les chefs mafieux se retrouvent très rapidement pris dans l’engrenage de l’ensemble de leur société du crime, au point de parfois vouloir en descendre. Mais il est à ce moment trop tard : ils ne peuvent se retirer sans risquer leur vie, montrant qu’il s’agit bien d’une logique générale qui maintient cette organisation, non la volonté ou les desseins de quelques uns. Pour preuve de ceci, les chefs de mafias sont très facilement interchangeables : si l’un disparaît, son remplaçant émerge très rapidement. D’où la grande difficulté de combattre « la pieuvre ». C’est aussi la raison pour laquelle Saviano est tant pourchassé par la mafia : présenter ses chefs comme de redoutables stratèges machiavéliques ne fait que renforcer leur orgueil et l’image qu’ils aiment donner d’eux-mêmes. Mais les rabaisser à la réalité de ce qu’ils sont, de simples rouages mus par les instincts les plus élémentaires de la cupidité et de l’ego, qui plus est très facilement interchangeables, voilà ce qui ne lui a pas été pardonné.


3.  Synthèse des contre-arguments aux théories du complot


Les contre-arguments aux théories du complot apparaissent de façon claire, une fois que les éléments précédents ont été compris :

  • Les jeux d’influence sont multiples, tandis que les complotistes voient toujours la main d’un groupe unique et tout puissant derrière de soi-disant « décisions » à l’échelle mondiale. Il n’y a pas de « décision » prise à l’échelle planétaire, mais des influences opposées qui se combattent et cherchent chacune à pousser leur point de vue.
  •  Il est absurde de dénoncer des « connivences » en tant que telles entre des groupes d’individus, le vivant étant constitué de connivences permanentes, qui sont au fondement des réseaux de relations. En réalité, nous ne nous indignons des connivences que lorsqu’elles sont contraires à nos intérêts ou à nos opinions, mais il nous paraît parfaitement normal et naturel d’établir nous-mêmes des connivences pour la poursuite de nos propres buts. Lorsque la connivence nous dérange, elle est complot machiavélique, lorsqu’elle nous convient, elle est association de gentlemen. Plutôt donc que de pointer les connivences avec force indignation, il faut plutôt se demander pour chacune d’entre elles si : 1. Elles sont bénéfiques à la société. 2. Elles se dévoilent de façon suffisamment explicite pour qu’un contrôle démocratique s’exerce sur elles. 3. Elles sont suffisamment équilibrées par des contre-pouvoirs pour ne pas dégénérer en abus de position dominante. Si une association d’intérêt ne respecte pas ces trois critères, il faut effectivement la combattre, non pas parce qu’elle est une association d’intérêt mais parce qu’elle peut être nuisible à l’ensemble du réseau de relations qu’est une  société humaine.
  •  Les associations humaines, les meilleures comme les pires, sont le fruit d’une génération spontanée, qui n’a rien de miraculeux mais qui suit les règles de renforcement progressif des relations entre des individus multiples. Ceux-ci communiquent par des signaux de reconnaissance simples entre eux, montrant qu’ils poursuivent des objectifs similaires, ou partagent des convictions communes sur les comportements qu’ils estiment gagnants dans le jeu social. La meilleure preuve en est que même dans les pires jeux d’association, celui d’une mafia, les « parrains » ne sont pas des maîtres tous puissants mais des rouages pouvant être facilement remplacés. Il y a bien un « système » au sens logique et physique du terme, mais personne ne l’a conçu, élaboré et mis en place, tout comme la fourmilière est la résultante d’une série d’interactions entre individus. L’on pourrait nous objecter que dans le cas où l’intelligence collective dérape vers de mauvaises associations, une telle logique systémique dédouane les individus de toute responsabilité personnelle. L’argument a été réfuté par Michel Crozier : s’il n’y a pas de « grands responsables » de telle ou telle association humaine, le choix de rentrer dans le jeu de telle ou telle reste une responsabilité morale. Rentrer dans le jeu d’une mafia fait de nous un mafieux, même si la compréhension globale d’une mafia dépasse largement celle des intérêts individuels qui la constituent.
  • Les réponses ultra-coordonnées des logiques collectives font croire au complot, alors qu’elles sont précisément la meilleure preuve d’une absence de complot et au contraire d’une forme de « résonance sociale ». Il peut y avoir de véritables complots dans l’histoire, comme par exemple la conjuration de Catilina. Mais précisément, leur maladresse, leurs erreurs parfois béantes gardent l’empreinte des intentions humaines. Seuls les phénomènes d’intelligence collective permettent d’expliquer des réponses aussi précises, rapides et implacables. Tous les phénomènes d’engouement de société en sont la meilleure illustration. Lorsque ces « résonances » s’effectuent au sein de cercles du pouvoir, la suspicion de complot est encore plus importante. Pourtant les dirigeants sont simplement des hommes, qui obéissent aussi à des engouements, qui s’avèrent parfois d’ailleurs être des illusions. Les réponses très coordonnées d’une certaine classe sont seulement la preuve qu’aucun groupe humain n’échappe aux phénomènes d’intelligence collective, avec sa part d’aveuglement et d’idéologie, non d’un quelconque complot.
  •  Même les phénomènes d’oligarchie, de cliques, de castes défendant leurs intérêts propres au détriment de la collectivité trouvent une bien meilleure explication par l’intelligence collective que par les théories du complot. Nous ne nions pas ces phénomènes d’ententes illicites ou de conflits d’intérêt : il suffit de lire les ouvrages de Sophie Coignard – qui sont factuels – pour s’en convaincre. Mais ils obéissent aux règles de formation de toute association d’intérêts humains, tout comme les bonnes associations. Il s’agit encore une fois de ne pas se tromper de combat : il est inopérant de dénoncer les connivences en tant que telles, mais celles qui sont nuisibles et opaques. Elles ne font partie que de la multitude des jeux croisés des intérêts humains. La formation d’oligarchies, voire de mafias dans des cas extrêmes, s’explique non par un quelconque complot, mais par le fait que suffisamment d’individus peu regardants éthiquement envoient suffisamment de signes de reconnaissance entre eux et bénéficient d’une opportunité pour s’engouffrer dans l’aubaine. « Qui se ressemble s’assemble » dit le vieux proverbe, résumant en un trait les lois d’association humaines, sans besoin d’être un expert en sciences cognitives. Ces oligarchies naissent généralement dans des situations où les contre-pouvoirs sont insuffisants. « Tout pouvoir corrompt, et le pouvoir absolu corrompt absolument ». Un groupe humain détenant un pouvoir important dérapera fatalement vers l’entente illicite s’il s’aperçoit qu’il n’a pas de contre-pouvoir, c’est-à-dire qu’il bénéficie d’une totale impunité. Et il ne s’agit pas là de complot, mais des lois de la dynamique des groupes.

Si nous représentons la société comme une immense collectivité d’individus appliquant chacun des stratégies d’association, de rupture, ou de trahison, il existera des stratégies plus ou moins gagnantes ou perdantes. La société se moule sur les stratégies gagnantes, indépendamment des buts, de la morale ou des intentions de chaque individu. Une morale personnelle permettra peut-être à un individu isolé de refuser sciemment certaines stratégies gagnantes pour des raisons éthiques : il lui reste toujours le choix de rentrer ou non dans les jeux offerts par la société. Mais si trop de stratégies gagnantes sont douteuses sur le plan éthique, la société deviendra fatalement elle-même douteuse. C’est la raison pour laquelle « à quel jeu joue-t-on ? » est la question structurante de compréhension d’une société. Les règles du jeu sont rarement explicites. Elles peuvent être enfouies dans l’inconscient collectif d’une société, dans ses valeurs sous-jacentes. Mais elles déterminent les comportements qui seront encouragés ou découragés, et par voie de conséquence les types d’homme qui émergeront des jeux sociaux collectifs, qui seront à l’image des valeurs que cette société véhicule.

Aussi, lorsqu’une caste malhonnête émerge parmi la classe dirigeante d’une société, et qu’elle se met à détourner les leviers de l’action collective à ses fins personnelles, ou encore lorsque ceux qui sont censés représenter l’élite politique et économique d’un pays sont devenus de toute évidence des usurpateurs, récupérant aux postes de commandement intermédiaire le travail d’hommes bien meilleurs qu’eux, il est tentant mais faux d’y voir la marque d’un complot. Une telle situation signifie seulement que l’on a laissé s’installer des logiques collectives malsaines, des jeux d’acteurs dans lesquels des comportements non méritocratiques s’avèrent être des stratégies gagnantes.

Lorsqu’un réseau de connivence s’est suffisamment renforcé par les lois de l’interaction biologique, il peut représenter un véritable noyau dur au sein de la société. En particulier, en l’absence de contre-pouvoirs, les jeux d’influence adverse ne parviennent même pas à équilibrer de tels noyaux durs, leur conférant une puissance hors-normes. D’où les comportements de caste renforcés décrits par Sophie Coignard, allant du sentiment d’impunité à celui de trouver toute malversation normale. L’on pourra nous demander dans ce cas pourquoi aller chercher une explication adverse aux théories du complot, si le résultat est le même, à savoir un pouvoir démesuré conféré à une petite minorité, qui ne tardera pas à se livrer à toutes les formes d’abus de pouvoir. Lorsque de tels noyaux durs se sont constitués, le résultat est effectivement le même, mais la différence dans l’origine du problème a des répercussions considérables : quelqu’un qui considérera qu’il s’agit d’un complot ex-ante, préalable à la constitution du noyau, cherchera des boucs-émissaires au sein d’un groupe d’hommes chargé d’incarner le mal. Celui qui verra dans la formation de ces noyaux durs la résultante ex-post des jeux collectifs se dira simplement que les règles de fonctionnement de la société sont défaillantes, et qu’elles permettent à un comportement de profiteur d’être une stratégie gagnante. L’action menée en conséquence sera très différente : elle ne consistera pas en la recherche de boucs émissaires, mais en la réforme des règles du jeu de la société, de façon à équilibrer à nouveau les pouvoirs par des contre-pouvoirs, et favoriser à nouveau le mérite. Bien évidemment, un acteur ayant tiré profit de façon outrancière des mauvaises stratégies sera sanctionné pénalement, non parce qu’il en a tiré les ficelles mais parce qu’il est rentré dans ce jeu.


4.    Les comportements qui attisent les théories du complot


S’il faut moquer les théories du complot, misérables dans leur argumentation et pathétiques, il faut aussi prendre conscience que le complotiste possède un double, qui se pense intelligent mais l’est tout aussi peu, et qui de surcroît porte une responsabilité importante quant à l’apparition des théories du complot. Comme souvent dans mes écrits, ce double est un négatif photographique : il est en apparence opposé à ce qui lui fait face, mais est en fait son frère jumeau.

Car la vox populi ne fera pas de détail. Les subtilités des sciences cognitives ou de la théorie des jeux ne seront pas prises en compte : l’apparition de noyaux durs dans les phénomènes d’intelligence collective sera perçue comme un complot : à tort, mais avec des conséquences qui peuvent être catastrophiques pour la société, de haines attisées, de révoltes destructrices et aveugles, voire d’établissement de régimes totalitaires si ces révoltes prennent le dessus. Et ceux qui sont censés avoir l’intelligence de comprendre les véritables mécanismes en jeu sont d’autant plus coupables, plus encore que le complotiste naïf, de les avoir laissé dériver.

Deux comportements attisent le complotisme :
  • Les différentes variantes de l’abus de bien social : copinage, népotisme, octroi de privilèges sous le masque de la loi. Un exemple parmi d’autres est celui de la communauté d’agglomération de Seine Défense qui regroupe les communes de Puteaux et Courbevoie, qui a nommé 14 vice-présidents sur 48 membres, en sachant que la loi prévoit une généreuse indemnité (2508 euros mensuels bruts) pour les vice-présidents et non pour les simples conseillers. L’action est légale, mais son esprit est évidemment inique. Il est d’ailleurs plus grave de commettre de telles actions sous le couvert de la loi que de violer franchement les règles : à la malhonnêteté, l’on rajoute l’hypocrisie. Les différents ouvrages de Sophie Coignard qui mène un travail exemplaire de journalisme d’investigation fournissent de nombreux exemples de ces dérives.
  • La confiscation du débat démocratique, sous les différentes formes du « TINA » (there is no alternative). La version dévoyée et usurpée du libéralisme pratiquée de nos jours, devenue une religion et un intégrisme quand le libéralisme historique est né au contraire du rationalisme critique, en est l’une des meilleurs illustrations. La façon dont la construction européenne s’est affranchie de façon croissante de tout contrôle et de toute expression démocratique en est une autre variante. De façon générale, toute prétention d’une classe dirigeante à détenir la vérité absolue, appuyée souvent sur une vision téléologique de l’histoire visant à écraser toute personne émettant une critique sur leur action, est le problème dont nous parlons. Comme l’avait déjà fait remarquer Karl Popper dans « The open society », quiconque appuie ses convictions en s’appropriant le sens et la finalité de l’histoire engendre un totalitarisme, et ce qu’elle que soit d’ailleurs la nature idéologique de la vision finale : qu’il s’agisse du marxisme d’hier ou du pseudo-libéralisme d’aujourd’hui, les conséquences sont les mêmes. Du reste, il peut s’agir des mêmes personnes qui adoptent un tel comportement : la génération des « élites » passée du col Mao au Rotary est toujours la même, montrant au passage que ce n’est nullement une conviction qui les intéresse, mais la rétention illimitée du pouvoir.

Il est intéressant de noter que les deux travers précédents vont souvent de pair : le responsable véreux a tout intérêt à évacuer tout débat afin de poursuivre ses agissements en silence. Le procédé fonctionne d’autant mieux que ceux qui accaparent le débat démocratique font généralement assaut d’indignations vertueuses.

S’il faut condamner les théories du complot, il faut aussi détecter leur double inversé, qui consiste à accuser de complotisme toute forme de critique sociale. Ainsi, tout ce qui dévie d’un dogme néo-libéral avec éventuellement quelques variantes socialisantes pour se donner bonne conscience sera taxé d’arriération, de repli sur soi, voire de fascisme. La crispation d’ «élites » de plus en plus illégitimes sur des positions fausses les a conduit à excommunier toute forme de critique de leur action, associant de façon mensongère politiques interventionnistes, critiques des institutions ou traités européens, remise en question de la monnaie unique, souveraineté nationale à des formes de fascisme voire de racisme. Ce parce que les paradigmes du néo-libéralisme, concurrence pure et parfaite, déréglementation conçue comme un bien en soi, sont intégralement faux pour quiconque exerce quelque responsabilité dans le monde de l’entreprise. Cette dialectique irresponsable met ainsi « dans le même sac » Joseph Stiglitz et Soral, Paul Krugman et Dieudonné, Alain Finkielkraut et Marine Le Pen. « L’œil de Brutus » a très bien décrit ces différentes techniques de terrorisme intellectuel qui pourrissent le débat politique et économique : "Les nouveaux inquisiteurs"

Bien évidemment, une telle attitude de déni ne peut qu’entretenir davantage de soupçons dans la vox populi. Les théories du complot ne sont que la conséquence logique de la confiscation du débat démocratique. Elles sont l’une des formes extrêmes du poujadisme, mais comme pour celui-ci, par une extraordinaire inversion des responsabilités, ce sont ceux dont le comportement fait tout pour attiser le poujadisme qui se posent les premiers en accusateurs.

Pour certains, le but d’un tel terrorisme intellectuel est clair : il vise à pouvoir continuer indéfiniment les petits arrangements entre amis, en faisant taire toute forme de contestation. Ainsi Berlusconi ou Tibéri aiment à se peindre en victimes – d’ailleurs de complots ( !) – perpétrés par des « juges marxistes ». Le renversement de responsabilité et l’accusation poussant vers un enfer idéologique tiennent maintenant lieu d’argument, afin d’éviter tout contrôle démocratique. Les cas de Berlusconi et Tibéri sont extrêmes, et faciles à moquer. Bien plus redoutables sont ceux qui parviennent à maintenir un vernis de respectabilité en se livrant aux mêmes pratiques, tel par exemple l’actuel président de la commission européenne et chef de file de la corruption luxembourgeoise.

Une objection souvent entendue est que de telles turpitudes ont toujours fait partie de l’ordre du monde, que la corruption des dirigeants est naturelle, et que sa critique relève de l’idéalisme. Etant moi-même plongé dans le monde de l’entreprise, je sais n’être pas idéaliste : je suis loin de demander la perfection. Tout est affaire de degrés : comme dans un organisme vivant, un taux d’impureté doit toujours être toléré, mais lorsque celui-ci excède largement le fonctionnement sain, il ne s’agit plus d’une acceptation roborative d’un peu de saleté, mais de l’apparition de la gangrène. Au début de mon expérience professionnelle, c’est-à-dire il y a près de 30 ans, j’évaluais le taux de dirigeants méritant leur poste à 50%, les 50 autres pourcent étant usurpés, et je trouvais ce taux normal et admissible (je continue de le trouver tel aujourd’hui). Autant dire que je suis loin de l’idéalisme. Mais actuellement, je pense que ce taux est passé à 10 % contre 90%, dans le mauvais sens. Il ne s’agit plus ici d’exiger de nos dirigeants d’être des modèles de vertu, mais de conserver au moins le seuil de la décence minimale.

Combattre le « tous pourris » est indispensable, mais ceci est valable dans les deux sens : aussi bien à l’encontre du démagogue qui le hurle, qu’à l’encontre du cynique mondain qui s’en amuse et se pense intelligent pour cela. Combattre les théories du complot doit provenir de la raison critique, non d’une fatuité de nanti qui les emploie comme paravent de sa propre dépravation.

Le paysage intellectuel français se trouve à présent dévasté, selon une impossibilité de débattre sérieusement de toute alternative politique ou économique. Ceux qui se targuent de représenter la civilisation, l’ouverture aux autres et le progrès économique trahissent leur imposture en ne sachant plus employer la raison critique, gage de toute société ouverte. La démence téléologique des projets néo-libéraux répond à la démence des théories du complot. Les procès sont partout, la raison nulle part.

Il m’est parfois demandé pourquoi employer le terme « néo-libéral » et exactement ce qu’il signifie. Il peut se comprendre très simplement, en remarquant qu’un néo-libéral est à un libéral authentique ce qu’un néo-conservateur est à un conservateur authentique : son exact opposé, assorti d’une usurpation visant à récupérer la noblesse d’une tradition qu’ils ne posséderont jamais. Néo-libéraux et néo-conservateurs veulent nous engager dans leurs grandioses visions du monde, leurs projets de refonte globale du paysage géo-politique ou économique dans de triomphales marches de l’histoire, écrasant au passage tout contestataire comme étant un arriéré. Je pense dans ces cas-là à la douce mais ferme expression de Karl Popper, authentique libéral et vrai conservateur, et à l’une de ses leçons : être conservateur, c’est avant tout montrer de l’humilité face au réel, c’est ne jamais prétendre se l’accaparer, et admettre ainsi la grande part d’empirisme dans tous nos progrès. Comme nous en sommes loin actuellement, chacun tenant des positions d’une intolérance totale, et en rejetant la responsabilité sur l’autre camp.

Cet affrontement prend souvent une forme très reconnaissable : la dialectique des « aigris » contre les « révolutionnaires ». Ceux qui défendent un intérêt en place et un ordre social existant présenteront toujours ceux qui le contestent comme des « aigris » ou « ratés », dont la motivation véritable est une vengeance à n’avoir pas été suffisamment reconnu par la société. Ceux qui contestent cet ordre se présenteront eux-mêmes comme de courageux révolutionnaires ou résistants, affrontant un ordre inique. Le problème est que cette dialectique reste la même dans les deux cas de figure : selon que l’un ou l’autre camp est légitime. Longtemps de pseudo-révolutionnaires ont masqué le ratage de leur propre vie par une prétendue contestation, démolissant ou accusant la complexité des institutions démocratiques, souvent sous la forme de théories du complot. Dans ce cas, ce sont les tenants de l’ordre existant qui sont légitimes. Mais la même dialectique avait cours par exemple dans le cas du régime de Vichy. Les collaborateurs portraituraient les résistants en aigris, dont l’action était uniquement motivée par le fait qu’ils avaient raté le train de l’atteinte des cercles du pouvoir. Dans un tel cas, c’est cette fois le choix de la désobéissance civile qui était légitime. Extérieurement, la dialectique des « aigris » contre les « résistants » est une situation indécidable : l’observation des postures des deux protagonistes ne permet pas de trancher, seul un troisième élément extérieur d’observation de la société en question permet d’objectiver si nous nous trouvons dans le cas de révolutionnaires de salons ou d’un exercice légitime de la désobéissance civile.

La grande difficulté du monde actuel, est que nous nous trouvons dans une situation où cette ambiguïté de la dialectique des « aigris » contre les « révolutionnaires » n’est pas noire ou blanche, comme elle pouvait l’être à d’autres époques. Une partie de notre société vit sur le précieux héritage de la constitution des démocraties civilisées, qu’il faut défendre par une adhésion à l’ordre social qu’elle a mis en place. Une autre partie connaît une dérive inquiétante : vivant à crédit de l’héritage démocratique, nous connaissons un règne d’usurpateurs et de faussaires aux leviers économiques et politiques de décision, les stratégies gagnantes de la société favorisant de façon croissante le profil psychologique du pervers narcissique au détriment du vrai dirigeant. Les lecteurs de mes livres « L’orque » ou « Le portrait de l’homme moderne » savent à quoi cette dérive est due : la complexité des organisations, et plus précisément l’emploi de l’organisation matricielle en entreprise, a ouvert la possibilité d’un détournement de celle-ci pour avantager des profils peu scrupuleux passant leur temps en appropriation du mérite d’autrui. L’émergence récente des pervers narcissiques aux leviers de décision est un phénomène maintenant couramment analysé dans nombre de revues de management anglo-saxonnes, qui se sont inquiétées de ce dérapage de la méritocratie : le fameux « Snakes in Suits » publié en 2006 avait ouvert la voie. Il faut donc se frayer une voie étroite, en rejetant les discours démagogiques dont le complotisme est une forme extrême, mais ne montrer aucune complaisance envers les formes dévoyées de la démocratie que sont le clientélisme, le règne des usurpateurs à l’ego boursouflé, les différentes formes de vol en bande organisée. De Platon à Tocqueville, nous savons que la démocratie est un équilibre fragile, et que les voies permettant de la pervertir sont multiples et redoutables, nécessitant une vigilance constante.

Nous payons une « disneylandisation » du paysage intellectuel français, à présent limité à l’identification des « bons » et des « méchants ». Les théoriciens du complot comme ceux qui les ont engendrés par leur goût du pouvoir et leur dévoiement continuent ainsi de se disputer vainement sur ce champ de ruines. La démocratie est un fragile équilibre qui évite ces deux écueils. Ni démagogie aveugle, ni cynisme irresponsable, elle tente de voir clair dans les différents jeux d’influence des sociétés humaines, sans idéalisme car elle sait que seul un équilibre des pouvoirs rend la société vivable, non une hypothétique vertu. Si les complotistes sont pitoyables, ceux qui ont anesthésié toute forme de critique sociale pour faire perdurer des modes de fonctionnement de plus en plus iniques sont encore plus condamnables, car ils sont ceux qui sont censés montrer l’exemple.


5.    Une responsabilité accrue dans l’exercice du pouvoir


« Le pire ennemi de la connaissance n’est pas l’ignorance, mais l’illusion de la connaissance ». Il y a donc pire que l’ignorance crasse des complotistes, ce sont ceux qui se contentent de stigmatiser seulement cette partie sans l’équilibrer par une critique légitime de la société.

Cette forme de stupidité là est plus redoutable que celle des complotistes, parce qu’elle se pense intelligente. Elle ne voit pas son propre narcissisme qui consiste à s’auto-décerner le beau rôle, à être aveugle aux dogmes et aux intégrismes croissants qu’elle observe a contrario des héritages dont elle se prétend issu,  à ne montrer aucune empathie à des souffrances réelles, à se penser au-dessus des lois dans le détournement constant qu’elle fait du bien public et de la valeur des autres. Il ne faut montrer aucune complaisance vis-à-vis du complotisme, notamment le réfuter pied à pied lorsqu’il appelle à la haine et la destruction dirigées contre des boucs émissaires. Mais qui ne voit pas la trahison des élites sans vision et sans classe comme le compagnon maudit du complotiste a lui-même bien peu de vision, à moins qu’il ne veuille pas la voir.

La complexité de notre monde aurait nécessité une responsabilité accrue des élites dirigeantes dans l’exercice du pouvoir. Mais là où l’excellence aurait dû être en proportion, nous n’avons vu au contraire émerger que ceux qui ont détourné le complexe pour se créer des opportunités d’usages dévoyés. « Je n’aime pas les gens qui rendent l’eau trouble pour faire croire qu’elle est profonde » disait Confucius. Ceux qui ont passé leur temps à pêcher en eau trouble ne doivent pas être surpris que les esprits faibles finissent par y imaginer des monstres, alors que la dénonciation de la boue aurait été suffisante. Mais ceux qui sont censés avoir l’esprit pour le comprendre portent une responsabilité plus lourde que les esprits crédules, pour ne pas avoir agi en conséquence.


Si je crois aujourd’hui aux communautés de l’Orque, c’est parce que la bassesse de l’affrontement entre des élites dévoyées et leurs prétendus adversaires haineux et aigris a chuté à des niveaux qui me semblent irrattrapables dans la seule action politique. Pour y voir clair et retrouver des capacités d’action, il faut sortir de ce jeu social malsain, et en proposer un tout autre en contre-exemple. Tout est affaire une fois encore de contre-pouvoir. Le jeu malsain s’est développé comme un organisme vivant, selon les lois de l’intelligence collective. Seul un contre-organisme vivant possédera la vigueur de s’y opposer : les lois ou les actions revendicatrices auront toujours un temps de retard, tandis que la valeur de l’exemple permet de croître en symbiose de ce que l’on veut combattre.

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